La séquence évoque des images du Tour de France : une soixantaine de cyclistes, vélos de course et maillots assortis, lancés à toute vitesse au sein d’un peloton compact. Dans leurs têtes, à cet instant, il se pourrait bien qu’ils s’y croient. “Sur certains segments, on parvient à des vitesses similaires aux coureurs du Tour”, s’enthousiasme Mehdi, arrêté sur le bas-côté. Nous ne sommes pourtant pas sur une épreuve de la grande boucle. En cette fin août, les fous de vitesse – presque tous amateurs – sillonnent la chaussée de l’anneau de Longchamp, dans le bois de Boulogne, au sud-ouest de Paris. Le “segment” en question fait précisément 3,58 kilomètres. Un terme consacré, qui fait référence au jargon employé sur Strava, une application de fitness permettant d’enregistrer ses itinéraires.
Sur l’interface, les utilisateurs sont classés selon les kilomètres avalés et la vitesse à laquelle ils les accomplissent. Selon le logiciel, 10 000 athlètes ont parcouru l’anneau lors des trois derniers mois, mesurant leurs propres performances – et se jaugeant mutuellement. “Au début, c’était un désert, il n’y avait pas grand-chose à y faire en dehors de regarder ses propres kilomètres, poursuit Mehdi. Maintenant, le soir, quand je regarde une série, j’ouvre l’application en parallèle, comme je le ferais avec TikTok.” L’entrepreneur de 29 ans y passe en moyenne trois heures par semaine. Il fait partie de ces sportifs amateurs pour qui Strava est devenu un réseau social comme un autre. “C’est le meilleur moyen pour retrouver des gens que l’on croise et nouer des liens”, approuve Ayoub, 25 ans, un autre cycliste.
“Je partage plus sur Strava que sur Instagram”
Lancée en 2009 aux Etats-Unis, Strava assure avoir désormais plus de 120 millions d’utilisateurs dans le monde. En France, ce chiffre atteindrait les 4 millions – logiciel fitness leader du pays, devant Adidas Running ou encore FitCoach. Un chiffre en augmentation, synonyme d’une volonté de garder la forme, mais aussi de créer du lien. Amitiés, rendez-vous amoureux et même réseautage : depuis la fin du confinement, les applications de fitness ont transformé des disciplines solitaires en vecteur de rencontres – non sans rendre des utilisateurs accros au passage.
Strava l’a bien compris : l’entreprise multiplie ces dernières années les fonctionnalités pour prolonger les moments passés sur son interface. “Challenges” au mois ou à la semaine, diversification des classements, possibilité d’ajouter des photos ou des vidéos… “En 2016, je me contentais d’enregistrer mon temps ou ma fréquence cardiaque. Maintenant, je mets presque toujours une photo quand je cours”, admet Magalie. La Nîmoise de 42 ans a pris de nouveaux réflexes : “Je partage désormais davantage sur Strava que sur Instagram.” Même constat de la part de Reine, 38 ans, animatrice d’un club de course Adidas Runners à Paris : “Beaucoup de participants me demandent de prendre des photos de leur course pour les publier sur l’application.”
Techniques de drague
Avec ses partages de photos et sa myriade de groupes, elle ressemblerait à s’y méprendre à Facebook – à l’exception des “j’aime” de la plateforme, remplacés par des “kudos” laissés par des utilisateurs sous chaque publication. “Une des promesses de Strava a toujours eu une dimension communautaire, celle de rentrer dans le plus grand collectif sportif au monde, pour bénéficier de soutien et d’une forme d’émulation sociale, estime Bastien Soulé, professeur des universités en sociologie au laboratoire L-VIS, à Lyon. Mais Strava, initialement réputée pour sa qualité d’analyse des données et les possibilités offertes de comparaison entre utilisateurs, a effectué à la fin des années 2010 un virage destiné développer cet aspect communautaire, en prenant pour modèle les réseaux sociaux traditionnels (et en recrutant des cadres en provenance de ces entreprises)”.
L’application a d’ailleurs dévoilé en décembre 2023 une fonctionnalité de messagerie privée. La nouveauté a d’abord été accueillie assez fraîchement par les habitués : “Je l’ai toujours vu comme une communauté plutôt confidentielle, un partage entre personnes averties, poursuit Magalie. Mais j’ai été exaspérée par cet ajout : j’ai vite vu que cela risquait de devenir un biais pour dragouiller.” A une époque où une part croissante des célibataires se détournent des applications de rencontre (44 % des utilisateurs français s’en disaient insatisfaits dans un sondage réalisé par l’institut Cluster 17 pour Le Point en novembre de l’année dernière), flirter sur Strava est devenu une alternative.
“Runners célibataires”
Outre-Atlantique, les groupes de coureurs spécialement dédiés aux célibataires se sont multipliés dans les grandes villes. Dans d’autres clubs, la recherche du grand amour est matérialisée par des vêtements : les personnes en couple sont priées de s’habiller en couleur. Celles qui cherchent l’amour, en noir. En France, si certains groupes de “Runners célibataires” s’exhibent fièrement sur Strava – ou sur Facebook, à l’ancienne –, la tendance est moins assumée. “Certains s’essaient à un petit commentaire bien placé sous des courses, rigole Antoine, 22 ans. Mais j’ai l’impression que peu s’y risquent en public : personne n’a envie de passer pour un lourd.” Alors certains œuvrent de manière plus subtile : “Les gens viennent pour faire connaissance et pour s’encourager. Pas forcément pour draguer, estime Reine. Si des rencontres ont lieu, elles se font naturellement.”
La vertu première de ces clubs amateurs reste de trouver des partenaires de course. Le groupe “Strava Metz” promet à ses 325 membres “d’organiser à l’occasion des sorties communes entre runners messins”. Même chose pour “Strava Rennes”, qui organise tous les samedis des rencontres accessibles gratuitement à ses 2 649 membres. Ces communautés existent aussi entre coureurs dans une même entreprise – le Thalès Running Club compte 446 membres – ou des réseaux d’alumni. Les grandes écoles de commerce – HEC, EDHEC, ESCP – y sont particulièrement bien représentées, tout comme les écoles d’ingénieurs – Polytechnique a son club, comme Centrale.
Vitrine sportive
De quoi dessiner un portrait-robot assez précis de l’utilisateur addict. “Les usages de Strava sont très différenciés. Mais ceux qui l’utilisent de cette manière sont majoritairement des jeunes – autour de la trentaine –, urbains, diplômés, très régulièrement des CSP + très intégrés socialement, décrit Raphaël Verchère, professeur agrégé de philosophie, auteur de Philosophie du triathlon (Ed. du Volcan). Leur usage s’inscrit dans une forme d’ascèse et de quantification de soi.” Chez ces sportifs, le côté “vitrine” de Strava joue un rôle psychologique intense. “Un adage est répété dans le milieu, selon lequel ‘Si ce n’est pas sur Strava, ça n’a pas eu lieu’ : si une sortie, une performance sportive n’est pas vue par mes abonnés, quel est l’intérêt ?” explique Raphaël Verchère. Ces utilisateurs accros sont évidemment les plus susceptibles de débourser un abonnement (59,99 euros par an). “J’ai récemment découvert que mon voisin de palier y était. Je regarde souvent ses temps, admet Ayoub. Il est meilleur que moi, et ça me rend fou.”
Le XXe siècle de Baudrillard avait sacré l’ère de l’hyperréalité. “Avec des applications comme Strava, on entre dans celle de l’hypersport, estime Raphaël Verchère. L’enregistrement des performances est presque plus important que l’activité elle-même.” Le cercle vertueux peut vite se transformer en pression sociale. Alix*, pratiquante à Saint-Malo, le reconnaît : “J’ai arrêté la course quelque temps, et mon niveau a baissé. J’ai repris depuis, mais sans poster sur Strava : je ne veux pas que mes abonnés le voient.” Plutôt se couper de la communauté que de la décevoir ? “Tout dépend comment on utilise ces applications”, estime Reine. La jeune femme croit dur comme fer au bénéfice de ces communautés en ligne qui se sont transposées dans la vie réelle. Après tout, ce week-end, elle se rend à un mariage : les deux époux se sont rencontrés dans son club de course.
*Le prénom a été modifié.