Antisionisme à l’ENS : des anciens élèves appellent à “rompre le silence”

Antisionisme à l’ENS : des anciens élèves appellent à “rompre le silence”

L’École normale supérieure de la rue d’Ulm est l’école de l’engagement : de Lucien Herr et Charles Péguy à Simone Weil et Jean Cavaillès, de très nombreux intellectuels ont été formés par l’école et l’ont façonnée en retour, en alliant le savoir et l’engagement. Raymond Aron n’est pas seulement le nom d’une salle du 45 rue d’Ulm – salle dont la porte a été recouverte d’affiches “Student Intifada” et dont les murs ont été tagués du slogan “Palestine vaincra” : un lieu abandonné, telle la part du feu, à la radicalité idéologique, où il est devenu impossible de réfléchir et de travailler.

L’engagement de normaliens pour la Palestine ne nous surprend pas : les jeunes intellectuels se sont toujours mobilisés pour les causes qu’ils estimaient justes – et c’est heureux. Nous constatons cependant que des activistes de cette cause prétendent aujourd’hui l’imposer à l’École, de bonne foi ou non, comme une position morale : ils ne font en réalité que relayer les discours idéologiques et les indignations sélectives d’une propagande extrémiste. Quoi que l’on pense du gouvernement israélien, l’illusion vertueuse est mauvaise conseillère en politique. Il n’y a pas d’engagement sans responsabilité et aucune cause, si charitable et douloureuse soit-elle, ne saurait excuser l’aveuglement ni légitimer l’incitation à la haine et à la violence.

Des élèves s’inquiètent de l’atmosphère qui règne rue d’Ulm, certains quittent l’internat où ils ne se sentent plus en sécurité, d’autres témoignent d’une montée régulière de l’antisémitisme sous couvert d’antisionisme. Ils se taisent car ils subissent l’intimidation, ils s’excluent eux-mêmes de la communauté qu’ils avaient été fiers de rejoindre. Nous leur affirmons que nous les croyons, que nous les soutenons et qu’ils n’ont pas à avoir “honte d’être normaliens” parce que ce n’est pas à eux de rougir. Nous refusons de les voir partir en silence.

Le goût de la vérité

Il faut tirer la leçon des récents événements, car ce qui est en jeu concerne toutes les personnes attachées à l’école, bien au-delà des clivages politiques et des appartenances communautaires. La direction de l’ENS aurait bien tort de réduire le problème, comme le font certains médias, au “ressenti de quelques étudiants juifs” ou à une sensibilité politique : la libération de la parole antisémite est un fait objectif que chacun peut constater et que tout le monde devrait trouver intolérable.

L’engagement des normaliens pendant l’affaire Dreyfus était justifié par leur amour de la vérité. Où est le goût de la vérité aujourd’hui quand les mots “colonisation” et “génocide” deviennent des slogans déshistoricisés ? Quand la situation de la Palestine est amalgamée, par des discours, des affiches et des drapeaux, à celle de l’Algérie coloniale et de la Nouvelle-Calédonie d’aujourd’hui, dans une forme d’ivresse idéologique confusionniste ? Aucune mobilisation à l’ENS ne devrait pouvoir s’affranchir de la prise en compte rationnelle des faits dans une perspective critique.

L’occupation de la cour d’honneur du 45, rue d’Ulm n’a été qu’un épisode, visible et médiatisé, mais une propagande tapageuse avait préparé le terrain très en amont, et elle se maintient depuis lors sous d’autres formes, notamment en salle Aron : la simple évacuation du campement n’a rien réglé. Il existe un continuum entre, d’une part, des manifestations “scientifiques”, plus ou moins militantes, comme le séminaire hebdomadaire sur la Palestine hébergé et financé par l’école dont plusieurs invités sont des activistes en faveur du boycott d’Israël, et, d’autre part, l’exaltation antisioniste au moment de l’occupation.

Les appels à la haine et à la violence du collectif “ENS Ulm en lutte” s’appuient sur l’autorité d’intellectuels invités à l’ENS, que ce soit Judith Butler qui a salué l’attaque terroriste du 7 octobre 2023 comme “un acte de résistance”, ou bien Ghassan Hage qui a donné une conférence à l’ENS en décembre et selon lequel “le pseudo ‘anti-antisémitisme’ allemand et la pseudo ‘laïcité’ française ont en commun d’ennoblir les différentes variétés du racisme antimusulman européen”.

La direction de l’école a donc sa part de responsabilité : en montrant son ouverture à la discussion avec des étudiants pourtant extrémistes, elle a institutionnalisé la contestation radicalement antisioniste qu’elle croyait endiguer. Ces signes de faiblesse ont été perçus comme un encouragement par les militants ; un porte-parole de l’occupation de l’ENS déclarait à la télévision d’État turque : “on a la chance d’avoir une direction qui peut être à certains égards relativement à l’écoute”.

Selon le média Révolution permanente, “l’occupation a permis aux étudiants et travailleurs de la fac [c’est-à-dire de l’ENS] d’en faire un lieu politique, en donnant la parole à différentes organisations et associations au premier plan dans le mouvement contre l’État d’Israël aujourd’hui, comme Samidoun…”. La situation décrite constitue une grave atteinte au Code de l’éducation, selon lequel le service public de l’enseignement supérieur est indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique et tend à l’objectivité du savoir (art. L. 141-6), et la liberté d’expression des usagers de ce service public doit s’exercer dans des conditions qui ne portent pas atteinte aux activités d’enseignement et de recherche et qui ne troublent pas l’ordre public (art. L. 811-1).

Tracts de Samidoun

Dans une ordonnance du 7 mars 2011, le Conseil d’État estimait que l’interdiction de réunions publiques du collectif “Palestine ENS” dans les locaux de l’École était pleinement justifiée, et qu’il revenait au directeur de l’établissement le soin de définir et de contrôler les conditions dans lesquelles ses locaux sont utilisés par les étudiants. Le juge des référés du Conseil d’État déduisait des articles cités du code de l’éducation que l’ENS, comme tout établissement d’enseignement supérieur, doit veiller à l’exercice des libertés d’expression et de réunion des usagers du service public de l’enseignement supérieur et au maintien de l’ordre dans ses locaux, comme à l’indépendance intellectuelle et scientifique de l’établissement, dans une perspective d’expression du pluralisme des opinions.

Au lieu de s’appuyer sur cette ordonnance pour protéger les missions de son établissement, la direction de l’ENS n’a pas pris les mesures préventives qui auraient permis d’éviter l’occupation et l’entrisme de militants extérieurs. Sous les fenêtres de l’équipe de direction s’affichaient en guirlandes les tracts de Samidoun, organisation dont les militants étaient présents et actifs dans la cour d’honneur. Sur la version française du site Web de Samidoun, une page datée du 7 octobre 2023 célèbre les massacres de “l’héroïque résistance” et appelle à en commettre. L’apologie du terrorisme n’a pas besoin de se dissimuler pour avoir droit de cité à Ulm. Samidoun, organisation dissoute pour antisémitisme en Allemagne, fait office de filiale du Front populaire de libération de la Palestine, organisation terroriste interdite dans l’Union européenne. Samidoun appelle à vaincre l’Europe, les États-Unis et Israël à coups “de kalachnikovs, de roquettes et de balles”, dans une rhétorique qui évoque celle des assassins de Samuel Paty et de Dominique Bernard, et encourage une “intensification du caractère révolutionnaire de l’intifada mondiale des étudiants en faveur de la Palestine […] en vue d’une nouvelle phase révolutionnaire d’escalade totale”. Samidoun soutient le Hamas avec l’aide active de l’Iran, et la direction de l’ENS n’a ni empêché ni condamné l’instrumentalisation de l’École comme tribune pour cette ignoble propagande. Cette dérive engage l’école. Le silence de la direction devant l’intolérable est injustifiable. Pire, de longs communiqués rappellent qu’elle “avait exprimé à plusieurs reprises sa compréhension des motivations des étudiantes et étudiants mobilisés”, et que l’évacuation “a été une décision très difficile à prendre” !

Le 24 mai dernier, la cérémonie de remise du diplôme de l’ENS, délocalisée au Collège de France en raison de l’occupation de l’École, a été le théâtre d’un incident particulièrement grave. Saisissant l’occasion qui lui était offerte d’apporter son témoignage sur ses années de scolarité, une étudiante a prononcé un discours haineux en faveur de la “cause palestinienne”, avec drapeau à l’appui. L’assemblée a réagi bruyamment, entre acclamations favorables et huées réprobatrices. Visiblement accablée par un tel discours et par les réactions d’une partie de l’audience, l’équipe de direction n’a ni interrompu l’étudiante, ni commenté ensuite publiquement l’épisode. Elle se défend d’avoir applaudi, mais son rôle n’était-il pas de protester afin de rétablir la neutralité et la solennité de l’évènement ?

Mettre fin à l’impunité

Malgré l’occupation du 45, rue d’Ulm, malgré les menaces de mort à peine voilées, émises à travers leurs photographies tachées de sang, contre trois membres du conseil d’administration de l’ENS, la direction a simplement fait évacuer les lieux, ne croyant devoir porter plainte ni contre les occupants, ni contre les organismes responsables d’incitation à la haine et à la violence : peut-être dans un esprit de conciliation, sans doute pour éviter des remous médiatiques qui n’ont pas manqué de se produire. Il est de notre devoir de rompre le silence de la passivité et du corporatisme dans une institution qui cherche à défendre son image au détriment de la vérité et de la justice, car l’accumulation des renoncements laisse pressentir un sombre avenir.

La direction de l’ENS a brillé, depuis le 7 octobre, par sa complaisance. Quand va-t-elle se décider à adopter une ligne de conduite claire ? À ne pas laisser s’exprimer rue d’Ulm des voix qui font l’apologie du terrorisme ? À mettre fin à l’impunité de ceux qui y propagent une idéologie délétère, allant jusqu’à dresser sur les réseaux une liste de proscription antisioniste ? Les auteurs des images antisémites immondes qui ont circulé doivent être sanctionnés pour que l’École retrouve un climat de sérénité propice à l’étude et à la recherche, dans une atmosphère apaisée… et inclusive.

Les premiers signataires :

Marianne Bastid-Bruguière, Jacques-Olivier Bégot, Roland Béhar, Bérénice Benayoun, Abraham Bengio, Martine Bismut, Alain Boyer, Piero Caracciolo, Paul Carmignani, Danièle Cohn, Christophe de Voogd, Thibault Dornon, Adèle Duraffour, Magda Ericson, Louis-Olivier Fadda, Laurent Fedi, Éric Guichard, Hubert Heckmann, Emmanuelle Hénin, Brigitte Jaques-Wajeman, Bernard-Henri Lévy, Carlos Lévy, Sandrine Malem, Lucie Marignac, Claudia Moatti, Agathe Novak-Lechevalier, Marie Parmentier, Sabine Prokhoris, François Regnault, François Ratte, Pierre-André Taguieff, Claudine Tiercelin.

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