Kimberly Powell (Nvidia) : “La plus grande contribution de l’IA sera dans la médecine”

Kimberly Powell (Nvidia) : “La plus grande contribution de l’IA sera dans la médecine”

Kimberly Powell a été un témoin privilégié de la transformation spectaculaire de Nvidia. Au moment de son embauche, il y a seize ans, le groupe se rend compte que les GPU, ces puces dédiées au traitement des graphismes des jeux vidéo – invention maison de la firme en 1999 – étaient aussi excellentes pour donner vie aux pixels que pour du calcul informatique à visée scientifique. La décennie suivante, la puissance de calcul de Nvidia devient ainsi très convoitée dans le monde. Elle explose, même, aux alentours de 2022, à l’avènement de l’IA générative, ces programmes capables de créer des textes, des images ou des sons par eux-mêmes. L’entreprise fondée par l’Américano-Taïwanais Jensen Huang, en tire profit, et s’installe aujourd’hui comme la première capitalisation boursière au monde, dépassant Apple ainsi que Microsoft, à plus de 3 000 milliards de dollars. Son cours gagnant 200 % sur la seule dernière année.

Powell, désormais vice-présidente monde spécialisée dans la santé, évoque l’impact concret que vont avoir les GPU et plus largement l’IA sur la découverte de maladies et le traitement des patients. Selon elle, sûrement le secteur le plus décisif, un jour, pour Nvidia, compte tenu des besoins et des quantités de data disponibles pour nourrir ses machines.

L’Express : Pourquoi la médecine a-t-elle besoin de puissance informatique aujourd’hui ?

Kimberly Powell : La radiologie et l’imagerie médicale sont de bons exemples. Les rayons X, les scanners et IRM ou encore les ultrasons, des technologies non invasives pour du diagnostic, existent pour certaines depuis plus de cinquante ans. Depuis un quart de siècle, maintenant, l’ordinateur permet de numériser les images obtenues, et la croissance de la puissance de calcul permet de toujours mieux les exploiter. Un de mes premiers projets chez Nvidia a été d’observer pour la première fois un bébé in utero en 3D, via un partenariat avec Siemens.

Aujourd’hui, les données collectées par les nombreux capteurs dans les machines permettent la reconstruction d’images de notre anatomie. Parmi les autres domaines de la santé qui ont réellement besoin de l’informatique, on peut citer la génomique ou la dynamique moléculaire, la découverte de médicaments. Ce n’est que lorsque l’informatique accélérée est arrivée, avec la puissance de calcul apportée par les GPU, que les scientifiques ont pu réaliser des simulations à la fois plus rapidement et sur une multitude de paramètres. Et c’est ici que l’on a commencé à comprendre l’interaction des molécules entre elles et à faire de nouveaux progrès. Puis, la médecine a besoin de puissance de calcul pour l’IA.

Qu’apportent concrètement l’IA et dernièrement, l’IA générative, au domaine de la santé ?

Si l’on reprend l’exemple de la radiologie, au fond, en quoi cela consiste-t-il ? C’est l’idée, pour les médecins, de repérer des anomalies ou des tendances afin de les aider à comprendre ce qui se passe chez le patient puis à les traiter. L’IA permet de l’aider en contrôlant la qualité de l’image obtenue, en ciblant des éléments que le médecin peut examiner plus en profondeur. Ces dix dernières années, on a aussi assisté à la création de nombreux modèles, spécialisés dans la détection des tumeurs cérébrales à partir d’un IRM par exemple. Ou un autre capable de mesurer, en cardiologie, la fraction d’éjection, soit la quantité de sang éjectée à chaque battement dans une cavité cardiaque. Des segments très spécifiques. Depuis l’apparition des réseaux de neurones “transformers”, en 2017, à l’origine de l’IA générative, il est possible de créer des modèles non spécifiques à une tâche, grâce à de larges quantités d’imageries médicales diverses. Un peu comme les LLM, que l’on utilise par exemple dans ChatGPT, mais dans la santé. Ce qui ouvre à une meilleure compréhension des images et au-delà de la détection, reconnaître par exemple les caractéristiques d’une tumeur pour mieux la traiter.

En 2030, la santé sera la plus grande industrie de données au monde

La suite, c’est que chaque établissement universitaire, start-up, société pharmaceutique puisse développer ses modèles d’IA génératifs à partir de ses propres données. Puis, enfin, amener l’IA dans le bloc opératoire, via des plateformes que l’on propose comme Holoscan, et des robots comme celui de notre partenaire Moon Surgical, une start-up basée à Paris. C’est-à-dire, pour les chirurgiens, avoir accès à des algorithmes d’IA en temps réel pendant leur opération. Tout cela me fait penser que la plus grande contribution de l’IA générative sera dans la médecin.

Pourquoi ?

Vous savez, de nombreuses nations ont aujourd’hui des problèmes similaires : des populations vieillissantes, donc des difficultés dans la gestion des soins chroniques et des professionnels de la santé surchargés de travail. Nous avons donc besoin d’un niveau d’automatisation. A la fois pour améliorer les compétences des médecins, leur libérer du temps, et donner aux chercheurs de médicaments 10, 100, pourquoi pas 1 million de fois plus de chance d’aboutir à leur prochaine découverte. L’IA adresse énormément de questions essentielles : comment pouvons-nous aider les patients à mieux comprendre leur état de santé ? Comment être meilleur dans la prévention grâce à toutes les données que l’on a ? Comment limiter les erreurs médicales ? Comment pouvons-nous aider 2 millions de chirurgiens supplémentaires ? Parce que, il faut le rappeler, seul un tiers du monde a accès à la chirurgie ou à des activités telles que la radiologie et l’imagerie médicale à ce jour.

Kimberly Powell, responsable du domaine de la santé chez Nvidia

Quel sera l’impact de l’IA et de l’IA générative sur la santé d’ici à dix ans ?

D’ici là, et même avant, en 2030, la santé sera la plus grande industrie de données au monde. Car nous numérisons tout ce qui concerne les soins de santé, l’imagerie. Nous séquençons actuellement de grandes populations, et plus d’une fois. Nous faisons fonctionner des équipements de laboratoire de données de laboratoire de sciences de la vie vingt-quatre heures sur vingt-quatre afin de pouvoir observer comment les cellules réagissent aux médicaments. Tout comme l’intégralité d’Internet alimente un ChatGPT, il y aura des programmes permettant de réunir l’intégralité de toutes les expériences scientifiques dans un ordinateur. Et ce sera global. Car tous ces outils, d’ailleurs, se transforment à l’ère de l’IA, les smartphones aussi, qui embarquent directement la technologie. L’accès à l’information se fera de là. Par ailleurs, de nombreux programmes sont aujourd’hui open source et accessibles facilement. Ce qui signifie que nous serons en mesure de procéder à de la recherche plus rapidement que jamais. Personne ne peut dire que l’on maîtrise parfaitement la biologie aujourd’hui. Parce que la façon dont nous l’apprenons depuis toujours, c’est soit par l’évolution, soit par l’expérimentation. Ces deux seuls aspects ne suffisent pas pour comprendre le vivant.

Le cancer est la première cause de mortalité prématurée en France. L’une des principales à travers le monde. Peut-on s’attendre à des avancées majeures, prochainement, dans la lutte contre le cancer, avec l’IA ?

Je ne vois pas comment ça ne pourrait pas être le cas. Une des grandes complexités du cancer, c’est qu’il est à chaque fois unique. Chaque thérapie est donc personnalisée. Naturellement, aucun médecin ne peut disposer de toutes ces informations. Rien que pouvoir aujourd’hui collecter l’expérience de chaque patient atteint de cancer, son parcours, son traitement, et pouvoir traiter ces informations dans un ordinateur devrait grandement aider toutes les prises en charge.

Beaucoup espèrent avoir un médecin dans leur poche, pensez-vous que cela soit possible un jour ?

Je pense que cela s’est déjà produit dans une certaine mesure. D’abord, les médecins ont eux-mêmes des médecins dans leur poche, non ? Ils travaillent tous les jours en consultant leurs partenaires et en obtenant un deuxième avis auprès de personnes qui s’y connaissent. Mais, bien sûr, les capacités de ChatGPT permettent d’une certaine manière d’intégrer toutes les connaissances du monde. Ainsi, au lieu que le docteur ait actuellement une ou deux opinions, avec ChatGPT, il pourrait avo r plus de 1 million d’expériences médicales en poche. Et il en va de même pour le patient donc. Après, un LLM – le programme à la base de ChatGPT – est un excellent planificateur. Cependant, il a besoin d’autres technologies, comme le RAG – la génération augmentée de récupération – pour aller puiser dans des connaissances fiables. Celles-ci peuvent être constituées de documents gouvernementaux, de politiques hospitalières, de votre dossier de santé électronique personnel et de ses informations actuelles. Mais ces systèmes ne sont pas encore tout à fait au point.

Les données de santé font partie des plus convoitées par les hackeurs. Et beaucoup craignent de livrer aux IA et à des clouds hors de leurs frontières des données aussi personnelles que celles liées à la santé. Comment répondez-vous à ces craintes ?

En vérité, je pense hélas que divers services collectent des données sur nous depuis environ deux décennies et finalement, en savent déjà plus sur nous que nous n’en savons sur nous-mêmes. Mais c’est évidemment une question cruciale, à tout niveau : celui des patients, et celui plus largement des systèmes de santé. Plusieurs techniques de confidentialité existent, je pense à l’apprentissage fédéré, qui se développe massivement. Celui-ci permet d’entraîner des modèles d’IA plus intelligents et personnalisés tout en protégeant la vie privée des utilisateurs, car leurs données restent sur leurs appareils. Au printemps, Nvidia a également lancé “Nim”. L’idée est d’encapsuler de la puissance de calcul dans des petits boîtiers, afin de les importer partout où vous avez besoin. Au lieu que le service soit uniquement disponible sur un fournisseur de cloud, l’IA – un modèle comme Llama-3 de Meta par exemple – peut fonctionner localement sur un ordinateur, un centre de données d’un hôpital, à l’intérieur d’un robot chirurgical. A peu près partout.

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