Guerre en Ukraine : pourquoi Poutine n’a aucun intérêt à mettre fin au conflit

Guerre en Ukraine : pourquoi Poutine n’a aucun intérêt à mettre fin au conflit

Au cœur de la “Rust Belt” russe, la ville de Nijni Taguil se réveille d’un long sommeil. Les cheminées d’usines de cette cité industrielle nichée dans les monts Oural – à un millier de kilomètres de Moscou – fument à nouveau nuit et jour. Les mécanos de l’usine Uralvagonzavod, fleuron de l’industrie de défense russe, travaillent d’arrache-pied pour fabriquer les chars en première ligne de l’offensive contre l’Ukraine. “Nous avons été parmi les premiers à organiser un travail vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans notre usine, et nous avons augmenté la production plusieurs fois”, lance un ouvrier soudeur à Vladimir Poutine, en visite sur le site le 15 février dernier. “Nous sommes prêts à travailler à ce rythme aussi longtemps que nécessaire”, poursuit ce fidèle du chef du Kremlin, soigneusement sélectionné par les organisateurs du déplacement.

Il n’y a pas si longtemps, pourtant, Uralvagonzavod était au bord de la faillite. La manufacture historique de wagons et de tanks, endettée jusqu’au cou, ne faisait plus rêver grand monde. Les chaînes de montage tournaient au ralenti, la grogne des travailleurs montait face à la baisse des salaires. C’était avant la guerre, avant que Vladimir Poutine ne fasse de la conquête de l’Ukraine son fonds de commerce. “Aux yeux du Kremlin, la guerre est désormais le principal moteur de l’économie russe et le ciment de l’unité nationale. Il n’y a donc aucune raison de l’arrêter”, observe Andreï Kolesnikov, expert de la Fondation Carnegie pour la paix internationale.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en dépit des lourdes sanctions occidentales, le PIB russe a progressé de 3,6 % en 2023 et devrait croître de plus de 3 % en 2024, loin de la dépression attendue par le FMI au début de l’invasion russe. Le taux de chômage n’a jamais été aussi bas, et des régions autrefois sinistrées entrevoient un avenir meilleur. La clef de ce petit “miracle” ? La militarisation à marche forcée du pays. Les dépenses de défense et de sécurité approchent des niveaux soviétiques, à hauteur de 6 % du PIB (et 30 % de la facture publique russe), soit un budget de 107 milliards d’euros en 2024. L’usage de ces sommes astronomiques repose désormais sur un homme, nommé ministre de la Défense le 12 mai, en lieu et place de Sergueï Choïgou (longtemps l’un des favoris de Poutine) : Andreï Beloousov, conseiller économique de longue date du président, novice total en matière militaire, mais étatiste convaincu. Le pedigree idéal pour pratiquer une version moscovite du “keynésianisme militaire”. En résumé : la relance par la guerre.

“Poutine injecte énormément d’argent dans le complexe militaro-industriel pour faire tourner l’économie, selon le vieux principe de ‘l’hélicoptère monétaire’, explique l’économiste russe Vladislav Inozemtsev, exilé à Washington. Mais au lieu de ‘larguer ses liasses’ directement à la population, il les distribue aux industriels, qui les réinvestissent.” Pour fabriquer leurs armes, véhicules et drones, les usines ont besoin de métaux, de composants électroniques ; il faut du textile pour concevoir les uniformes et les bottes des officiers, des trains et des conducteurs pour acheminer ces équipements. Face à cette demande croissante, les entreprises rivalisent pour la main-d’œuvre et font donc grimper les salaires.

La revanche des cols bleus

Sur Telegram et VKontakte (le Facebook russe), les petites annonces pleuvent. “Dans la ville de Toula [NDLR : à 200 kilomètres au sud de Moscou], une entreprise de production de matériel ferroviaire a besoin d’un tourneur. 565 roubles par heure de jour, 678 par heure de nuit. Salaire minimum de 161 000 roubles [NDLR : 1 663 euros] par mois”, lit-on sur cette publication. Une rémunération plus de deux fois supérieure au salaire moyen national. Plus alléchant encore : “Pour travailler en rotation, une entreprise de défense de la région de Moscou recherche les candidats suivants : tourneur et fraiseur […]. En un mois, vous gagnez 205 000 roubles [2 150 euros] !!! Nous assurons le logement dans un dortoir de deux personnes par chambre, le transport aller-retour à l’usine, des vêtements de travail neufs, une indemnité journalière, une compensation pour le voyage et l’examen médical.”

Avec de pareilles offres, la main-d’œuvre ouvrière se bouscule aux portes des usines. Une revanche des cols bleus nettement visible sur la carte de la Russie, grande comme 30 fois la France. “On assiste à une redistribution des revenus entre la classe moyenne – qui travaille souvent pour des entreprises internationales ayant, pour beaucoup, déserté la Russie – et les classes populaires, qui ne voyaient pas le bout du tunnel depuis des décennies, auxquelles Poutine offre une solution sur un plateau : la guerre !” grince l’économiste Elina Ribakova, chercheuse au cercle de réflexion Bruegel (Bruxelles).

Signe de cette bascule, des régions désaffectées, longtemps sous perfusion de l’Etat, se mettent depuis deux ans à contribuer au budget fédéral. Dans le centre du pays, la Volga, l’Oural ou la Sibérie orientale, le revenu par habitant augmente à vue d’œil. “Ces territoires, dotés d’importants actifs dans le domaine de la construction de machines, ont vu affluer une avalanche de fonds provenant des commandes de l’Etat en matière de défense”, constate dans une récente étude la chercheuse Ekaterina Kurbangaleeva, qui a épluché les données de l’agence nationale des statistiques Rosstat. D’autres secteurs profitent de ce boom, à l’image de l’industrie de la chaussure, dont les revenus ont doublé, ou la fabrication de vêtements, trois fois plus lucrative qu’avant la guerre, selon l’universitaire. Une croissance stimulée par les besoins de l’armée, et par la demande civile après le départ de nombreux fabricants étrangers.

Dans la Russie des laissés-pour-compte, ce soudain embourgeoisement doit aussi beaucoup à une sordide manne : le business des mobilisés. Morts ou vifs, les soldats qui combattent en Ukraine rapportent gros à leurs familles. Un militaire envoyé au front touche une solde mensuelle d’environ 200 000 roubles (2 100 euros), trois fois plus que le salaire moyen, et en cas de blessure, un dédommagement de 3 millions de roubles (31 500 euros). Des sommes considérables, qui atteignent des sommets en cas de décès. La veuve et les orphelins peuvent alors prétendre à plusieurs paiements : l’indemnité présidentielle établie par un décret de Poutine, celle du ministère de la Défense, les versements de l’assurance obligatoire pour tout soldat et les réparations payées par les gouvernements régionaux… Une famille ayant perdu l’un des siens peut – en théorie – toucher jusqu’à 14 millions de roubles (147 000 euros), selon les calculs de Vladislav Inozemtsev. “Si un homme part à la guerre et meurt entre 30 et 35 ans […], sa mort sera économiquement plus avantageuse que s’il était resté vivant, observe cet expert dans un article paru sur le site d’informations Riddle. Non seulement le régime de Poutine exalte la mort, mais il en fait une option rationnelle.”

Ascension sociale morbide

Telle est la promesse de Vladimir Poutine à son peuple : une ascension sociale morbide, gage de la sacro-sainte “stabilité” qui assure depuis toujours sa survie politique. De fait, le soutien au régime ne tient plus seulement, semble-t-il, à la propagande rabâchée à longueur de talk-shows. “Les gens n’aiment pas spécialement la guerre, mais ils se disent simplement : je gagne mieux ma vie qu’avant, tant mieux. C’est du pragmatisme pur et dur, il n’y a ni émotion ni morale dans cette histoire”, estime Natalia Zoubarevitch, économiste et géographe de renom, basée à Moscou. Quid des familles qui voient revenir à la maison les cercueils de leurs fils, frères et pères, sacrifiés au front ? “N’oubliez jamais une chose, reprend l’intellectuelle : le prix de la vie humaine est très faible en Russie.”

Surtout, la majorité des Russes ne se sent pas directement concernée par cette guerre. “Les soldats morts au front représentent encore un petit nombre de personnes impliquées dans l’effort de guerre, insiste Denis Volkov, directeur du Centre Levada à Moscou, dernier grand institut de sondage indépendant du pays. Pour l’instant, nous avons connaissance de 50 000 pertes confirmées de manière indépendante [NDLR : selon des enquêtes de médias internationaux comme la BBC]. Soit environ 0,03 % de la population. Imaginons que ce chiffre soit multiplié par 3 ou 4, cela reste un petit pourcentage.” Alors que ceux qui tombent au front sont souvent originaires de régions rurales, en ville, la guerre passe quasiment inaperçue. A Moscou et Saint-Pétersbourg, l’été approche, les cafés sont pleins, les théâtres et les salles de concert déroulent leurs programmes. La vie comme si de rien n’était, ou presque. Mais jusqu’à quand ? Combien de temps tiendra ce système tout entier dirigé vers l’effort de guerre ?

Tant que la Russie parviendra à exporter ses hydrocarbures à ses pays amis, Inde et Chine en tête, grâce auxquels l’argent coule à flots. Tant que les sanctions occidentales ne seront pas plus efficaces. Car non seulement les Russes parviennent à contourner les contrôles à l’export sur les matériaux militaires, mais ils importent sans entrave les biens de consommation qu’ils sont incapables de produire. “Nous n’exerçons pas une pression suffisante pour imposer à Poutine un choix entre le beurre et les canons, autrement dit financer la guerre ou assurer le bien-être de sa population”, déplore Elina Ribakova. Pour l’heure, Moscou se paie le luxe de faire les deux. Depuis 2022, l’Etat a revu à la hausse les pensions et les salaires des fonctionnaires à plusieurs reprises et élargi les programmes d’aides sociales, notamment les allocations familiales.

Personne ne sait comment arrêter cette guerre. Et Poutine n’y songe même pas.

Bref, rien n’incite Vladimir Poutine à mettre fin à son invasion en Ukraine. Pis, le président russe y a tout à perdre. “C’est le principe de la bicyclette : si vous commencez à rouler, vous ne pouvez plus vous arrêter, commente l’économiste Vladislav Inozemtsev. Personne ne sait comment arrêter cette guerre. Et Poutine n’y songe même pas, d’autant que l’état d’urgence lui profite. Les lois sont adoptées en vingt-quatre heures, l’opposition est silencieuse, les médias indépendants sont expulsés. Tout va bien pour lui.”

Théoricien d’une guerre éternelle, le chef du Kremlin place son pays au bord du précipice. L’économie, en surchauffe grâce à la demande de l’armée, menace à terme de s’effondrer. D’autres pays ont vécu l’expérience douloureuse – au sortir des Première et Seconde Guerres mondiales notamment – du retour à la normale après des années d’économie de guerre, de sous-investissement dans les infrastructures, l’éducation, la santé. La production militaire pourra-t-elle profiter à la production civile, si le conflit se termine un jour ? “Aucune chance !, tranche Natalia Zoubarevitch. Ces entreprises sont sponsorisées par l’Etat, elles ne se soucient guère des coûts, et ne sont donc pas compétitives.” La main-d’œuvre, aspirée des années durant par le secteur de la défense, manquera partout. Et les tourneurs, soudeurs et fraiseurs tant demandés en temps de guerre peineront à se reconvertir. Un tableau cauchemardesque.

Mais Vladimir Poutine, âgé de 71 ans, ne sera peut-être plus de ce monde quand la bulle éclatera. Quand bien même les forces russes se replieraient, l’armée devrait encore reconstituer son stock de matériel. De quoi faire tourner les usines encore plusieurs années. “Le credo du Kremlin ? ‘Après nous, le déluge’. En attendant, dépensons tout l’argent nécessaire à notre survie”, conclut Andreï Kolesnikov. Tant pis s’il faut pour cela sacrifier le peuple. Il y a décidément quelque chose de pourri au royaume de Poutine.

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