Le français, une arme puissante et sous-estimée dans le monde des affaires

Le français, une arme puissante et sous-estimée dans le monde des affaires

Au moment d’évoquer la langue française, Hugo, Molière, Proust et autres grands écrivains s’invitent rapidement dans la conversation. Les concepts de “commerce extérieur”, de “création d’emplois” ou d'”économie” émergent plus rarement – à moins d’appartenir à l’Alliance des patronats francophones.

Pourtant, le français est aujourd’hui la troisième langue la plus utilisée dans les affaires, avec 16 % du PIB mondial et 20 % des échanges recensés sur la planète, selon Business France, l’établissement public chargé d’aider les PME à se projeter à l’international. Il est aussi la deuxième langue la plus enseignée dans le monde et la quatrième pour ce qui concerne les usages sur Internet. Quant au nombre de francophones, il est estimé à 310 millions aujourd’hui. Ces chiffres sont à considérer avec prudence, dans la mesure où il est impossible de dire à partir de quel moment un individu “maîtrise” une langue. En revanche, la forte progression à venir du nombre de francophones est un fait acquis. Il va doubler dans les prochaines décennies, porté notamment par la démographie africaine.

Un climat de confiance

L’influence de l’usage du français dans les affaires ne fait aucun doute, comme l’a constaté Jean-Lou Blachier, président du Groupement des entrepreneurs francophones. “En 2019, j’ai organisé le Forum international des entreprises francophones au Sénégal, se souvient l’auteur d’un récent rapport sur le sujet pour le Conseil économique, social et environnemental. J’y ai croisé le patron d’une petite entreprise de cinq salariés qui produisait des noix de cajou. Deux ans plus tard, ce patron est revenu me voir, ravi : ‘Grâce aux contacts que j’ai noués sur ce salon, j’ai multiplié mon chiffre d’affaires par dix et embauché 15 personnes supplémentaires.’ Cela témoigne du potentiel économique de l’espace francophone, pour peu qu’on sache l’organiser.”

Une analyse confirmée par Yves Montenay, centralien et docteur en démographie politique : “Je participe quelquefois aux manifestations du Medef de Seine-Saint-Denis, où l’on croise de nombreux entrepreneurs d’origine étrangère. Ils cherchent à s’implanter dans leur pays d’origine, notamment en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Gabon, dans la République démocratique du Congo. C’est là que, grâce au français, ils trouvent des débouchés naturels.”

Ces patrons auraient-ils conclu les mêmes accords avec des entreprises traitant en anglais ? Pas forcément. Car les linguistes l’ont démontré : le fait d’avoir une langue commune crée un climat de confiance et permet de mieux se comprendre. “Le partage du français apporte une complicité, une intimité et une efficacité irremplaçables, souligne Laurent Saint-Martin, le tout nouveau ministre du Budget et des Comptes publics, jusqu’alors directeur de Business France. Et cela est vrai non seulement dans la trentaine d’Etats du monde où notre langue dispose d’un statut de langue officielle, mais aussi en Asie du Sud-Est et en Amérique latine, où l’on rencontre aussi des personnes qui parlent français.” La preuve par les chiffres : les échanges entre pays francophones sont supérieurs de 18 % aux échanges entre pays francophones et non francophones, assure Business France.

Le français reste une grande langue mondiale.

L’anglais, vecteur d’une vision du monde

La suprématie linguistique est donc une arme commerciale, les Anglo-Saxons l’ont compris depuis longtemps. Les Américains misent sur la culture pour formater les esprits et, accessoirement, mieux écouler leurs marchandises. “Le jazz, disait le président Eisenhower, est le meilleur ambassadeur de l’Amérique.” Mieux encore, si l’on peut dire : l’universitaire Robert Phillipson a révélé l’existence d’un rapport confidentiel établi après une conférence anglo-américaine organisée en 1961 à Cambridge. Dès le discours d’ouverture, l’ambition était claire : “L’anglais doit devenir la langue dominante et remplacer les autres langues et leurs visions du monde.” Une stratégie dont Disney, Netflix, Hollywood, Google et les autres sont les agents les plus influents.

C’est l’évidence : il est toujours plus facile d’imposer ses vues lorsque les discussions ont lieu dans sa propre langue. “Le fait d’obliger les fonctionnaires internationaux, diplomates ou ministres, à s’exprimer dans une langue qui n’est pas la leur équivaut à les placer en situation d’infériorité. Cela les prive de la capacité de raffinement, ce qui revient à faire des concessions à ceux dont c’est la langue maternelle”, avait dénoncé en 1998 l’ancien secrétaire général de l’ONU Boutros Boutros-Ghali. Il en va de même pour les chercheurs : alors qu’un ingénieur britannique, australien ou américain peut consacrer toute son énergie à ses travaux, son concurrent français ou italien doit investir une partie de son temps à perfectionner son anglais…

Face à ce rouleau compresseur, une prise de conscience s’amorcerait-elle chez nous ? Quelques signaux pourraient le laisser penser. Ces dernières années, une Alliance des patronats francophones a vu le jour et plusieurs rapports sur le sujet ont été rédigés, notamment par Jacques Attali. Comme un symbole, le prochain Sommet de la francophonie – qui, pour la première fois depuis trente-trois ans, se tient en France, les 4 et 5 octobre prochains –, comprend un “salon des innovations en français”, Francotech. Intelligence artificielle, transition énergétique, logistique, finance : 1 500 professionnels issus de 100 pays se rassembleront à la station F, à Paris, avec l’objectif de développer leurs affaires au sein de l’espace francophone. Une initiative évidemment positive, d’autant que le marché est porteur. “Avec une croissance de 2,2 % par an, le monde francophone constitue l’espace linguistique le plus dynamique au monde”, souligne Ilyes Zouari, président du Centre d’étude et de réflexion sur le monde francophone. Dans bien des pays, en effet, la vigueur de la croissance économique contraste avec l’atonie hexagonale : + 6 % attendus en 2024 au Bénin ; + 4,3 % au Cameroun ; + 6,5 % à Djibouti ; + 5,8 % au Vietnam.

Choose France, Smile in Reims…

Avec de telles perspectives, c’est donc une politique cohérente qu’il s’agit maintenant de mettre en place. En instaurant des normes communes dans le domaine du droit et de la comptabilité – elles le sont déjà en partie, héritage de notre ancien Empire colonial. En facilitant l’accueil des étudiants étrangers, pour éviter de les voir partir aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni. En délivrant des visas aux chercheurs, aux congressistes et aux hommes d’affaires. En développant la place du français comme langue d’enseignement. Sans oublier de soutenir massivement nos industries culturelles, notamment dans le cinéma, la musique ou les séries télé – des secteurs dominés aujourd’hui par les Anglo-Saxons. “En 2004, 77 % des Québécois écoutaient de la musique francophone. Sur Spotify, ce chiffre est tombé à 8 % !” s’alarme Jean-François Roberge, le ministre québécois de la langue française.

Las… En dehors des discours de circonstance, cette volonté n’existe pas aujourd’hui. En témoignent les intitulés des sommets qui se déroulent en France. The One planet summit for the Ocean, à Brest ; Choose France, à Versailles… Des évènements internationaux, admettons. Mais alors, pourquoi les pouvoirs publics utilisent-ils l’anglais pour s’adresser… aux Français ? De l’opération Smile in Reims destinée à accueillir les nouveaux arrivants – dont on doute qu’ils soient tous anglophones – au Pass (sans e !) culture du ministère du même nom, jusqu’au plan One Health du ministère de la Santé. Comme si le français était ringard par nature et incapable de dire la modernité. Il est pourtant une règle de base en linguistique : c’est rarement en donnant le sentiment que l’on a honte de sa propre langue que l’on donne envie aux autres de l’adopter…

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