Douze millions d’élèves ont fait hier leur rentrée scolaire. Parmi eux, beaucoup ne suivront jamais une seule heure de cours d’économie de leur vie. Une aberration contre laquelle s’élèvent les deux auteurs de On parie que vous allez aimer l’économie ! (Ellipses). Anthony Benhamou est économiste au Medef et maître de conférences à Sciences Po Paris. Pour cette deuxième édition, il s’est associé à Marc-Olivier Strauss-Kahn, ancien économiste à la Banque de France dont il est aujourd’hui directeur général honoraire. Il enseigne la matière à l’ESCP, l’Essec et Sciences Po Paris.
En couverture de leur ouvrage, en librairie depuis ce mardi 3 septembre, deux symboles forts : un faucon et une colombe, allégories des visions divergentes qui traversent la science économique, entre les tenants de la rigueur et les partisans d’une politique de soutien à la croissance. D’autres voies sont possibles : la présidente de la Banque centrale européenne Christine Lagarde, dans la préface de ce livre, dit préférer la “position intermédiaire” de la chouette. Sagesse et esprit de compromis. De quoi inspirer nos responsables politiques ?
L’Express : Le point de départ de votre livre, mis en évidence dès la préface de Christine Lagarde, est l’insuffisante culture économique des Français. Cette carence est-elle propre à notre pays ?
Marc-Olivier Strauss-Kahn : Non, c’est malheureusement assez général mais certains pays sont malgré tout meilleurs. Cet écart s’explique notamment par la variété des systèmes éducatifs.
Anthony Benhamou : Prenons les étudiants. Aujourd’hui, on peut ne pas suivre de cours d’économie de toute sa scolarité, c’est assez incroyable. Alors que demain chacun peut être confronté à l’inflation, acheter un bien immobilier… En réalité, tout le monde fait de l’économie, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir. Ceux qui le savent se comportent au quotidien comme des économistes, c’est-à-dire qu’ils essayent d’optimiser leurs choix, en matière de ressources, de temps, etc. Et puis il y a tous les autres, qui n’ont pas les bases de l’économie et peuvent commettre plus d’erreurs dans leur vie de tous les jours, dans leurs décisions.
Ce livre est la deuxième édition de votre ouvrage publié en 2019. Quelles nouveautés y avez-vous apportées ?
A.B. : D’abord, j’ai cette fois un coauteur, en la personne de Marc-Olivier Strauss-Kahn, ce qui nous a permis d’aller beaucoup plus loin qu’une simple mise à jour. Nous sommes revenus sur beaucoup d’éléments qui ne sont plus vrais aujourd’hui, car entre 2019 et 2024, le monde a totalement changé, après une succession de chocs : la crise sanitaire, la crise des approvisionnements, la crise énergétique, l’inflation, la guerre en Europe continentale… Donc beaucoup de résultats de théories économiques qui nous semblaient acquis en 2019 ne le sont plus. Nous avons aussi ajouté des chapitres pour aborder de nouvelles problématiques comme le changement climatique, les monnaies numériques ou encore l’intelligence artificielle.
M.O. S.-K. : Écrire ce livre à deux a permis un débat, d’autant que nous ne portons pas toujours les mêmes idées. Il n’y a pas une seule vision sur l’économie, il y a des pensées économiques. Cela nous a permis d’affûter les arguments, de prendre en compte les contre-arguments. Le livre démarre doucement, par le B.A.-BA : qu’est-ce que le PIB ? Qu’est-ce que l’inflation ? A la fin, nous abordons des sujets qui peuvent faire peur et qu’il convient de démythifier. Notre slogan est : “illustrer, simplifier, expliquer. Et si possible avec un ton décalé”.
A. B. : Cette volonté de débattre apparaît d’ailleurs dès la couverture, qui représente un faucon et une colombe, dans une même voiture, chacun devant un volant. Parfois l’un de nous est le strict faucon, parfois il est l’arrangeante colombe, cela dépend des moments et des sujets. Ce que l’on veut montrer, c’est que le faucon et la colombe n’ont pas toujours la même vision de l’économie, mais ils font le même voyage, dans le même pays. En fonction de la direction qui sera prise, l’économie ira dans un chemin ou un autre.
Cela soulève un point important, à savoir que l’économie n’est pas une science exacte. Plusieurs opinions peuvent coexister, dont on peut déduire des politiques économiques différentes.
A.B. : Ce qu’il y a de drôle avec l’économie, c’est qu’on peut affirmer à peu près tout et son contraire sans jamais se tromper ! En fait, tout dépend des hypothèses que l’on pose en amont. C’est une science humaine, mais c’est surtout une boîte à outils. Il faut aller piocher dans des raisonnements économiques, des modèles, pour aider à la décision individuelle. Contrairement à la physique ou aux mathématiques qui, elles, sont des sciences exactes, l’économie n’a pas de laboratoire pour tester ses idées.
M.O. S.-K. : Il n’y a effectivement pas de laboratoire, mais certains acteurs économiques ont clairement fait des erreurs. Ainsi Liz Truss au Royaume-Uni il y a deux ans, ou les choix de politique monétaire imposés à la Turquie jusqu’à il y a peu. On s’appuie beaucoup sur l’histoire. Chacun d’entre nous doit devenir acteur, en étant mieux informé, pour contribuer à un meilleur fonctionnement de l’économie. Cela doit nous emmener dans une boucle vertueuse : meilleure connaissance des mécanismes, meilleure confiance dans les prises de décisions et donc meilleure anticipation. C’est particulièrement vrai en matière d’inflation, un choc qui a beaucoup affecté les Français récemment.
Justement, la version 2024 de ce chapitre sur l’inflation diffère sensiblement de l’édition de 2019.
A. B. : Quand j’avais écrit le premier livre en 2019, nous vivions dans un monde où l’idée générale était que l’inflation avait disparu. Le taux d’inflation de la zone euro entre 2000 et 2019 n’était pas du tout à la cible des 2 %, il était bien inférieur. Les Banques centrales ont remué ciel et terre pour retrouver un monde d’inflation, de peur que l’on se retrouve en déflation, c’est-à-dire avec une diminution auto-entretenue des prix bas. Ce n’est plus le cas. Et cela remet en cause tout le modèle de la courbe de Phillips et les conclusions que l’on peut en tirer. Ce modèle portant sur les arbitrages chômage/inflation [NDLR : quand le taux de chômage est faible, les salaires, donc les prix, montent, et inversement] est intéressant, encore faut-il que l’inflation ait comme origine des raisons monétaires. Or, aux Etats-Unis, elle a été largement alimentée par la demande, encouragée par les chèques versés directement aux ménages américains. En Europe, elle a plutôt résulté de chocs sur les prix des matières premières, qu’elles soient alimentaires, énergétiques ou industrielles.
Le climat et l’intelligence artificielle viennent aussi bouleverser ce que l’on prenait pour acquis ?
M.O. S.-K. : Oui, ce sont deux transitions complexes. S’agissant du climat, il y a débat : est-ce que l’on s’oriente vers moins de croissance, donc moins d’inflation ? Ou au contraire, l’importance des investissements nécessaires va-t-elle renchérir les coûts ? S’ajoute la transition numérique, qui comprend l’intelligence artificielle. Logiquement, elle pourrait permettre de réduire les coûts. Mais l’Europe et la France ne sont pas très bien placées par rapport aux Etats-Unis et à la Chine. Des oligopoles pourraient s’arroger un pouvoir tel qu’ils seraient en mesure d’imposer des prix élevés. Faire face à ces deux transitions en même temps, c’est un vrai défi.
En plus de votre ouvrage, quelles actions menez-vous pour éveiller les Français à l’économie ?
A. B. : J’ai fondé une association, Agir pour l’Education économique des enfants (Agir 3E) : depuis 2022, nous intervenons dans des écoles primaires auprès des CM1/CM2, avec des séances sur la monnaie, la formation des prix, en abordant les notions de rareté, d’utilité, de marges. Ce sont nous, les économistes, qui entrons dans le monde des enfants, pas l’inverse. Par exemple, je leur présente l’image d’une bouteille d’eau et d’une carte Pokémon, la première édition de la carte Dracaufeu, et je leur demande : “D’après vous, lequel de ces objets est le plus cher ?”. Tous les enfants répondent en chœur, “la carte Pokémon”, effectivement adjugée à 400 000 euros dans une vente aux enchères.
Ensuite, on projette une image de bouteille d’eau dans un désert aride. Ils comprennent tout de suite que tout ce dont ils ont besoin dans un désert, quand ils sont assoiffés, c’est de boire de l’eau et qu’ils sont prêts à donner leur carte Pokémon pour avoir cette bouteille. Voilà une façon de leur expliquer la rareté et l’utilité, avec un exemple tout simple. On fait de même avec d’autres notions de l’économie. En plus de quelques écoles à Paris et en banlieue parisienne, nous développons notre action dans le nord de la France, à Douai, Maubeuge ou Somain.
M.O. S.-K. : Dans les collèges, il existe aussi un “Passeport Educfi” créé par la Banque de France, et qui va se généraliser. Citons également la Cité de l’Economie, dont j’ai supervisé le projet à Paris, et son site Internet (citeco.fr) qui présente la matière de façon ludique, avec des vidéos décalées qui marchent très bien sur TikTok !
Par ailleurs, du 5 au 7 novembre, Anthony et moi-même allons participer aux Journées de l’Economie, à Lyon, qui attirent environ 15 000 personnes de tous âges. En ligne, l’audience monte à 50 000 spectateurs qui suivent les conférences de grands noms de l’économie, dont des prix Nobel, mais aussi d’enseignants comme nous… Il faut qu’il y ait débat, pour que le discours ne se réduise pas à des simplifications démagogiques. Renforcer les connaissances économiques de certains hommes et femmes politiques ne ferait d’ailleurs pas de mal…
Pouvoir d’achat, finances publiques, retraites… L’économie a occupé une large place dans les programmes des dernières campagnes électorales. Cela vous a-t-il surpris ?
A. B. : En fait, depuis les années 1990, et le fameux “It’s the economy stupid” de l’époque Clinton, les campagnes électorales sont souvent axées sur l’économie. Parce que ce qui intéresse le citoyen, c’est combien il aura à la fin du mois, ce qu’il va pouvoir consommer…
M.O. S.-K. : Les débats économiques sont nécessaires, y compris hors période électorale. S’agissant des réformes du marché du travail, toutes les discussions ont tourné autour de la sécurité versus la flexibilité. Les termes de ces échanges n’étaient pas toujours bien posés, ni bien informés. J’ajouterai que leur dimension était trop franco-française. Parce que nous sommes dans un monde globalisé, nous dépendons les uns des autres.
Certains partis, soutenus par des économistes, espèrent abroger la toute récente réforme des retraites. Quel est votre sentiment ?
A. B. : Il y a du dogme et de l’idéologie partout, chez les politiques comme chez les économistes. En revanche, il y a une science qui ne ment pas, c’est la démographie. Une façon d’expliquer la réforme des retraites, ou sa nécessité, c’est peut-être de faire plus de pédagogie non pas sur une question d’âge ou d’annuités, mais en posant le problème simplement : voilà la démographie aujourd’hui et dans X années, et voilà les chemins possibles. Il faut essayer de dépassionner le débat en s’appuyant moins sur les dogmes et davantage sur la réalité.
M.O. S.-K. : Est-ce qu’une réforme était nécessaire ? Vraisemblablement. Était-ce la meilleure ? Pas nécessairement, il y avait des alternatives. Est-ce la dernière ? Sûrement pas, compte tenu de la démographie. Quand il y a des enjeux qui touchent les individus, les ménages, de façon très forte dans leur façon de vivre, dans leurs finances, on est obligé de tâtonner. En même temps, comme l’économie n’est pas une science dure, certaines erreurs sont inévitables.
Ainsi, pendant la pandémie, on a probablement été trop loin dans la fourniture de liquidités à l’économie, et cela a contribué à l’inflation. A un moment, il faut y mettre fin, voire retirer une partie de cette liquidité excessive. Dans le livre, nous tordons ainsi le cou à l’idée de l’annulation de la dette d’Etat détenue par la Banque centrale, non seulement parce que ça remettrait en cause la confiance qu’on peut avoir dans les contrats. Mais aussi parce que, dans cette hypothèse, on n’aurait pas pu reprendre la liquidité qui a été fournie en excès.
Le président du Medef Patrick Martin a fait part de son souhait de former un “front économique”, pour que les entreprises pèsent davantage dans le débat politique. Anthony Benhamou, vous êtes économiste au sein du Medef. Allez-vous contribuer à cette initiative ?
A.B. : Oui, bien sûr. L’idée est de pouvoir poser un constat partagé par de nombreuses forces économiques de la nation. Ensuite, il sera plus simple de réfléchir sur les moyens d’action, avec les bonnes données.