Passion, dragons, TikTok… Pourquoi la “romantasy” connait un tel succès

Passion, dragons, TikTok… Pourquoi la “romantasy” connait un tel succès

Certaines attendaient depuis deux heures. La séance de dédicaces affichait complet avant même d’avoir débuté. La raison de cette effervescence au 23e festival des littératures de l’imaginaire d’Epinal ? La venue de Rebecca Yarros, nouvelle reine de la romantasy, genre qui, comme son nom l’indique, mêle romance et fantasy. Fourth Wing, pavé de 500 pages, premier volet de la trilogie Empyrean dont le tome II, Iron Flame, vient d’être publié en France, s’est déjà vendu à plus de 2 millions d’exemplaires à travers le monde. Et Hugo Publishing, son éditeur français, a déposé le terme “romantasy” comme marque jusqu’en 2032.

Les cheveux blonds parsemés de mèches roses, le visage rond et presque enfantin, l’auteure américaine, 43 ans, ne peut rester en conférence plus d’une heure : elle est atteinte du syndrome d’Ehlers-Danlos, une maladie génétique du tissu conjonctif qui lui rend difficiles la station debout et les longs entretiens. Ce ne serait que douloureusement anecdotique si cette maladie, dont est également affligé l’un de ses six enfants, ne l’avait poussée à créer une héroïne qui, elle aussi, a les faiblesses de sa créatrice (étourdissements, os fragiles…) et sera contrainte de les surmonter.

Quand Rebecca Yarros décide de se lancer dans la romantasy, elle a déjà une longue pratique de l’écriture. Petite-fille, fille et épouse de militaire, lectrice passionnée de fantasy plus que de classiques (à l’exception d’A l’est d’Eden, précise-t-elle), Yarros a écrit très jeune un premier roman de fantasy dont personne ne voudra avant de bifurquer vers la “romance contemporaine” et de publier deux livres par an dans ce genre assez codé. Elle y réussit, sans pour autant assurer des ventes colossales, et souhaite s’essayer à la fantasy sentimentale. Son éditeur, Entangled, lui demande cinq résumés de romans. Elle les présente, par ordre de préférence, et c’est le troisième qui est choisi.

“Il a adoré l’idée des dragons. Il m’a dit tout de suite, “s’il y a des dragons, on le fait””, se souvient en riant cette fan d’Anne McCaffrey, l’auteure de La Ballade de Pern (1971), grande saga mettant en scène les créatures légendaires. L’écriture est une épreuve : “Je me mettais une énorme pression.” Douze heures de travail par jour, un manuscrit de 500 pages qui se transforme en une série de cinq volumes, et un lancement audacieux : 100 000 exemplaires pour le premier tirage. Le triomphe est au bout. Fourth Wing et Iron Flame suivent une jeune fille rêvant de devenir scribe. Inscrite par sa mère dans une école de dragonniers, elle y rencontre un beau garçon qui, après l’avoir exaspérée, va l’attirer… Ce n’est pas d’une nouveauté bouleversante, mais son traitement, tant la construction du monde que celle des personnages, dépasse largement la moyenne du genre. La saga dispose aussi d’autres atouts, comme l’explique son éditrice française Dorothy Aubert : “La romantasy introduit du sentiment et fait évoluer ses héros dans des mondes plus accessibles et moins développés que ceux des énormes sagas à la Trône de fer, où on ne se repère pas sans cartes. Il n’y a pas de génie là-dedans, mais des vieux codes que l’on dépoussière.” Et ça marche !

Sous-genre ou coup marketing ? Même si elle fait se boucher le nez aux purs et durs de la fantasy, qui y voient un phénomène strictement commercial, Rebecca Yarros attire les foules. Des foules de lectrices. Dans les longues files qui attendent devant son stand, peu d’hommes, encore moins de “boomers”. “La romantasy participe d’une féminisation du genre, confirme Dorothy Aubert. On y trouve des traces féministes, et même quelques exemples de “romantasy queer”. On y trouve aussi beaucoup de tropes.” Ah les “tropes”… Signifiant “stéréotype” en anglais, le “trope” définit une situation de base, facilement identifiable, à partir de laquelle l‘histoire va se développer. Et ce vocable est aujourd’hui si présent sur les réseaux littéraires américains que certaines bibliothèques classent dorénavant les livres selon leurs tropes. L’un des plus fameux, celui qui fonde en grande partie Fourth Wing, c’est le “ennemies to lovers” (“d’ennemis à amants”), qui met en scène une relation basée sur la détestation se transformant en amour.

Il y en a beaucoup d’autres : “Heroin badass” (“Héroïne dure-à-cuire”), “Found family” (“Famille retrouvée” pour des romans où les héros recréent entre eux une famille d’adoption…) “Les auteures ont intérêt à ne pas faire n’importe quoi avec ces tropes, note Pascal Godbillon, directeur du label Olympe, maison de romantasy créée par le très sérieux groupe Madrigall (Gallimard, Flammarion…). La romantasy est ainsi un mélange entre figures imposées et figure libres.” Il y a souvent du sexe, plus ou moins torride (deux scènes, une longue, une courte, dans Fourth Wing), mais sans les excès SM et toxiques de la controversée “dark romance”, genre que comme lectrice Yarros avoue pourtant lire avec plaisir.

Et, point le plus important peut-être, le succès naît d’une communauté qui fonctionne essentiellement sur Internet et quasiment plus sur les circuits promotionnels habituels : presse, libraires… “Les lectrices de romantasy sont au courant de tout, avertit Pascal Godbillon. Si elles vont en librairie, c’est pour chercher le livre désiré et pas du tout pour fouiller en attendant un conseil. Beaucoup ont même déjà lu le livre en VO.” L’un des éditeurs français du genre, De Saxus, dédaigne d’ailleurs la presse traditionnelle pour tout miser sur les réseaux et y faire parler de ses livres par leurs lectrices. TikTok et Instagram mènent la danse, ayant chacun, qui ses “booktoks”, qui ses “bookstagram”. Sarah J. Maas, l’une des pionnières, Jennifer Armentrout, Colleen Hoover, Adam Silvera (l’un des rares auteurs du genre) y ont fait des “buzz” énormes générant de grosses ventes. Récemment chahutée pour avoir, d’un côté, déclaré vouloir être traduite en hébreu malgré le conflit Israël-Hamas et, de l’autre, s’être révélée incapable de prononcer correctement les mots gaéliques présents en nombre dans ses romans, Rebecca Yarros affirme “se couper” des réseaux, mais ses éditeurs américains jouent, eux, le jeu à fond.

En France aussi, la romantasy gagne du terrain. Chris Vuklisevic, récompensée il y a peu par le prix Imaginales pour Du thé avec les fantômes, a pris le pseudonyme d’Ada Vivalda pour signer Porcelaine sous les ruines (Olympe), ses débuts dans le registre. “La romance est à la fois très contrainte et très créative, s’enthousiasme cette grande admiratrice de La Chronique des Bridgerton [NDLR : saga de Julia Quinn devenue une série télé à succès], on peut jouer avec, et c’est très excitant.” Aussi, s’est-elle amusée à créer de la tension érotique, en imaginant une relation amoureuse compliquée mais sans sexe et avec peu d’action. Confidence de la romancière : “J’ai parsemé Porcelaine sous les ruines de joutes verbales, de twists, de toutes ces figures de style généralement très demandées par des lectrices qui souhaitent, je pense, quelque chose d’un peu plus écrit.” Parmi ces dernières, beaucoup d’adolescentes, mais aussi tout un noyau de fans ayant entre 20 et 30 ans. “Le genre me plaît, indéniablement, conclut l’écrivaine, mais s’il est source de succès commerciaux considérables, il n’a pas encore révélé, me semble-t-il, de grands auteurs.” Ada Vivalda, prête à détrôner Rebecca Yarros ?

Iron Flame, par Rebecca Yarros, trad. de l’américain par Karine Forestier. Hugo Publishing, 530 p., 24 €.

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