Peter Turchin : “Il y a un vrai risque d’effondrement des Etats-Unis”

Peter Turchin : “Il y a un vrai risque d’effondrement des Etats-Unis”

Difficile de ne pas penser à Isaac Asimov quand on échange avec Peter Turchin. Dans Fondation, l’auteur de science-fiction mettait en scène une discipline fictive, la psychohistoire, censée prévoir l’Histoire et l’effondrement de civilisations à partir de l’analyse statistique. Professeur à l’université du Connecticut, Peter Turchin est, dans la vraie vie, l’initiateur de la cliodynamique, discipline qui tente de modéliser le passé pour mieux expliquer l’avenir.

Né en Union soviétique en 1957, Turchin s’est installé aux Etats-Unis en 1977, quand son père Valentin Tourtchine, brillant physicien et pionnier de l’IA, a pris le chemin de l’exil. Ayant d’abord étudié, en tant que biologiste, la dynamique des populations chez les coléoptères, papillons ou rongeurs, le chercheur s’est, à la fin des années 1990, tourné vers les humains. En 2010, dans un article publié dans Nature, Turchin a annoncé qu’aux alentours de 2020, les Etats-Unis devraient connaître une période d’instabilité politique importante. Coup de chance ou de génie ? Le Chaos qui vient, qui paraît en français le 10 octobre au Cherche-Midi, synthétise en tout cas ses travaux à destination du grand public.

Pour L’Express, Peter Turchin explique pourquoi les Etats-Unis se situent, selon lui, dans une phase pré-révolutionnaire qui pourrait bien déboucher sur un effondrement de l’Etat. Pour lui, les sociétés démocratiques occidentales ne sont pas à l’abri d’un “moment Néron”, la faute notamment à une surproduction d’élites. Entretien.

Quelles sont les tendances cycliques qui, selon votre modèle, se répètent dans l’Histoire ?

Peter Turchin : Les sociétés humaines complexes organisées en Etat existent depuis environ 5 000 ans. Pendant un certain temps, ces sociétés peuvent connaître des périodes de paix et d’ordre internes élevés, d’une durée d’environ un siècle. Mais inévitablement (du moins, dans le passé…), elles finissent par entrer dans des périodes de troubles sociaux et de désintégration politique. Ce que j’appelle “la fin des temps”. La France a par exemple connu une phase intégrative durant le haut Moyen Age, qui a commencé sous le règne unificateur de Philippe Auguste (1180-1223), et s’est achevée avec la guerre de Cent Ans. La prochaine phase d’intégration, la Renaissance, a duré un peu plus d’un siècle (1450-1560), suivie d’une phase de désintégration avec les guerres de religion (1562-1598), puis des rébellions de barons, des insurrections huguenotes et des soulèvements paysans, pour culminer avec la Fronde de 1648-1653. Dans le dernier cycle complet français, la phase d’intégration, les Lumières, s’est étendue de 1660 à la Révolution en 1789. La phase de désintégration comprend la période napoléonienne, les révolutions de 1830 et 1848 et la Commune de Paris en 1871.

Comment expliquer ces phases ?

C’est la grande question. Mon équipe analyse des centaines de crises survenues au cours des derniers millénaires. Pour résumer, notre modèle a mis en avant le fait que lorsqu’un Etat connaît une stagnation ou une baisse des salaires réels, un écart croissant entre riches et pauvres, une surproduction de jeunes hauts diplômés, une baisse de la confiance générale et une explosion de la dette publique, ces indicateurs sociaux a priori disparates sont en réalité liés les uns aux autres de manière dynamique.

Aujourd’hui, il n’est pas trop tard pour éviter les pires conséquences d’une nouvelle fin de cycle. Mais pour cela, nous avons besoin d’une véritable science de l’Histoire afin de nous aider à naviguer dans ce chaos qui vient.

Pourquoi la surproduction d’élites représente-t-elle un facteur si important dans votre modèle ?

Qui sont les élites ? Pour faire simple, il s’agit d’une petite proportion de la population qui concentre le pouvoir social entre ses mains. Par exemple, les fameux “1 %” aux Etats-Unis, la classe des mandarins dans la Chine impériale ou la noblesse militaire dans la France médiévale. Toutes les sociétés vastes et complexes ont des classes dirigeantes. Qu’importe que la gouvernance d’un Etat soit démocratique ou autocratique, on trouve toujours une petite fraction de la population qui concentre entre ses mains une part disproportionnée du pouvoir social. Mais il existe plusieurs types d’élites : militaires, économiques, politiques et administratives ou idéologiques.

La question clé, c’est comment ces élites se reproduisent et comment elles sont recrutées. Il y a toujours plus d’aspirants à l’élite que de postes de pouvoir disponibles. Une certaine concurrence est bénéfique, mais une concurrence excessive est destructrice. La surproduction d’élites survient quand la demande de places de pouvoir dépasse massivement l’offre. Aux Etats-Unis, le nombre de diplômés a, depuis, largement dépassé celui des postes correspondants. Le déséquilibre est majeur dans les sciences sociales et humaines. Mais même dans les diplômes Stem (sciences, technologies, ingénieries et mathématiques), il y a une surproduction.

Or, nous avons constaté que la surproduction d’élites est un phénomène récurrent dans les périodes de pré-crise. Trop d’aspirants à l’élite se disputent un nombre fixe de positions de pouvoir. C’est comme un jeu des chaises musicales : le nombre de chaises est constant, alors que le nombre de joueurs augmente. Résultat : le jeu crée des perdants qui sont frustrés et en colère. Mais cela provoque aussi des divisions au sein même de l’élite, une gouvernance dysfonctionnelle et l’émergence de politiciens antisystème, comme Donald Trump. Lorsque la pyramide sociale devient trop lourde au sommet, les conséquences sont désastreuses pour la stabilité des sociétés.

Dans l’Histoire, les avocats frustrés sont parmi les plus dangereux pour le régime en place.

Pourquoi les personnes diplômées mais précaires constituent-elles la classe la plus dangereuse pour la stabilité sociale, plus encore que les classes populaires ou ouvrières ?

Parce que ces personnes sont ambitieuses, nombre d’entre elles sont intelligentes, travaillent dur et ont de bonnes relations. Mais beaucoup d’entre elles sont traitées injustement par un système qui favorise les enfants des élites établies. Ces personnes sont donc motivées et savent s’organiser pour se transformer en contre-élite, ce qui représente une combinaison très dangereuse.

Dans l’Histoire, les avocats frustrés sont parmi les plus dangereux pour le régime en place. Des rebelles comme Robespierre, Lénine, Castro, Ghandi ou Lincoln étaient tous avocats. Or, aux Etats-Unis, nous avons deux voies royales pour accéder aux élites : la richesse et le diplôme d’avocat. Nous surproduisons les avocats, avec trois fois plus de diplômés qu’il n’y a de postes disponibles. Et l’arrivée de l’IA pourrait supprimer jusqu’à la moitié du travail des avocats. Ce qui signifierait qu’il y aurait six fois plus d’aspirants que de postes à pourvoir pour cette profession !

Nous sommes en tout cas en train de créer une énorme classe d’aspirants à l’élite qui sont mécontents, alors qu’ils sont ambitieux, intelligents et ont des réseaux. Si vous associez cela à l’appauvrissement des classes populaires, cela donne un cocktail particulièrement explosif.

Certes, mais l’économie américaine se porte bien mieux que celle d’autres pays. L’ensemble de la société n’a-t-elle pas bénéficié de la croissance ?

Lorsque les sociétés connaissent de longues périodes de paix et d’ordre internes, les élites sont tentées de reconfigurer l’économie en leur faveur, afin d’être les seules à en profiter. Aux Etats-Unis, avant les années 1970, les salaires des travailleurs augmentaient en même temps que leur productivité. Mais depuis, la productivité a continué à croître tandis que les salaires ont stagné. Une pompe à richesse perverse s’est ainsi mise en place : la richesse a été pompée des travailleurs vers les élites. Cela a eu pour conséquence un appauvrissement de la population. L’augmentation du nombre de morts dus au désespoir (suicide, alcoolisme et toxicomanie), comme l’ont en premier diagnostiquée les économistes Anne Case et Angus Deaton, en est la preuve la plus évidente. L’espérance de vie américaine a même reculé durant plusieurs années, fait rare au sein des pays développés.

A l’inverse, il y a aujourd’hui dix fois plus de décamillionnaires [NDLR : personne dont le patrimoine net est supérieur à 10 millions de dollars] que dans les années 1970. Cette énorme richesse nouvelle n’est pas tombée du ciel : elle est le résultat de la pompe à richesse, qui fonctionne depuis la fin des années 1970 et qui a marqué la fin d’une période d’un demi-siècle durant laquelle les intérêts des travailleurs et des propriétaires ont été maintenus en équilibre aux Etats-Unis.

Vous décrivez les Etats-Unis comme étant historiquement une “ploutocratie”. Pourquoi votre pays est-il différent des autres démocraties occidentales ?

Toutes les démocraties occidentales sont gouvernées par une combinaison d’élites économiques et administratives ou politiques. Mais l’équilibre entre les deux peut être très différent. Aux Etats-Unis, du fait de l’histoire comme de la géographie, les détenteurs de richesses dominent la classe politique à un degré que l’on ne retrouve pas en Europe. Sur de nombreux indicateurs – espérance de vie, égalité, éducation – l’Amérique fait d’ailleurs figure d’exception dans le monde occidental.

A l’inverse, la France, en particulier, est dirigée politiquement par une élite diplômée qui sort des grandes écoles, comme l’a affirmé Pierre Bourdieu dans La Noblesse d’Etat. Même si, plus récemment, les élites économiques ont gagné en pouvoir.

Les Etats-Unis se trouvent aujourd’hui dans une situation beaucoup plus périlleuse que la Russie

Vous appelez “moment Néron” l’effondrement soudain de l’Etat, qui s’est produit en 68 à Rome avec la fin de la dynastie julio-claudienne, mais aussi avec le gouvernement de Batista à Cuba en 1959 ou plus récemment en Afghanistan, avec la chute du régime instauré par les Américains. Un “moment Néron” pourrait-il vraiment se produire aux Etats-Unis ou dans d’autres démocraties occidentales ? Nos vieilles démocraties ne sont-elles pas à l’abri de ce type d’effondrement ?

L’effondrement étatique est un phénomène fréquent dans l’Histoire. Croire que les démocraties matures du monde occidental sont parfaitement préservées contre un tel type de scénario est une grave erreur. Les démocraties libérales ne peuvent exister que lorsqu’il y a un consensus de base entre les élites sur les règles du jeu. Aux Etats-Unis, ce consensus est clairement rompu. En substance, les deux partis ont indiqué qu’ils n’accepteraient pas le résultat de la prochaine élection présidentielle s’il leur était défavorable. C’est pourquoi les Etats-Unis seront particulièrement vulnérables à un “moment Néron” en novembre.

Mais que doit faire l’élite actuelle pour éviter le chaos ?

Elle doit rééquilibrer l’économie politique en arrêtant la pompe à richesse. Mais cela n’aura un effet positif qu’à long terme, dans plusieurs années. Ainsi, nous sommes presque assurés de connaître des turbulences sociales accrues au cours des années 2020, avec un risque non négligeable d’un effondrement, ce qui conduirait à une guerre civile brûlante.

Selon vous, la France est bien moins avancée que les Etats-Unis dans la voie du chaos. Pourquoi ?

La part des revenus allant au 1 % supérieur atteint dans votre pays un minimum absolu dans les années 1980 (environ 8 %), puis a augmenté jusqu’à dépasser 11 % au début des années 2000. Elle a ensuite de nouveau baissé, se situant en dessous des 10 %. La France ne suit pas la même trajectoire en termes d’inégalités que son voisin allemand. Mais pour répondre réellement à votre question, il me faut faire une analyse aussi approfondie de plusieurs indicateurs, comme pour les États-Unis.

Selon vous, nous surestimons grandement le rôle individuel des dirigeants, par rapport aux structures sociales et économiques plus profondes. Mais la décision de Poutine d’envahir l’Ukraine n’est-elle pas un contre-exemple ? De nombreux spécialistes pensent qu’il a pris cette décision seul…

Le problème, c’est que la plupart des spécialistes qui s’expriment sur les grands médias occidentaux vivent dans leur propre chambre d’écho, et leurs opinions sont basées sur ce qu’ils disent les uns aux autres plutôt que sur la réalité. Au sujet de la guerre en Ukraine, il suffit de regarder le fossé qui sépare la vision consensuelle de l’élite occidentale des points de vue d’universitaires dissidents, tels que John Mearsheimer ou Jeffrey Sachs. Mais pour moi, il ne fait aucun doute que les Etats-Unis se trouvent aujourd’hui dans une situation beaucoup plus périlleuse que la Russie.

Le Chaos qui vient, par Peter Turchin, trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Peggy Sastre. Le Cherche Midi, 444 p., 23 €. Parution le 10 octobre.

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