Jérôme Garcin, son souvenir des JO : la grâce du couple Pierre Durand/Jappeloup au saut d’obstacles

Jérôme Garcin, son souvenir des JO : la grâce du couple Pierre Durand/Jappeloup au saut d’obstacles

Je me souviens d’un instant de grâce. 89,69 secondes égrenées entre terre et ciel. A peine une minute et demie de beauté volée. L’impalpable légèreté de l’être. Un elfe, en apesanteur.

Le 2 octobre 1988, au cœur vibrant du parc équestre de Séoul, à Kwachon, où 10 000 spectateurs retiennent leur souffle, et dans un immense silence, à peine troublé par le cliquètement des mors de bride, le froufrou des sabots sur l’herbe sèche et d’enfantins soupirs de naseaux, le spectacle tient moins de l’équitation que de la chorégraphie épurée, de la calligraphie asiatique et de la gymnastique artistique.

Ce jour-là̀, sur Jappeloup, son petit cheval bai brun foncé, Pierre Durand, veste bleu marine à col rouge vif, entre sur la piste, exécute un bref reculer pour s’assurer que sa monture est bien aux ordres, et puis s’élance au galop. Un galop chaloupé, dansant, mutin, un galop en avant, calme et droit. Comme pour une promenade de santé dans le doux automne sud-coréen. Sans se presser, le couple, qui sera même sanctionné à l’arrivée d’une infime pénalité pour temps dépassé, va franchir 13 obstacles monumentaux aux couleurs fluorescentes, dont un triple complexe et un double oxer sur bidet, avec un naturel confondant, sans exprimer, croit-on, le moindre effort.

Qu’importe si certains verticaux dépassent le 1m60 et les oxers mesurent 2 mètres de large, Jappeloup, qui ne paie pas de mine avec son 1m58 au garrot, les enjambe comme s’il se jouait d’eux, frôlant parfois les barres, mais ne les faisant jamais tomber. Un cabri noir au planer. Sur son dos, un cavalier exceptionnel, qui ne pèse pas, tient haut ses rênes à la manière d’un harpiste et accompagne d’une main légère son cheval, auquel il semble rendre, malgré le double mors de bride, sa liberté originelle et l’exultation des grands herbages. Jappeloup, 13 ans, et Pierre Durand, 33 ans, forment ce jour-là un centaure invincible. Il ne court pas, il vole.

Au terme d’un parcours à lignes droites et courbes onctueuses de 770 mètres, il remporte, quelques heures avant la clôture des Jeux de la XXIVe Olympiade de l’ère moderne, la médaille d’or que la France n’avait pas obtenue en saut d’obstacles depuis la victoire, vingt‐quatre ans plus tôt, à Tokyo, de Pierre Jonquères d’Oriola sur Lutteur B. Après avoir franchi l’ultime vertical, debout sur les étriers, Pierre Durand enlève et tend sa bombe en l’air pour saluer le public au galop, et puis retombe dans un pas alangui, flatte l’encolure brillante de son champion et consent enfin à mettre pied à terre, comme s’il s’arrachait, contre son gré, à un rêve merveilleux. “Le plus beau moment, explique‐t‐il, c’est quand on franchit la ligne d’arrivée. Tant qu’on est encore à cheval, quelques secondes… Après, la joie ne vous appartient plus à vous tout seul.”

Rien ne destinait pourtant, malgré des pronostics flatteurs et persistants, ce cavalier et ce cheval girondins au sacre mondial. Contrairement aux autres concurrents, tous des professionnels blanchis sous le harnais et sur la selle, dont l’Américain médaillé d’argent Greg Best et l’Allemand médaillé de bronze Karsten Huck, Pierre Durand était un amateur. Il ne voulait pas faire de sa passion un métier. L’équitation devait rester une grande aventure, et non pas une spécialité ; une épopée, pas une situation. La carrière, oui, pourvu qu’elle fût sablée et en plein air. Quelque part, pour la famille Durand, du côté de Saint‐Seurin‐sur‐l’Isle (Nouvelle‐Aquitaine), où les sols sont argileux, le climat est de type océanique altéré et l’herbe, riche. Il s’était d’ailleurs mis, pour concourir aux JO, en réserve de sa charge d’administrateur judiciaire ; ainsi vit‐on, pour la première fois dans le monde équestre, un syndic de faillite devenir un gérant du succès.

Contrairement à son cavalier au patronyme si banal et si répandu (son homonyme, le général Pierre Durand, fut l’écuyer en chef du Cadre noir de Saumur de 1975 à̀ 1984), Jappeloup de Luze était doté d’une particule tardive, due à un sponsor, un peu ronflante. Mais ni les origines ni la morphologie de ce hongre craintif ne le prédisposaient à la gloire de Séoul. Outre sa petite taille (il n’avait que huit centimètres de plus qu’un double poney), son physique le rendait assez commun, ses allures étaient plutôt ternes, et son équilibre avait quelque chose de dégingandé. Au pré, on ne le remarquait pas. Mais dès qu’il était monté, entrepris et rassemblé, Jappeloup prenait alors des airs princiers.

C’est que le défi le stimulait et le métamorphosait, comme aux Championnats d’Europe, à Saint‐Gall, où, en 1987, face à des adversaires toisant fièrement le 1m75 au garrot, il gagna l’or avec des manières, une souplesse et une élégance qu’on ne lui devinait pas. Car il était mal né. Fils d’un trotteur français (cheval au cœur immense, mais aux sauts tristounets) et d’une pur‐sang anglaise (une race de course qui préfère l’horizontalité à la verticalité, la chevauchée à l’envolée), Jappeloup le bâtard était en plus un garçon indiscipliné. Et imprévisible. Capable, par caprice et par peur, de refuser un obstacle au dernier moment. Ainsi, aux Jeux olympiques de Los Angeles, en 1984, il s’arrêta net au pied d’un oxer, qui ne lui revenait pas ou l’inquiétait, et envoya Pierre Durand volplaner de l’autre côté des barres. Ce jour-là, Jappeloup rejoignit son box au grand galop, avec force coups de cul, tandis que son cavalier, penaud, traversa la piste à pied, en tenant à la main le filet et la bride de l’animal fougueux qui avait été l’instrument de son humiliation en mondovision.

Et pourtant, la complicité exclusive, magique, inexplicable, du cavalier amateur et de son cheval fantasque allait faire des miracles. Preuve que, dans ce sport, seule l’union fait la force. […]

Tiré de Je me souviens de… la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives), dirigé par Benoît Heimermann. Seuil, 226 p., 19,90 €.

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