Philippe Delerm et le révolutionnaire Dick Fosbury : “Un grand couturier des temps modernes”

Philippe Delerm et le révolutionnaire Dick Fosbury : “Un grand couturier des temps modernes”

Je me souviens de Dick Fosbury. Dimanche 20 octobre 1968, dernier jour de la semaine de l’athlétisme aux Jeux olympiques de Mexico. Tellement d’encre avait coulé, avant la quinzaine, à propos de l’altitude qui allait fausser les performances, favorisant les épreuves courtes et explosives, handicapant les courses longues. Et tellement d’images fortes étaient venues habiter depuis cette semaine-là, Tommie Smith sur 200 mètres, Lee Evans sur 400, leurs performances extraordinaires et plus encore leur attitude rebelle sur le podium olympique devenu l’épicentre de la lutte antiraciste. La gestuelle frénétique de Bob Beamon, pantin démantibulé dans le début d’orage propulsant son corps dégingandé jusqu’à la marque improbable de 8 m 90 en longueur. Dick Fosbury n’était quant à lui ni rebelle ni frénétique. Mais révolutionnaire, oui. Les juges du concours de saut en hauteur étaient gênés.

Pour la première fois de l’histoire, un titre majeur allait être décerné à un athlète franchissant la barre sur le dos. Pendant que les marathoniens en dette d’oxygène terminaient tant bien que mal leur épreuve, Fosbury venait de franchir une barre à 2,24 mètres, devançant son compatriote américain Caruthers, deuxième avec 2,22 mètres. Embarrassés, les officiels se replongeaient dans le règlement. Dick n’avait-il pas pris son élan à pieds joints, ce qui eût annulé son exploit ? Mais non, rien dans sa technique innovante ne semblait justifier une disqualification, il fallait s’y résoudre, ou s’y résigner.

Après tant d’images flamboyantes et de comportements extravertis, le nouvel extraterrestre paraissait très discret dans son triomphe. Dans les entretiens qu’il accorda par la suite, Dick Fosbury se présenta toujours comme un athlète modeste. À 16 ans, il sautait 1,77 mètres, et rien n’annonçait une évolution prodigieuse. Il éprouvait simplement des difficultés à utiliser le rouleau ventral, pratiqué par presque tous les sauteurs dans le monde, dont le Soviétique Valériy Brumel, recordman planétaire depuis 1963 avec 2,28 mètres. Petit à petit, dans son coin, Dick cherchait son style, et décidait de “monter les hanches”. C’est très progressivement qu’il en vint à sauter carrément sur le dos, et à apprivoiser ce que tout le monde appellerait bientôt le Fosbury flop.

Il fut très surpris d’apprendre qu’avant lui, au début des années 1960, un étudiant du Montana, Bruce Quande, s’était essayé à ce franchissement dorsal. Mais Quande avait assez vite arrêté l’athlétisme. Fosbury avait quant à lui intégré l’université d’Eugene en 1966, et ses progrès devinrent spectaculaires en 1967 (2,10 mètres), puis éblouissants en 1968, avec les 2,21 mètres qui lui permirent de gagner sa sélection pour Mexico.

Bien plus qu’une innovation ponctuelle

On n’aurait sûrement jamais connu le Fosbury flop si les aires de réception du saut en hauteur n’avaient vu peu à peu le sable remplacé d’abord par des copeaux de bois, puis des filets remplis de mousse et enfin ces matelas de réception qui autorisaient à se livrer à l’espace sans songer à la réception. Il est presque étonnant que cette nouvelle technologie n’ait pas enfanté plus tôt des techniques de saut nouvelles. Mais le rouleau ventral avait la vie dure. Il fallut attendre 1973 pour voir Dwight Stones devenir le premier recordman du monde en fosbury, avec 2,30 mètres. En 1978, le sauteur ukrainien Vladimir Yatchenko battait encore le record mondial avec 2,34 mètres en saut ventral.

Avec Dick Fosbury on assistait toutefois à bien davantage qu’une innovation ponctuelle dans l’histoire du saut en hauteur. C’était tout à coup une philosophie nouvelle de l’épreuve. Le saut en ciseaux, le rouleau californien puis le rouleau ventral pratiqués jusqu’alors engageaient le sauteur dans un face‐à‐face avec la barre qui ne manquait pas d’audace quand celle-ci était installée très haut sur ses taquets.

Je pense notamment à̀ une photo de John Thomas élevant sa jambe libre avec une grande souplesse, mais encore tellement en dessous de l’obstacle qu’on n’imagine pas qu’il puisse l’effacer. Après, il y avait dans le rouleau ventral un enroulement presque amoureux de la barre, le corps allongé couché sur celle-ci. Jusque-là une esthétique irréprochable. Mais l’esquive en rotation de la seconde jambe prenait ensuite une raideur un peu crapaudine, beaucoup moins agréable à l’œil.

Rien de tel avec le Fosbury flop. On ne toise plus la barre adversaire avant de la combattre bravement. On la regarde de loin, puis on court à grandes foulées, assez vite et assez longtemps pour susciter ensuite une lévitation planante, assez d’élan pour faire défiler tout le corps. On ne provoque plus. On efface, on méprise, on abolit, sans regarder. Le mouvement est magnifique. Dick Fosbury disait avec humour qu’il n’était pas un très beau sauteur… de fosbury. Il trouvait que tout au long de son saut il gardait les bras beaucoup trop collés au corps, et que cela nuisait à son idée d’envol. Peu à peu, d’autres sauteurs, d’autres sauteuses, et puis tous les sauteurs, toutes les sauteuses se sont mis à pratiquer le saut sur le dos. De Dick Fosbury, qui nous a quittés très récemment, je dirais qu’il fut un très grand couturier des temps modernes. […]

Tiré de Je me souviens de… la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives), dirigé par Benoît Heimermann. Seuil, 226 p., 19,90 €.

Quand 27 écrivains se remémorent leur JO favori

Please follow and like us:
Pin Share