“L’Afrique ne doit pas être le problème de l’UE” : le conseil avisé d’un grand banquier marocain

“L’Afrique ne doit pas être le problème de l’UE” : le conseil avisé d’un grand banquier marocain

Au Maroc, impossible de rater le logo jaune et orange d’Attijariwafa Bank. On le retrouve aussi de plus en plus sur tout le continent, car la première banque du Maroc ne cesse d’ouvrir des succursales dans les pays africains délaissés par les grands établissements bancaires internationaux. Président-directeur général de la plus ancienne banque du pays, Mohamed el-Kettani est aussi coprésident du club des chefs d’entreprise France-Maroc, au côté de Ross McInnes, président de Safran. En marge de la visite d’Etat d’Emmanuel Macron au Maroc, fin octobre, devant une salle comble du Forum des entrepreneurs franco-marocains, ils ont raconté le travail effectué ensemble depuis plusieurs années pour le rapprochement entre la France et le Maroc, concrétisé par la signature d’accords bilatéraux. Il en est convaincu, l’Europe a intérêt à ne pas se désengager du continent africain, afin de créer les conditions de la prospérité. Pour L’Express, lors d’une rencontre à Rabat, il dessine les contours d’un avenir pour le continent africain.

L’Express : Le président français, Emmanuel Macron, s’est récemment rendu en visite d’Etat au Maroc, une visite qui a été l’occasion de nombreux accords entre la France et le royaume. Avez-vous le sentiment que nous sommes entrés dans une nouvelle ère ?

Mohamed el-Kettani : Cette visite d’Etat vient confirmer la profondeur de la relation entre le Maroc et la France. Je suis convaincu que cette visite d’Etat donnera une nouvelle impulsion à cette coopération historique, tout en la rénovant. Au club des chefs d’entreprise France-Maroc, nous nous attelons, via des approches nouvelles ciblant les secteurs stratégiques d’avenir, à coconstruire un dispositif qui peut intéresser les entreprises françaises et leurs homologues marocaines, pas seulement sur les marchés marocains et français, mais plus globalement en Europe, en Afrique, et au Moyen-Orient, car la compétition est extrêmement vive à l’échelle internationale. Depuis quelques années, le Maroc s’est installé de manière progressive, crédible et fiable, comme un véritable hub pour le continent africain, fort de sa proximité avec l’Union européenne, et de sa position géographique, à quelque 14 kilomètres du continent européen. Le Maroc est, sans doute, l’un des pays qui présentent les fondamentaux les plus solides pour l’investisseur qui s’intéresse au continent africain, quelle que soit sa taille. De très nombreux opérateurs français internationaux font du Maroc, aujourd’hui plus que jamais, leur plateforme d’opération sur le continent africain.

Quels sont les atouts du Maroc ?

Le premier atout, c’est la stabilité politique. Nous sommes des opérateurs aguerris au niveau du continent africain et nous connaissons parfaitement les problématiques qui se posent à un investisseur national ou international. La première question qui vient à l’esprit dans le choix d’une terre d’investissement, c’est la stabilité sociopolitique. Par ailleurs, le Maroc est aussi un des rares pays du continent africain ayant engagé des réformes macroéconomiques majeures qui font que ses fondamentaux sont satisfaisants et stables. Hormis la parenthèse du Covid, qui a touché la planète entière, le Maroc n’a jamais, sur les vingt-cinq dernières années, vu son taux d’inflation dépasser 1,5 % et la valeur du dirham par rapport aux devises fortes est d’une stabilité exemplaire. Troisième élément important, c’est le renforcement de la gouvernance institutionnelle : il existe des institutions qui confortent la transparence à l’égard de l’investisseur, qu’il soit national ou international, comme le Conseil de la concurrence, ou encore l’instance de lutte contre la corruption, qui est un fléau qui touche le monde entier et plus particulièrement le continent africain.

Beaucoup de groupes structurés comme le nôtre ont engagé la mise en œuvre de systèmes de management anticorruption, pas uniquement au niveau de notre présence marocaine, mais dans tous les pays où nous opérons. Il y a aussi la loi sur la protection des consommateurs, la protection des données personnelles… Lorsque l’investisseur arrive au Maroc, il se trouve de fait dans un écosystème similaire à ce qu’il peut connaître dans l’Union européenne. Si les Européens, les Américains, les Chinois, les Turcs, les acteurs des pays du Golfe investissent massivement au Maroc, c’est parce qu’ils y trouvent leur compte en termes d’avantages comparatifs. Le Maroc offre une réelle plateforme industrielle compétitive et sa force réside également dans les quelque 54 accords qui régissent le libre-échange et la Zlec [NDLR : zone de libre-échange continentale africaine).

Le PDG d’Attijariwafa Bank, première banque du Maroc.

L’autre atout significatif, ce sont les ratings accordés par Standard & Poor’s ou Fitch et Moody’s, qui font que le Maroc affiche la meilleure note sur le continent africain. Sous le leadership de Sa Majesté le roi Mohammed VI, nous disposons de feuilles de route stratégiques sectorielles, qui donnent une véritable perspective de moyen et long termes pour l’investisseur. Nous déployons une stratégie déclinée autour de zones d’accélération industrielle, une feuille de route agricole et agroalimentaire ambitieuse, une vision novatrice de la transition énergétique, qui vise à atteindre en 2030 un mix énergétique au-delà de 52 % en énergies renouvelables… Enfin, le Maroc dispose d’un secteur bancaire et financier performant qui répond aux standards internationaux les plus exigeants. Notre Banque centrale se place au même niveau sur les plans technique et régulatoire que ses homologues des pays développés. Ces vingt dernières années, le Maroc a construit un socle bancaire solide qui était apte à s’internationaliser, et c’est ce qui nous a permis de nous déployer avec efficacité sur le continent africain.

Là où les banques européennes se sont retirées…

Oui, elles se sont retirées, mais je respecte leur stratégie. Pour une grande banque internationale, la taille du bilan d’une filiale dans un pays africain rapporté à la masse globale de son bilan consolidé demeure très limitée. En revanche, ces banques doivent déployer la même énergie en termes de conformité, de compliance, de contrôle, de supervision réglementaire pour lutter contre le blanchiment d’argent ou le financement du terrorisme… C’est donc normal que les banques veuillent se réorienter sur des territoires au cœur de leur stratégie. Cela représente une belle opportunité pour des banques africaines comme la nôtre, opportunité qui a été saisie pour investir massivement et, aujourd’hui, le secteur bancaire marocain couvre 26 pays en Afrique. Et puis l’aventure continue.

Le groupe Attijariwafa Bank s’est installé dans 27 pays, dont une quinzaine en Afrique, en développant sa stratégie de manière structurée, rationnelle et méthodique. Parce que, dans le métier de la banque, il faut toujours se déployer en maîtrisant les risques et en allouant les fonds propres en conséquence, tout en escomptant une certaine rentabilité pour pérenniser les investissements que nous engageons. Quand je fais le bilan, nous étions à zéro contribution en 2006 et aujourd’hui la contribution de nos filiales africaines, hors Maroc, s’élève à 40 % de nos revenus consolidés. Cette stratégie génère des croissances à deux chiffres annuellement et une rentabilité économique et financière satisfaisante, tout en contribuant activement à l’effort de bancarisation dans les pays dans lesquels notre groupe s’installe. Parce que contrairement aux stratégies des banques internationales qui, par le passé, reposaient sur des approches relativement élitistes qui s’intéressaient principalement aux multinationales, aux grands corporates et clients fortunés locaux et en délaissant les TPE, les PME, les classes moyennes, voire défavorisées… Nous, en tant que groupe panafricain universel, nous nous sommes déployés dans une approche volontariste de proximité et d’intégration africaine.

Ce que nous avons réussi dans notre pays depuis 120 ans – nous sommes la banque la plus ancienne du secteur bancaire marocain – nous le dupliquons désormais dans nos pays de présence africains. Lorsque nous avons acquis des banques qui appartenaient à des groupes internationaux, nous avons tout de suite initié des politiques d’expansion de la capillarité du réseau pour aller vers le client, TPE, PME, vers les classes moyennes, dans les quartiers populaires, en vue de démocratiser l’accès aux produits et services bancaires. Il y avait beaucoup d’appétit et d’attentes à ce niveau-là. Il existe de grandes similitudes et une proximité socioculturelle marquée entre le Maroc et les autres pays du continent, particulièrement dans l’espace francophone. Nous avons, par ailleurs, émis une demande pour édifier une banque maroco-algérienne dans l’intérêt des deux économies et des opérateurs des deux pays, demande qui malheureusement est restée lettre morte. Aujourd’hui, nous nous intéressons à l’espace anglophone d’Afrique de l’Est.

Si l’Afrique ne se développe pas suffisamment pour fixer ses populations jeunes, il y en aura des dizaines, si ce n’est des centaines de millions qui tenteront de rejoindre l’Europe

Récemment, vous avez réaffirmé devant des entrepreneurs français que l’Afrique peut être une terre de solutions. Pouvez-vous nous expliquer comment ?

A mon sens, l’Union européenne doit changer de logiciel. Quand bien même vous pouvez bâtir de véritables murailles aux frontières, dans vingt ans, le continent africain comptera plus de deux milliards et demi d’habitants. Si l’Afrique ne se développe pas suffisamment pour fixer ses populations jeunes, il y en aura des dizaines, si ce n’est des centaines de millions qui tenteront de rejoindre l’Europe. Il faut donc mettre en parallèle le discours politique et l’action concrète sur le terrain à travers des stratégies de co-développement, comme ce qui a été fait entre le Maroc et la France. Il faudra que l’on amplifie ce genre de mouvement de la part de l’Europe au niveau des pays africains de telle sorte à ce que l’on participe à l’industrialisation du continent africain. Là aussi, il ne faut pas être démagogue. Vous ne pouvez pas installer une usine dans un pays africain alors que vous avez des coupures d’électricité toutes les heures. Il faut des infrastructures. Les besoins annuels en la matière sont de 100 milliards d’euros à investir dans l’énergie, les routes, les autoroutes, les aéroports, les structures de logistique… Si l’Afrique ne couvre pas ce déficit, quand bien même les pays ont la volonté de fixer une partie de la chaîne de valeur en transformant leurs matières premières, ils n’arriveront pas à le faire. Il n’est pas normal que le cacao ivoirien ou ghanéen continue à s’exporter à l’état brut, il faut le transformer dans ces pays. Nous sommes sur des modèles économiques anciens. Si nous ne changeons pas de modèle, le chômage des jeunes va continuer à augmenter, les problèmes d’immigration vont s’exacerber, l’instabilité au niveau de cette région du monde va s’accentuer et cela va représenter des risques pour l’Union européenne. L’Afrique ne doit pas être le problème de l’Union européenne. L’Afrique doit être la solution et pour cela, il faut de la volonté politique et des projets économiques concrets sur le terrain offrant une vie décente à nos jeunes.

La situation internationale est instable, cela rend les investisseurs sans doute plus frileux ?

Nous sommes dans un monde extrêmement volatil, extrêmement changeant, donc il faut s’adapter. Nous vivons de plus en plus dans un monde de polycrises. La crise doit faire partie de notre quotidien ; quand ce n’est pas l’Ukraine ou le Moyen-Orient, c’est le Sahel ; quand ce ne sont pas les conflits géostratégiques, ce sont les catastrophes naturelles résultant du changement climatique… Il va falloir également s’adapter à un monde de transformations technologiques extrêmement rapides qui sont en train de bouleverser nos entreprises dans le domaine bancaire et ailleurs : la digitalisation, l’intelligence artificielle, la blockchain, les cryptoactifs et les cryptomonnaies…

Mais ce développement technologique rapide ne risque pas d’accentuer les inégalités entre le continent africain et l’Europe ou les Etats-Unis ?

Au contraire, c’est une chance pour le continent africain parce que nous ne sommes pas obligés de passer par le même sentier de progrès et de croissance que les pays développés. Nous pouvons faire un saut significatif vers le numérique. Nous avons une jeunesse créative, talentueuse et intelligente qu’il va falloir encadrer, former et à laquelle il faut offrir l’opportunité d’entreprendre que cela soit sous la forme de TPE, de start-up, ou de fintech… Il faut libérer les énergies. Nous retrouvons cette dimension humaine d’accueil d’étudiants marocains dans la relation entre la France et le Maroc, et qui en fait sa force. Personnellement, j’ai été formé dans une école d’ingénieurs en France, cela tisse des liens. A travers le brassage culturel, nous pouvons combattre toutes les formes d’exclusion. C’est pour cela que cette visite d’Etat va rester un moment historique. Les accords conclus devant Sa Majesté le roi et le président Macron sont multidimensionnels et concernent différents domaines stratégiques pour le Maroc et pour la France. J’espère qu’à l’horizon 2030, ce seront autant d’opportunités d’affaires pour les entrepreneurs des deux rives de la Méditerranée et notamment la nouvelle génération d’entrepreneurs africains.

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