François-Henri Désérable et la victoire de Cassius Clay aux JO de Rome : “Il va falloir rentrer au pays…”

François-Henri Désérable et la victoire de Cassius Clay aux JO de Rome : “Il va falloir rentrer au pays…”

Je me souviens, d’une flamme. Oui, c’est d’une flamme que je me souviens. Une flamme allumée le 19 juillet 1996, dans le ciel d’Atlanta. […]. Et d’un couloir où l’on vit apparaître un homme noir tout en blanc, tee‐shirt blanc, pantalon blanc, chaussures blanches : il avait décroché une médaille d’or aux Jeux de Rome, trente-six ans plus tôt.

Trente-six ans plus tôt l’histoire commence dans les airs. Dans les airs où no way, je n’irai pas, dit Cassius Clay, 18 ans, qui sait déjà ce qu’il veut, et prendre l’avion pas question, il ne veut pas. S’il le faut je prendrai le bateau puis le train mais l’avion, non. On lui répond que les Jeux olympiques sont à Rome, et que si tous les chemins mènent à Rome il n’y a pas 36 moyens de s’y rendre : “Ou bien c’est l’avion, ou bien les JO te passeront sous le nez – ce qui, ajoute‐t‐on, serait dommage : une médaille t’y attend.”

C’est d’accord, j’irai, finit par lâcher le jeune Clay. Puis il achète un parachute qu’il portera sur lui tout au long du voyage, voyage qu’il passera une Bible à la main. Finalement le vol se déroule plutôt bien, et c’est assez tranquillement qu’on aborde la descente vers l’aéroport de Fiumicino, spécialement construit pour l’occasion. La température au sol est de 36° C, nous vous invitons à regagner votre siège, à relever votre tablette, à vous assurer que vos bagages à main sont situés dans les compartiments prévus à cet effet, désarmement des toboggans, vérification de la porte opposée, Benvenuto a Roma.

“On a presque envie de lui mettre un tutu”

Le jeudi 25 août 1960, jour de la cérémonie d’ouverture, devant un peu moins de 100 000 personnes défilent un peu plus de 5 000 athlètes parmi lesquels Abebe Bikila, un Éthiopien aux pieds nus dont nous aurions volontiers raconté l’histoire, la naissance au fin fond de la brousse, l’enrôlement dans la Garde impériale du Seigneur des Seigneurs Haïlé Sélassié, la sélection in extremis pour l’épreuve du marathon qu’il remporte sans chaussures, mais nous manquons de place et là n’est pas le sujet.

Le sujet est américain, il a peur de l’avion mais sinon, il n’a vraiment peur de rien – pas même du boxeur polonais qu’il retrouve en finale. À regarder son jeu de jambes, son sens de l’esquive, la façon dont il sautille et gambade sur le ring les bras le long du corps, on a presque envie de lui mettre un tutu. Alors bien sûr, de temps en temps il faut frapper donc il frappe, envoie des crochets du droit à vous décrocher la mâchoire, et voilà Cassius Clay sur la plus haute marche du podium, où on lui passe autour du cou une médaille olympique.

La médaille est en or. Sur l’avers, on voit un athlète torse nu porté en triomphe par la foule. En exergue, gravé circulairement, en lettres capitales, le mot boxe en italien : Pugilato. Sur le revers, drapée d’une antique stola, l’allégorie de la Victoire tient dans la main gauche une palme et brandit dans la droite une couronne de laurier, avec en arrière-plan cette inscription sur fond de Colisée : Giochi della XVII Olimpiade Roma MCMLX. Cette médaille, on la lui passe donc autour du cou, mais c’est à peine s’il esquisse un sourire. Job is done. Maintenant, il va falloir reprendre l’avion. Il va falloir rentrer au pays.

Et Cassius Clay devint Mohamed Ali

Le pays, c’est les Etats-Unis d’Amérique, et pire que les Etats-Unis d’Amérique : le sud des Etats-Unis d’Amérique. Partout ailleurs on l’aurait porté en triomphe, mais pas chez lui, pas dans le sud des Etats-Unis d’Amérique, pas dans les années 1960 où médaillé olympique ou pas un Noir est un nègre. C’est ce que vont s’employer à lui rappeler un groupe de motards, avec peau blanche et cheveux longs, blousons de cuir et tatouages, insultes et crachats. Et Cassius Clay a beau n’avoir peur de rien sinon de l’avion, il a beau savoir avec les armes de tout le monde (ses deux poings) se battre comme personne, tout seul contre dix il n’y a rien d’autre à faire que de prendre la fuite, alors il fuit, rentre chez lui puis ressort dans la nuit, jusqu’à un pont où sa médaille olympique, il la jette au fond de la rivière Ohio.

La suite est connue, elle fait partie de la légende. On sait comment il délaissa ce nom de Clay, “un nom d’esclave”, un nom dont l’écho se mêlait à celui des coups de fouet dans les plantations de canne à sucre et les champs de coton ; on sait comment il devint Mohamed X puis Mohamed Ali ; on sait son abandon du Jésus blanc aux cheveux blonds, sa conversion à l’islam, son refus de servir au Vietnam, ses combats dans les prétoires et ses combats sur le ring, contre la Cour suprême des Etats-Unis d’Amérique, contre Liston, contre Frazier, contre Foreman, le Rumble in the Jungle, le Thrilla in Manila. On sait qu’il tomba malade, Parkinson, et comment celui qui s’autoproclamait “le Plus Grand”, The Greatest, et qui volait comme le papillon, et qui piquait comme l’abeille, et qui prétendait s’être déjà battu contre un alligator, et avoir lutté avec une baleine, et tué un rocher, et blessé une pierre, et envoyé une brique à l’hôpital, comment celui que la boxe avait élevé au rang de demi-dieu n’était plus qu’un homme, au sens sartrien du terme : un homme fait de tous les hommes et qui les valait tous et que valait n’importe qui. Un homme de 54 ans à la démarche hésitante, qui ne pouvait plus parler, et dont la main tremblait.

Mais ce soir-là, ce soir du 19 juillet 1996 au stade olympique, au moment de serrer la torche, le temps d’embraser le ciel d’Atlanta sa main cessa de trembler.

Tiré de Je me souviens de… la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives), dirigé par Benoît Heimermann. Seuil, 226 p., 19,90 €.

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