Gérard Guégan : nostalgie d’une époque où le monde des lettres était bien plus marrant

Gérard Guégan : nostalgie d’une époque où le monde des lettres était bien plus marrant

En exergue du Chant des livres (Grasset), Gérard Guégan a copié ces deux phrases imparables de La Fontaine : “Les longs ouvrages me font peur. / Loin d’épuiser une matière, / On n’en doit prendre que la fleur.” Alors que les pavés assommants de la prochaine rentrée s’entassent déjà sur les bureaux des critiques littéraires, cet essai ciselé de seulement 135 pages procure un vrai réconfort : il se siffle en une soirée, comme on déguste avec délectation un excellent whisky.

Né à Marseille en 1940, Gérard Guégan n’a rien d’un héritier : une mère brodeuse à domicile, un père chômeur communiste et un oncle, Marius, “turfiste léniniste”. On lui glisse rarement un livre entre les mains. Autodidacte, il se passionne très tôt pour le personnage de Julien Sorel, son “maître à rêver du moment”, ainsi que pour Rimbaud. Etre originaire de la même ville qu’André Suarès et Antonin Artaud prédispose-t-il à être une tête brûlée ? Le poète en herbe n’hésite pas à “donner du poing” quand les militants de Jeune Nation viennent “casser du coco” à la sortie de son lycée. Bien que bagarreur et insolent, il est retenu par un professeur pour aller visiter Giono à Manosque. Pipe au bec, l’auteur du Hussard sur le toit s’amuse de “la langue bien pendue” du jeune homme, lui donne un conseil (mentir au maximum) et lui offre un livre (Refus d’obéissance). Voici Guégan armé pour une vie où, à la fois comme éditeur et comme auteur, il ne cessera de ruer dans les brancards…

Le Chant des livres est une sorte de best of de choses vues et de propos entendus par Guégan au cours de ses aventures à Paris et ailleurs – à 84 ans, il est désormais installé à Nîmes, ville de naissance de Jean Paulhan, qui, en 1964, l’avait invité à ne pas trop se prendre pour Rimbaud. “N’imitez que ce que vous croyez détester”, lui avait dit le maître de La NRF. Ici, Guégan ne se fait pas voyant : il se contente de retranscrire, tantôt avec espièglerie, tantôt avec mélancolie, quelques scènes marquantes. Le voici avec son copain marseillais Jean-Jacques Schuhl se moquant du Grand Meaulnes. Le voilà face à Henry Miller qui lui déclare : “En somme, vous cherchez à me faire dire ce qu’est un romancier ? Eh bien, c’est un éboueur. Et, s’il ne l’est pas, c’est un escroc… Pourquoi un éboueur ? Mais parce que le romancier, le vrai, va chercher ses sujets dans les poubelles. Même chose pour le style ! Réfléchissez, c’est dans ce que l’humanité jette et rejette que se dissimule le secret de ce qu’on appelle la vie. Et c’est cette musique du refoulement et de l’effroi que l’écrivain-éboueur rend visible.”

“Si l’on veut survivre, il faut se planquer”

Quelques pages plus loin, on est en 1976, et Guégan casse la croûte avec quelqu’un qui s’est rarement pris pour un éboueur : Philippe Sollers. Au moment de l’armagnac, Guégan enjoint Sollers à découvrir Bukowski et à relire Hemingway. Ces deux-là n’allaient pas de pair. Guégan rapporte ensuite ces propos croustillants de “Buk” : “Hemingway, il trichait sur tout. Quand il partait en balade sur le front, il y restait juste le temps d’y prendre la pose pour le photographe. Puis, fissa, il rentrait se calfeutrer dans son palace. Où qu’il se rendît, une caisse de bouteilles de champagne le suivait. Peut-être avait-il flingué des animaux en Afrique, mais en Espagne ou dans les Ardennes, il n’a dû appuyer sur la détente que par erreur… Ça vous défrise, hein, le Frenchie ? Mais les écrivains qui tartinent sur le courage sont des lâches. Réfléchissez, il faut survivre pour pouvoir taper sur le clavier de sa machine. Et si l’on veut survivre, il faut se planquer.”

Les auteurs américains aimaient visiblement bien dire à Guégan de “réfléchir”… Lui passait une grande partie de ses journées à s’amuser, en bavardant avec l’ex-taulard Alphonse Boudard, et même en interviewant Florence Delay. Page 100, on apprend que Jean-Pierre Martinet avait voulu adapter L’Idiot, avec Georges Perec dans le rôle du prince Mychkine. Martinet dont Guégan avait publié le roman Jérôme en 1978 : “Les critiques littéraires en titre se détournèrent pour la plupart de ce livre. Des insultes s’échangèrent, les mauvaises manières abondèrent, les gifles aussi, mais nous perdîmes la bataille.” Quand il trinquait avec Michel Mohrt, ce dernier brocardait le pénible Faulkner et lui faisait l’éloge de Kerouac, qui “riait à tout propos, ne pontifiait pas”. Tout n’était peut-être pas mieux avant, mais le monde des lettres, lui, était assurément plus marrant du temps de Gérard Guégan.

Le Chant des livres, par Gérard Guégan. Grasset, 135 p., 16 €.

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