C’est un sublime château du XVIIIe siècle bâti près d’une abbaye cistercienne, au cœur d’un parc d’arbres centenaires. Vue sur le Lac Léman et le mont Blanc. Piscine, sauna, hammam, golf 18 trous. “Le Château de Bonmont offre le raffinement d’un hôtel historique et l’esprit d’une maison de famille”, affiche l’établissement sur son site Internet. Le cadre idéal pour une détente assurée. Dans cet écrin de verdure situé à une demi-heure en voiture de l’aéroport international de Genève, des invités triés sur le volet se rencontrent régulièrement, dans le plus grand secret. Pour s’atteler à un défi de taille : mettre autour de la table Russes, Ukrainiens, Américains et Européens dans l’espoir de faire taire les armes, un jour.
“Il s’agit de rencontres informelles avec des experts, parfois des officiels, lorsque l’on atteint une maturité suffisante dans le dialogue”, glisse Thomas Greminger, ancien secrétaire général de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, et aujourd’hui à la tête du Geneva Centre for Security Policy, l’organisme suisse qui chapeaute ces rendez-vous. D’autres, à Genève, Istanbul ou Doha, tentent la même périlleuse entreprise. A huis clos, il est question des lignes rouges des deux camps, des modalités d’un éventuel cessez-le-feu, des garanties de sécurité pour l’Ukraine et des relations futures avec Moscou. Dans le jargon, on parle de “track 2”, littéralement une “voie n° 2”, parallèle à la diplomatie officielle, quand celle-ci fait défaut. “C’est ce qu’il reste quand il n’y a plus rien ou presque, glisse l’un des participants. Ces rencontres ont le mérite de donner aux parties une idée de ce que l’autre est prêt à accepter. Il est donc crucial de les poursuivre, même si rien ne s’y décide.” Ces derniers mois, les initiatives de ce type se multiplient, tandis que monte une musique lancinante dans les couloirs des chancelleries occidentales.
L’impatience de l’Allemagne, le spectre d’un Congrès américain divisé…
“Tôt ou tard, il faudra conclure cette guerre”, souffle-t-on à Washington. “Les Ukrainiens eux-mêmes, quand ils nous parlent, savent qu’ils doivent envisager des discussions incluant les Russes autour de la table”, ajoute un diplomate français. Ereintée par cette guerre impitoyable, l’armée de Volodymyr Zelensky peine face à l’avancée russe dans le Donbass. Le réseau électrique est au bord de l’effondrement et les sommets de la paix du président ukrainien convainquent de moins en moins ses partenaires. En Europe, certains expriment même publiquement leur impatience. “Tout en poursuivant un soutien clair à l’Ukraine, il est temps pour nous de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour examiner les moyens de parvenir à une situation où cette guerre ne se poursuivra pas indéfiniment”, a déclaré le chancelier allemand Olaf Scholz devant son Parlement, le 16 octobre. Jusqu’alors premier contributeur européen en matière d’aide militaire à l’Ukraine, Berlin divisera par deux cette enveloppe en 2025. Et a apposé son veto en juin dernier contre des sanctions des 27 sur le commerce du gaz russe. Et pour cause, l’économie allemande fait grise mine. Son industrie, dont la compétitivité reposait dans une large mesure sur l’énergie russe bon marché, subit de plein fouet l’effet boomerang des sanctions.
Quant au premier soutien – américain – de Kiev, son avenir n’a jamais semblé aussi incertain. Quel que soit le vainqueur de la présidentielle, le spectre d’un Congrès divisé plane sur le destin de l’aide américaine. De quoi pousser les Occidentaux à s’agiter, en coulisses. “En cet automne, les semaines comptent triple”, souffle un diplomate français. “Nous sommes dans un moment pivot du conflit”, abonde l’ancien secrétaire général adjoint de l’Otan, Camille Grand. 2025, année de la diplomatie ?
Encore faudrait-il que les principaux concernés y soient résolus. Ces dernières semaines, Volodymyr Zelensky a fait le tour des capitales occidentales pour présenter son “plan de victoire” – des mesures stratégiques visant à protéger son pays de toute “menace militaire russe”. En face, Moscou ne dévie pas de ses objectifs maximalistes : démilitariser l’Ukraine, la “dénazifier” et l’amputer d’une partie de son territoire. La paix est possible, a récemment déclaré le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, mais elle “impliquerait que le régime de Kiev […] admette la nécessité d’une approche plus réaliste”. En clair, qu’il capitule. “La vraie question, c’est : quel est l’intérêt pour Poutine de négocier maintenant ? pose l’historien russo-britannique Sergey Radchenko. Sur le champ de bataille, il a repris l’avantage. Alors qu’il consacre 40 % du budget national à cette guerre, pourquoi poserait-il les armes, tant qu’il peut avancer ?”
Derrière les rodomontades du Kremlin et les ambitions intactes de Zelensky, les discours sont toutefois plus nuancés en privé. “Certains tabous sont en train de tomber”, lâche un diplomate ukrainien. “Lorsque à l’été 2022, l’armée ukrainienne repoussait les forces russes, on ressentait dans le pays un enthousiasme, une sorte de ‘romantisme de la victoire’, observe le philosophe Volodymyr Yermolenko. Mais c’est fini. Nous sommes contraints à la défensive. Ce qui, me semble-t-il, compte le plus pour les Ukrainiens, peut-être encore plus que l’intégrité de notre territoire, c’est que notre souveraineté ne soit plus menacée.” Selon un sondage mené en mai dernier par le Conseil européen pour les relations internationales, 45 % des Ukrainiens déclarent qu’ils préféreraient que leur pays perde des parties de son territoire occupé, mais qu’il reste souverain, avec sa propre armée et la liberté de choisir ses alliances. “Nous aurons le choix entre une mauvaise option et une autre encore pire”, regrette le député ukrainien Yehor Chernev, amer.
En face, Vladimir Poutine montre, lui aussi, des signes de fragilité. Certes, la supériorité de son armée en hommes et armement est écrasante. “Mais pour récupérer les territoires conquis par les Ukrainiens dans la région de Koursk, elle a dû y transférer trois divisions qui combattaient dans l’oblast de Kherson”, remarque Evhen Diky, observateur militaire ukrainien. Sans compter les milliers de soldats nord-coréens déployés près du front. “Si l’armée russe se portait si bien, elle n’aurait pas besoin de ce renfort”, estime un diplomate français.
Les forces ukrainiennes sur la défensive
Sur le plan économique, le temps ne joue pas non plus pour le président russe. Comment le Kremlin peut-il continuer à financer sa guerre alors que ses recettes budgétaires sont en chute libre ? Vente d’or, hausse d’impôts… A court terme, les autorités russes disposent de plusieurs leviers, mais cela ne durera pas. En 2023, le gouvernement a largement pioché dans son Fonds national de prévoyance, une réserve stratégique alimentée par les revenus provenant des exportations d’hydrocarbures. Sauf que celles-ci ont baissé. Pour boucler son budget, l’administration russe va devoir y recourir de nouveau, d’autant que la Russie ne peut plus emprunter sur les marchés internationaux.
Moscou cultive ses discrets contacts avec l’Ouest
Enfin, Vladimir Poutine le sait, il n’obtiendra pas tout par la force des canons. “Même s’il gagne la guerre en Ukraine, il ne se débarrassera pas de la menace de l’Otan”, souligne George Beebe, qui a longtemps surveillé la Russie à la CIA. “L’agression russe a eu l’effet inverse et convaincu Washington de la nécessité d’installer une forte capacité militaire en Europe, poursuit-il. Des missiles américains longue portée seront ainsi stationnés en Allemagne à partir de 2026. C’est un vrai problème pour la Russie, qui ne pourra faire face à ce type de menace qu’en négociant un accord de contrôle des armements avec l’Occident.”
Contrairement aux apparences, Moscou n’a d’ailleurs pas coupé tous les ponts avec l’Ouest. Des contacts demeurent, en toute discrétion. Dans le fameux château de Bonmont, le 28 juin 2023, l’ambassadeur russe aux Etats-Unis Anatoli Antonov avait rendez-vous pour une table ronde avec un ancien de l’administration Obama, Samuel Charap, aujourd’hui chercheur dans le think tank Rand Corporation. Il y a également croisé l’ex-diplomate américain Thomas Countryman, président du conseil d’administration de l’Arms Control Association… et le représentant permanent adjoint de la Fédération de Russie auprès des Nations unies, Andreï Belousov. Au menu de leurs discussions, la “stabilité stratégique” entre Moscou et Washington et “l’avenir du dialogue russo-américain sur la non-prolifération nucléaire”.
Plus récemment, un autre canal, que tout le monde croyait enterré a, semble-t-il, été rouvert. Sur le papier, le Dialogue de Saint-Pétersbourg, lancé en 2001 par Gerhard Schröder et Vladimir Poutine pour rapprocher les sociétés civiles allemande et russe, est dissous depuis que les chars russes ont envahi l’Ukraine. Plusieurs représentants de haut rang du Kremlin ont pourtant vu ce 20 octobre des dignitaires allemands dans un hôtel 5 étoiles de Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan. Parmi les invités, l’ancien chef de la CDU et député Armin Laschet. Contacté par le site allemand Die Tagesschau, qui a révélé l’affaire, l’intéressé nie en bloc. “Ces rencontres sont régies par le principe du “full deniability” : si elles fuitent dans la presse, les participants peuvent toujours démentir leur présence”, glisse Thomas Greminger, qui était d’ailleurs du voyage.
Pour Lénine, la négociation n’était qu’une manière de mener la guerre par d’autres moyens. Le logiciel de Poutine est le même.
Françoise Thom, historienne
Loin de la mer Caspienne, c’est à Doha, au Qatar, qu’une question cruciale serait en cours de discussion entre Russes et Ukrainiens : la protection des infrastructures énergétiques, pilonnées par l’armée de Poutine. En riposte, des drones ukrainiens ont ciblé plusieurs raffineries russes. Démarrées cet été et suspendues après l’incursion ukrainienne en Russie, les négociations auraient timidement repris. Quelles sont leurs chances d’aboutir ? Difficile à dire, mais un deal ne serait pas inédit. En juillet 2022, Moscou et Kiev s’étaient déjà entendus pour permettre la circulation des bateaux céréaliers sur la mer Noire. Renouvelé trois fois, l’accord avait été dénoncé un an plus tard par le Kremlin. Malgré cela, l’exportation de graines ukrainiennes demeure possible… grâce à la médiation turque. “Nous avons été très clairs avec les Russes : la Turquie ne veut pas d’escalade sur la mer Noire, raconte un diplomate turc. Nous sommes l’un des seuls pays qui parle encore à la fois aux Occidentaux et au Kremlin. Moscou tient à garder ce canal.”
L’accord manqué d’Istanbul
C’est d’ailleurs à Istanbul qu’un accord beaucoup plus ambitieux a failli mettre fin à la guerre, aux premières semaines de l’invasion. “Nous poussions pour négocier très rapidement, reprend l’émissaire turc, car nous savions qu’à partir du moment où les Russes auraient annexé des territoires, il serait très difficile pour l’Ukraine de les récupérer.” Alors que les combats font rage, aux portes de Kiev, en mars 2022, les deux parties parviennent à un projet d’accord dont les termes paraissent, aujourd’hui, à peine croyables. D’après le brouillon du communiqué conjoint consulté par l’historien Sergey Radchenko, l’Ukraine acceptait le statut d’Etat neutre tout en gardant la possibilité d’adhérer à l’Union européenne. Les deux belligérants s’engageaient même à résoudre pacifiquement le sujet de la Crimée dans les quinze prochaines années. Mais après des semaines de tractations secrètes, le projet d’accord est déchiré. “L’une des principales raisons de cet échec était que Kiev n’avait pas obtenu de garanties de sécurité, explique Radchenko. Nous en sommes toujours au même point.”
Car les Ukrainiens ne sont pas naïfs. Ils connaissent les Russes. “Pour Lénine, la négociation n’était qu’une manière de mener la guerre par d’autres moyens pour se rapprocher de la victoire, rappelle l’historienne Françoise Thom. Le logiciel de Poutine est le même.” A Kiev, personne n’a oublié le mémorandum de Budapest, signé il y a tout juste trente ans. Cet accord prévoyait que l’Ukraine renonce à ses armes nucléaires en échange de garanties de sécurité. Aujourd’hui, les Ukrainiens estiment qu’ils n’auraient jamais été envahis s’ils avaient rejeté ce traité. Et ils voient ce qu’il advient d’un pays qui accepte de se démilitariser…
Autant dire que les négociations sur le futur statut de l’Ukraine s’annoncent épineuses. Quel scénario privilégier ? Plusieurs groupes de travail officieux planchent sur cette question. Certains défendent le modèle dit du “porc-épic”. Dans cette configuration, les Etats-Unis installeraient en Ukraine des équipements militaires sophistiqués, comme en Israël. Inconvénient : Kiev se retrouverait dépendant du Congrès américain qui, pour des raisons partisanes, pourrait brutalement mettre fin à son soutien. “En outre, Washington n’a pas assez confiance envers Kiev pour s’engager dans cette voie, estime Thomas Greminger. Surtout depuis l’histoire du radar Voronej…” En mai dernier, l’armée ukrainienne a frappé deux de ces radars russes dits “d’alerte précoce”, des dispositifs destinés à détecter une attaque nucléaire de l’Occident. Une provocation inutile aux yeux des Américains. “Autant vous dire qu’ils n’ont pas du tout apprécié cette séquence…”, ajoute-t-il.
Autre format à l’étude, le “coréen”, qui consiste à geler le conflit en l’état, les deux armées restant campées de part et d’autre d’une zone démilitarisée. “Ce schéma nécessiterait la présence permanente de dizaines de milliers de soldats, il coûterait une fortune et en Corée, il dure depuis soixante-dix ans !” réfute Camille Grand. Lui plaide pour une troisième solution, plus radicale : l’entrée pure et simple de l’Ukraine dans l’Alliance atlantique. Pour étayer cette option, certains diplomates rappellent un précédent, et non des moindres : la RFA, entrée dans l’Otan en 1955. A une différence près : contrairement à la RDA qui, à l’époque, était devenue un pays souverain et indépendant, les quatre oblasts ukrainiens de Kherson, Zaporijjia, Donetsk et Louhansk ont été annexés par la Russie. Ce qui signifie qu’un retrait russe et une “réunification”, même après une période d’occupation, sont impossibles, car en contradiction avec la nouvelle Constitution russe.
Poutine est prêt à aller plus loin encore, détruire son pays et ses voisins pour faire valoir son point de vue. La question est : le reste du monde est-il prêt à accepter cela ?”
Nina Khrouchtcheva, l’arrière-petite-fille de Nikita Khrouchtchev
Du reste, intégrer l’Ukraine dans l’Otan suscite les plus grandes réserves dans les chancelleries. “Pour les Russes, c’est un chiffon rouge”, prévient Pierre Vimont, chercheur associé à Carnegie Europe. Car, poursuit cet ancien diplomate, il faut bien voir que la guerre russo-ukrainienne a changé de nature. “D’abord destinée à changer le régime de Kiev, l’opération russe est devenue une guerre par procuration contre l’Otan, explique-t-il. On peut estimer qu’intégrer l’Ukraine dans l’Alliance arrêtera la Russie, mais on peut aussi aboutir au résultat inverse, à savoir que Poutine, qui veut créer une zone de sécurité à ses portes, sera encore plus résolu à la conquérir. En réalité, on tourne en rond, car les Occidentaux, pour lesquels un peuple doit pouvoir décider de son avenir, ne savent pas aborder ce qui, dans l’esprit des Russes, est le cœur de la discussion, à savoir la nécessité d’un nouveau Yalta.”
Autrement dit, s’asseoir à la table des négociations avec cet “Occident collectif” que Poutine abhorre, Etats-Unis en tête. Voilà, selon Nina Khrouchtcheva, le point central, l’éléphant que personne ne veut voir dans la pièce : la volonté de Poutine de revenir au centre du jeu, de faire jeu égal avec Washington. Professeure de sciences politiques à New York, l’arrière-petite-fille de Nikita Khrouchtchev – qui s’y connaissait en matière de confrontation – a briefé à plusieurs reprises des officiels à Washington. Et met en garde les Occidentaux sur l’état d’esprit du maître du Kremlin : “Poutine a beau être un vrai méchant hollywoodien, il n’est pas Voldemort [NDLR : le diabolique sorcier dans la saga Harry Potter], qui va s’effondrer par un sortilège de l’Occident. Il est prêt à aller plus loin encore, détruire son pays et ses voisins pour faire valoir son point de vue. La question est : le reste du monde est-il prêt à accepter cela ?”
Arrêter le boucher du Kremlin sans consacrer sa victoire : voici la quadrature du cercle pour ce “reste du monde” spectateur, depuis mille jours, d’un effroyable bain de sang. Pour peser sur le dénouement de cette guerre, l’Occident doit à tout prix se réarmer… et pas seulement avec des chars et des canons. Mais en présentant un visage uni et une boussole commune. Les partenaires de Kiev en manquent face à un ennemi qui se nourrit de nos doutes et de nos fêlures. Espérons que le prochain locataire de la Maison-Blanche prendra la mesure de ce défi. Notre sécurité collective en dépend.