Choléra à Mayotte : nos révélations sur l’origine de l’épidémie

Choléra à Mayotte : nos révélations sur l’origine de l’épidémie

Et d’un coup, le passé a ressurgi. La France a brusquement plongé en arrière. Durant cent trente-deux ans, pas la moindre épidémie de choléra n’avait été à déplorer dans le pays. Même si des malades importent quasiment chaque année la bactérie, cela n’avait plus jamais suffi à ce qu’elle se diffuse. Jusqu’à ce qu’elle flambe subitement, en avril 2024, dans les bidonvilles de M’Tsangamouji et à Koungou, deux villes du nord de Mayotte.

Depuis, 108 cas ont été enregistrés, quasiment tous dans les zones d’habitations illégales de migrants que l’Etat tente actuellement d’éradiquer. Une femme de 62 ans vient d’en décéder, la deuxième victime après une fillette de trois ans le 8 mai. Pour retrouver pareille propagation, il faut revenir en 1892, dans la crasse des cellules d’antan. Le Vibrio cholerae avait infecté un détenu à Nanterre (Hauts-de-Seine), avant de se répandre, profitant des défauts des égouts d’alors.

L’Express s’est procuré deux analyses confidentielles rédigées par des scientifiques et remises aux autorités sanitaires. Jamais rendus publics, ces rapports désignent un coupable à cette résurgence anormale : l’absence de raccordement à l’eau dans ces abris. Une entorse au droit français, généralisée à Mayotte, département où les pressions sont nombreuses pour que les étrangers n’aient pas accès à cette ressource vitale.

L’absence de raccordement à l’eau, facteur principal

Alors que garantir l’accès à l’eau fait partie des leviers les plus importants contre cette maladie, aucun ajout n’a été fait. Du moins, pas à l’endroit des deux foyers épidémiques. Et ce, jusqu’au début du mois de mai, après que les cas ont explosé dans ces lieux. C’est ce que souligne notamment le premier document obtenu par L’Express, un rapport d’enquête sanitaire commandé par l’Agence régionale de santé (ARS), daté du 24 mai.

“Malgré le nombre élevé d’habitants et la survenue précédemment d’une épidémie de fièvre typhoïde, il n’existait pas de ressource en eau potable au cœur même du quartier”, est-il ainsi exposé dans ce compte rendu, long d’une centaine de pages. Rédigé par le Pr Renaud Piarroux, grand spécialiste français du choléra, dépêché sur place, il insiste principalement sur la situation du bidonville de Kierson, à Koungou, là où la plupart des malades ont été pris en charge.

Pour ramener de l’eau à Kierson, il faut la porter dans des bidons depuis les bornes-fontaines payantes situées en contrebas du quartier. Et marcher sur des centaines de mètres, en pente raide. Que ce soit pour boire, se laver ou même faire leurs besoins, les habitants ont donc dû se tourner vers la rivière adjacente Kirissoni, qui a donné son nom au quartier informel. Une sorte de caniveau à ciel ouvert, en bordure duquel s’entassent 5 000 personnes. C’est précisément dans ces configurations que se développe le choléra.

Des risques connus, mais ignorés

Un second document confirme ce diagnostic. Il s’agit d’une note, rédigée par Brigitte Autran, la présidente du Covars (Comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires). Remise au ministre de la Santé lui-même, Frédéric Valletoux, la semaine dernière, elle souligne, elle aussi, la nécessité de mettre en place en priorité des points d’eau. Ce qui en théorie aurait dû être fait dès février, à l’arrivée du choléra aux Comores, d’où viennent la plupart des personnes en situation irrégulière. Selon nos informations, l’exécutif a choisi de ne pas publier cette note, malgré une demande en ce sens.

Les risques étaient pourtant connus. Dès le 26 avril, Santé publique France avait publiquement demandé à “assurer et/ou maintenir a minima” des accès à l’eau. Mais à Mayotte, la question de l’eau ne fait pas l’objet d’un consensus. Elle est au cœur de polémiques qui dépassent les questions sanitaires. Bon nombre d’élus locaux rechignent à tirer des tuyaux pour les plus précaires. Selon eux, ouvrir les robinets attiserait la colère d’une partie de la population, et surtout des collectifs contestataires proches de l’extrême droite, très actifs sur l’archipel.

A commencer par les très influents Citoyens de Mayotte, qui crient haut et fort que les rampes, ces robinets temporaires parfois utilisés sur l’archipel, seraient “destinées exclusivement aux clandestins”, comme l’énonce un communiqué d’août 2023. Le collectif, qui parle des étrangers comme des “envahisseurs”, avait bloqué Mayotte au début de l’année 2024, en exigeant de les chasser. La préfecture avait dû acter, en réponse, le démantèlement de l’un des principaux camps d’immigrés du département.

L’eau, au cœur de la bataille sur l’immigration

D’après l’extrême droite locale, garantir des conduites d’eau à ces migrants, comme l’impose pourtant la loi, risquerait d’accroître les arrivées. Aussi vétuste et archaïque que soit cette plomberie, elle serait, dit-on, susceptible de générer un “appel d’air”. Ce terme est cher à Marine Le Pen, qui, de fait, caracole en tête des sondages d’opinion chaque année dans l’archipel. Pire, le raccordement priverait les citoyens français de cette ressource, rare sur l’île à cause des sécheresses et d’une mauvaise gestion – une fake news, en réalité.

Les tensions sont telles que ces branchements temporaires sont régulièrement victimes de sabotage : 81 des 174 rampes à eaux installées actuellement sur le territoire ont été récemment vandalisées. Les élus locaux, parfois menacés directement, n’hésitent plus à endosser ces restrictions aux plus précaires. Ces derniers mois, 27 rampes ont ainsi été désactivées avant même leur mise en service, à la demande des mairies elles-mêmes.

Est-ce pour ces raisons que la tuyauterie est restée insuffisante ? Contactées, ni la préfecture ni la ville de Koungou n’ont souhaité répondre. S’il est parfois difficile de faire passer l’eau jusqu’aux campements les plus escarpés, ce n’est pas le cas à Kierson. Pour Faysoili Bourani, élu de l’opposition (DVG), il n’y a donc aucun doute : “La mairie n’en voulait tout simplement pas, parce qu’elle a peur que les gens [NDLR : en situation irrégulière] s’installent durablement, et que la situation s’envenime.”

Raccorder, ou déloger ?

L’ARS Mayotte a attendu jusqu’au 21 mai pour annoncer la généralisation des rampes à eau. Elle ne les avait jamais spécifiquement mentionnées. Ni dans ses communiqués, qui demandent en revanche de renforcer le lavage des mains, ni dans son “plan de riposte”, détaillé le 21 février, au moment où les Comores entraient dans la crise. En 1999, date de la dernière grande épidémie africaine, c’était pourtant l’ajout de branchements publics qui avaient endigué le choléra dans le département, d’après les publications des épidémiologistes de l’époque. Bon nombre de ces sources ont ensuite été retirées ou laissées à l’abandon.

De passage à Paris cette semaine, Olivier Brahic, le directeur de l’institution, répond tout juste : “Je me refuse à entrer dans la polémique”. Le sujet n’est pas nouveau. L’agence, sous une précédente direction, avait déjà dû se battre pour réclamer la mise en place des “rampes à eau” d’urgence. C’était en mars 2020, quand le confinement empêchait de se déplacer aux bornes-fontaines dont dépendent 29 % de la population de l’archipel, toujours pas reliée à l’eau courante faute d’investissements publics suffisants.

Selon nos informations, des demandes de raccordements supplémentaires ont bien été faites par l’ARS auprès des maires et de la préfecture ces dernières semaines. Encore aurait-il fallu savoir se faire entendre, en pleines opérations Wuambushu, contre les habitations informelles et les camps de migrants, et Place nette XXL, contre le trafic de drogue. “Le préfet a pour priorité le maintien de l’ordre et la lutte contre l’immigration. Il faut lui tenir tête, ce qui n’est pas toujours fait”, regrette un ancien haut fonctionnaire de l’agence, excédé.

Quand la police dissuade de chercher de l’eau

Difficile dans ces conditions, d’appliquer des politiques sanitaires. D’autant plus que la “reprise en main” sécuritaire, lancée par Gérald Darmanin en avril 2023, a eu pour conséquence d’aggraver l’insalubrité. Avec l’intensification des destructions des habitations illégales – 1 000 par an – et le manque de relogement, de nombreuses familles ont quitté un emplacement en centre-ville, relié au réseau d’eau, pour une bordure de rivière. Ce fût le cas dans l’enchevêtrement de tôle et de bois de Kierson, dont la taille a doublé à cause des expulsions.

“Quand d’un côté l’ARS sensibilise au lavage de main, de l’autre côté, la préfecture envoie la police près des fontaines dans l’espoir d’expulser des étrangers”, remarque Aude Sturma, anthropologue et auteur d’une thèse sur Mayotte. Pas plus tard que le 19 avril, l’Unicef France, la Fondation Abbé Pierre, Médecins du monde et La Cimade ont dénoncé de concert la présence des forces de l’ordre aux points d’eau. De fait, la police dissuadait de s’y rendre. Le choléra était déjà là. Il n’avait plus qu’à proliférer.

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