Jason Chicandier, l’humoriste graveleux prend la plume : “Derrière mon côté très beauf…”

Jason Chicandier, l’humoriste graveleux prend la plume : “Derrière mon côté très beauf…”

Saint-Etienne, début des années 1990. Un adolescent de 14 ans, Laurent Regairaz, découvre les joies de l’ivresse au Baladin : “C’était tenu par les parents d’un pote. Venant d’un milieu bourgeois à la Chabrol [NDLR : père chirurgien, mère ophtalmo], je n’avais pas la culture du bar. Ce fut une révélation. Le bistrot, c’est le sas de sécurité de l’homme avant de rentrer chez lui. Le zinc est généralement un univers masculin, on ne va pas se mentir. Le mec sort de son travail avec son petit costard et ses petits problèmes, il descend ses deux ou trois canons, il se met à se livrer, il fait des blagues graveleuses, il se sent un peu mieux et il rentre chez lui… Rien n’a changé depuis Zola ou L’Absinthe de Degas ! J’adore ce théâtre fait d’éclopés, de mythomanes et de petites gens, dont certains ont une forme de noblesse. Ça m’est resté chevillé au corps : il n’y a pas une journée où je ne vais pas au troquet.” De l’alcool a coulé sous les ponts. Après avoir été brièvement notaire, le pilier de bar est devenu célèbre sous le pseudonyme de Jason Chicandier. Pour discuter de son premier livre, Les Miscellanées de Chicandier (Flammarion), l’humoriste ne nous a pas donné rendez-vous dans un rade mais chez Carette, le luxueux salon de thé sis dans le XVIe arrondissement de Paris. Bien qu’il ne soit que l’heure du goûter, Chicandier commande un Picon-bière. Mauvaise pioche : pas de Picon chez Carette. Une pinte fera l’affaire…

Les pharisiens de Saint-Germain-des-Prés s’étonneront que nous consacrions deux pages à Chicandier, qui a par le passé assuré la première partie de Jean-Marie Bigard. Contrairement à tant de fausses valeurs, il a le mérite de ne pas se croire sorti de la cuisse de Jupiter. Il présente ses Miscellanées… comme “un livre de chiottes” et défend ce genre trop peu pratiqué par les éditions de Minuit : “Mon titre fait évidemment référence aux Miscellanées de Mr. Schott, de Ben Schott, un bon livre de chiottes. Un livre de chiottes est un recueil avec à boire et à manger, quelques infos de-ci, de-là, des blagues et de la culture générale. On en lit une ou deux pages, on le repose et on est content de le reprendre. Mes classiques : Les Nuls, le livre, les bouquins de Baffie, ceux de Jean Yanne, Les Anecdotes les plus drôles du cinéma de Bruno Solo. Dernièrement, j’ai découvert avec bonheur Un esprit bof dans un corps pas ouf d’Anne-Sophie Girard. Génial !”

Au milieu de sa pinte, Chicandier nous fait cette confession : “Derrière mon côté très beauf, je suis d’un snobisme abyssal. Je suis un beauf in – pardon pour l’anglicisme, l’ordonnance de Villers-Cotterêts ne nous en voudra pas !” A la fois grande et fine gueule, l’hurluberlu qui avait posé en slip en couverture du magazine gastronomique Grand Seigneur a pour parrain le chef Pierre Gagnaire : “On oublie parfois que, bien avant d’ouvrir des adresses dans le monde entier, il a commencé à Saint-Etienne. Son fils Félix était mon meilleur ami d’enfance. Tous les mercredis et samedis, je déjeunais dans le restaurant de Pierre. Il m’a biberonné à l’excellence ! A 10 ans, quand j’ai décidé de me faire baptiser, je lui ai demandé d’être mon parrain. On est restés très proches. Chaque année, il m’invite à dîner et on se fait à l’un et à l’autre notre psychanalyse dans son arrière-cuisine. Quand je ne vais pas bien, c’est lui que j’appelle. On s’envoie des messages d’amour, on est carrément guimauve…”

“Céline est peut-être l’auteur que je trouve le plus drôle”

Ce goût sûr qu’a Chicandier quand il passe à table, on le retrouve lorsqu’il s’agit d’ouvrir un livre. Il pose ainsi ce jugement très juste sur la littérature contemporaine, où le témoignage l’emporte sur l’imagination et le style : “Tout est victimaire aujourd’hui, dans la société comme dans les bouquins : j’ai été abusé, mon père était violent, ma mère était toxique, mon ex était un pervers narcissique… Comme si Jean-Luc Delarue et son émission Ça se discute avaient été précurseurs de la tendance actuelle : j’ai souffert, donc j’en fais un livre. Mais non ! La littérature se nourrit de choses plus larges, elle devrait être plus légère, moins nombriliste. On peut avoir des traumatismes et les transcender – ce qu’ont fait Tolstoï, Dostoïevski, Proust, Marguerite Yourcenar…” Et la bonne littérature comique dans tout ça ? En existe-t-il encore une ? “J’avoue que ça date… Louis-Ferdinand Céline est peut-être l’auteur que je trouve le plus drôle. Voyage au bout de la nuit, je peux lire chaque page en pleurant de rire. C’est du second degré permanent. Céline a un sens de la description digne de Proust : quand il entre dans une pièce, il repère toujours le détail qui fera mouche. Je vénère aussi Frédéric Dard. Dans ses San-Antonio, il y a des punchlines fleuries. Mon but sur scène, c’est de faire rire, d’être truculent, en évitant au maximum la grossièreté inutile. Je tiens ça de Dard.”

Dans ses Miscellanées, où Chicandier cite Molière ou Sacha Guitry entre deux farces grivoises, les quatre noms qui reviennent le plus souvent sont ceux de Coluche, Jacques Martin, Jean Yanne et Jacques Dutronc. Notre homme semble attaché à une certaine France gouailleuse rétro, celle que s’emploie à réhabiliter la revue trimestrielle Schnock : “C’est totalement ça ! Ces quatre-là étaient des touche-à-tout très talentueux. J’adore les aphorismes et l’élégance de Dutronc. Coluche savait jouer du violon avec des gants de boxe, et je le tiens pour le plus grand humoriste de tous les temps. Jean Yanne était acteur et réalisateur, mais il composait également la musique de tous ses films – il était à la fois collaborateur des Grosses Têtes et fin mélomane. Quant à Jacques Martin, c’est le music-hall incarné… Et c’était un immense cocaïnomane, aussi ! Le premier à s’être fait poser une plaque sur la cloison nasale tellement les cristaux de coke l’avaient attaquée… Il est mort seul, abandonné de tous, à l’Hôtel du Palais de Biarritz. On connaît l’anecdote où Laurent Gerra vient le voir et lui propose un verre de vin – et Martin de répondre que, non merci, il tient à mourir en bonne santé…”

Comment ça va, de son côté, la petite santé ? Que les fans de Chicandier se rassurent, il n’a pas arrêté de boire : “Je n’aime pas parler de ça : je suis humoriste, pas addictologue, donneur de leçons de vie – ces gens-là me fatiguent. Oui, je me suis calmé après une alerte au foie. Avant, je me levais au Ricard. Il n’y avait pas une journée où je n’étais pas saoul. J’étais incontrôlable. Désormais, je ménage ma monture, j’ai une relation apaisée avec l’alcool, dont je fais une consommation sympathique.” Nous avons gardé le meilleur pour la fin. A la dernière page de ses Miscellanées…, Chicandier fait l’éloge d’Antoine Blondin, dont il nous chante à nouveau les louanges en terminant sa bière : “Blondin était un génie pur. Il suffit de voir ses manuscrits : il écrivait sur des carnets d’écolier, sans une seule rature, du premier jet. Il était au-dessus du lot. Ses chroniques sur le Tour de France sont des bijoux, des chefs-d’œuvre. Blondin, hélas, était alcoolique… Au fil des années, son acuité intellectuelle s’est faite moins tranchante, ses carnets plus bâclés. Dans Monsieur Jadis ou l’école du soir, il décrit avec autodérision des scènes d’engueulades terribles avec sa femme dans la rue. Le roi des bars était rejeté de son royaume comme un vulgaire va-nu-pieds. Il arrivait bourré, il insultait tout le monde, sa verve avait disparu…” Celle de Chicandier est intacte. On tient avec cet énergumène bien de chez nous un Cyrano de Bergerac qui, au lieu d’écrire des lettres d’amour, signerait le meilleur livre de chiottes de cet été.

Les Miscellanées de Chicandier. Par Jason Chicandier. Flammarion, 240 p., 19 €.

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