80e anniversaire du D-Day : les soldats canadiens, des alliés trop longtemps oubliés

80e anniversaire du D-Day : les soldats canadiens, des alliés trop longtemps oubliés

A l’approche de chaque anniversaire du débarquement en Normandie, Jim Parks prend le temps. Le temps de se souvenir. Se souvenir de ses amis, de leurs visages, de leurs rires, des moments passés ensemble. Mais également, de se remémorer ce matin du 6 juin 1944, lorsque âgé d’à peine 20 ans, il les voit tomber sur Juno Beach. Cette plage de sable fin qui borde la commune de Courseulles-sur-Mer, qu’on lui avait montré à maintes reprises dans les jours précédent le “D-Day”.

De cette journée d’effroi, une image ne le quittera jamais, figée dans sa mémoire. C’est celle du caporal Martin, mort dans les bras de son frère. “Il a été touché au ventre, il est mort en une minute, poursuit Jim Parks. A ce moment, tant de choses vous viennent à l’esprit : ses amis, sa famille, son parcours”.

Quatre-vingts années ont passé mais les souvenirs restent vifs. “Notre bateau a été touché par une mine, on a été propulsés dans l’eau, il a fallu nager jusqu’à la plage, sur quelque 200 mètres”, raconte Jim Parks qui, pour être accepté dans l’armée, avait menti sur son âge. Arrivé sur la terre ferme, le jeune soldat comprend qu’il a perdu la quasi-totalité de son équipement. Face à lui, un corps sans vie. Celui d’un soldat, qu’il connaît. “J’ai pris son casque, ses armes et ses munitions et je suis allé me battre”.

Jim Parks, vétéran du débarquement du 6 juin 1944 en Normandie

Près de 19 000 soldats Canadiens tués en Normandie

Au total, ils sont plus de 14 000 soldats de la 3e division d’infanterie canadienne et de la 2e brigade blindée canadienne à débarquer sur les côtes françaises au petit matin du 6 juin 1944. Tous se sont portés volontaires pour combattre sur le Vieux Continent. Tous ont effectué une préparation de plusieurs mois en Angleterre. Tous ont attendu avec impatience et appréhension ce jour qui restera dans les mémoires comme celui où les Alliés ont libéré la France de l’Allemagne nazie. Mais tous n’ont pas retrouvé parents, frères, sœurs, femmes et enfants restés au pays. Ce jour-là – “le jour le plus long” – près de 350 d’entre eux périssent sur le rivage de Juno Beach. Les pertes canadiennes sont estimées à près de 1 000 pour la seule journée du 6 juin et à 18 700 pour les deux mois et demi de combats en Normandie.

Avec son allure de jardin à l’anglaise, le cimetière de Bény-sur-Mer abrite les sépultures de plus de 2 000 Canadiens tombés au cours des premières semaines. “Dans la culture du Commonwealth, les soldats sont toujours enterrés au plus près de leur lieu de décès”, explique Carl Liversage, responsable de la Commonwealth War Graves Commission, une organisation chargée d’identifier et d’entretenir les tombes des soldats d’Etats du Commonwealth (Afrique du Sud, Australie, Canada, Inde, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni) morts lors des deux guerres mondiales. C’est la raison pour laquelle les soldats morts lors de la bataille de Normandie n’ont jamais été rapatriés. “Ce lieu nous rappelle que des Canadiens, nés à des milliers de kilomètres des côtes françaises, ont accepté de risquer leur vie pour notre liberté”, souligne Pascal-Louis Caillaut, directeur de la communication de la Commonwealth War Graves Commission.

Un rôle méconnu

Ce travail de mémoire est d’autant plus nécessaire que le rôle des combattants canadiens durant l’Opération Overlord demeure méconnu, éclipsé par le rôle des armées américaine et anglaise immortalisé au cinéma par Le Jour le plus long (1962) ou Il faut sauver le soldat Ryan (1998). “Même les Canadiens tendent à oublier le rôle joué par leurs compatriotes dans cette guerre”, se désole une Canadienne en pèlerinage au Centre Juno Beach, le musée canadien des plages du débarquement en Normandie. Les responsables politiques français eux aussi ont tendance à négliger les sauveurs canadiens. Le lapin posé par Manuel Valls aux organisateurs du 70e anniversaire du Débarquement en 2014 a laissé un goût amer… “On l’a vécu comme une humiliation”, résume Nathalie Worthington, directrice du Centre Juno Beach.

Ce manque de considération ne date pas d’hier. “Il y a longtemps déjà, les responsables politiques français n’avaient d’yeux que pour les Américains”, se rappelle Michel Lebaron, ancien maire de Cintheaux au sud-est de Caen dans le Calvados. Celui qui est devenu président du Comité Juno Canada Normandie – association qui œuvre pour la mémoire des soldats canadiens – en 1992 venait de souffler sa dixième bougie au moment du Débarquement. “Quand on a entendu les bombardements au collège le matin du 6 juin, on se demandait bien ce qu’il se passait, toutes les communications étaient coupées, se souvient-il. Ce n’est que le soir que l’on a appris qu’un débarquement avait eu lieu”.

Des soldats de la 9e brigade d’infanterie canadienne débarquent à Bernières-sur-Mer, le 6 juin 1944

A son retour de l’Institut Saint-Joseph de Caen, le 10 juin, il assiste avec des dizaines d’autres habitants de sa commune au crash d’un avion. A la nuit tombée, il voit son père muni de vivres et de vêtements civils prendre la route. Une scène qui deviendra quotidienne. Un soir, en le suivant, le jeune garçon finit par découvrir que son père cache dans un gabion – un abri pour un chasseur – le parachutiste canadien dont l’avion a été accidenté. La voix remplie d’émotion, Michel Lebaron se remémore les mots de son patriarche. “Attention, ne le dis surtout pas à ta mère, c’est un secret entre toi et moi”.

“Parce qu’on leur doit bien ça”

Depuis son élection au conseil municipal de Cintheaux en 1969, Michel Lebaron remue ciel et terre “pour que les soldats canadiens ne soient pas oubliés”. Avec l’appui de son ami et député du Calvados Michel d’Ornano, il a été à l’initiative de cérémonies d’hommage aux hommes qui ont libéré sa commune le 8 août 1944. Au début des années 2000, il fut également parmi les premiers et plus fervents soutiens du Centre Juno Beach qui, pas à pas, plonge le visiteur dans la peau d’un soldat canadien et présente l’effort de guerre civil et militaire de la population canadienne.

Nicole Hoffer, présidente de l’association Maison des Canadiens

À Bernières-sur-Mer, les époux Hoffer ne se sont, eux non plus, jamais départis de leur “devoir”. C’est ainsi que, depuis plus de trente ans, ils ouvrent la porte de cette maison, achetée par les parents d’Hervé Hoffer dans les années 1920, en lisière de Juno Beach et qui a d’abord été occupée par les Allemands, ensuite par les Canadiens. Un après-midi ensoleillé, Nicole Hoffer, penchée à sa fenêtre, regarde deux enfants jouer dans le sable. L’un explique à l’autre : “Il y a très longtemps dans cette maison, il y avait des méchants. Et les gentils sont venus par la mer et ont pris la maison”. Sourire bienveillant de celle qui continue à faire vivre cette maison malgré la mort de son époux en 2016. A L’Express, Nicole Hoffer, présidente de l’association La Maison des Canadiens, résume : “On leur doit bien ça, les Canadiens nous ont libérés d’une occupation très dure, en combattant plusieurs mois contre des ennemis parfois fanatiques”.

La malchance des Canadiens

L’opération Overlord ne se résume pas à la journée du 6 juin 1944. Il aura fallu plus de deux mois et demi aux forces alliées pour débarrasser la Normandie de l’occupant “boche”. “Le Jour J marque seulement le début de la lutte pour la Libération de la France. Les affrontements qui suivirent furent également sanglants pour nos soldats”, souligne-t-on au ministère des Anciens combattants du Canada. “Après le Débarquement, les Canadiens ont le malheur de tomber plus d’une fois sur des SS”, réputés beaucoup plus virulents que l’armée régulière, explique John Desrosiers, directeur des opérations internationales auprès du ministère canadien des Anciens combattants.

Tout près de Caen, l’Abbaye d’Ardenne est le domicile familial des Vico. Le bâtiment a notamment été occupé pendant la bataille de Normandie par la 12e division SS “Hitlerjugend” (Jeunesses hitlériennes). “Celle-ci était la préférée d’Adolf Hitler et donc la plus féroce”, note Jim Parks, dont un ami d’enfance compte parmi les nombreuses victimes de ces “Hitlerjugend”. Après la libération de Caen le 19 juillet 1944, l’un des enfants Vico découvre dans le jardin qui jouxte l’abbaye les corps d’une vingtaine d’hommes. Ce sont des soldats canadiens, faits prisonniers de guerre par les SS et fusillés “au mépris des règles de la convention de Genève”, précise Gabrielle Vico, épouse du résistant Jacques Vico, disparu en 2012.

À 95 ans, cette petite dame coquette qui se déplace en fauteuil roulant continue de transmettre aux jeunes et même “aux moins jeunes”, la mémoire des Canadiens qui ont combattu pendant la bataille de Normandie. Comme chaque année, elle sera présente aux cérémonies organisées en leur honneur. Aujourd’hui, sur les terres ensanglantées de Normandie, la bataille qui fait rage est une bataille contre l’oubli.