Abel Quentin : “Le climat est une question de vie ou de mort, pas les toilettes non genrées”

Abel Quentin : “Le climat est une question de vie ou de mort, pas les toilettes non genrées”

Après Le Voyant d’Etampes, grand roman du “wokisme” récompensé par le prix de Flore, Cabane confirme tout le talent de son auteur, Abel Quentin, pour se saisir des questions brûlantes de notre époque. L’auteur réussit l’exploit de construire une fiction haletante autour d’un austère document basé sur la dynamique des systèmes : le rapport Meadows. Paru en 1972, ce texte commandé par le Club de Rome à quatre jeunes scientifiques alertait sur “les limites à la croissance”, avec un risque d’effondrement.

Le roman, l’un des plus salués de la rentrée littéraire, nous a donné envie de prolonger le débat avec Abel Quentin. Toujours en lice pour le prix Interallié, l’écrivain et avocat se confie à L’Express sur sa vision de la crise environnementale, de l’écologie politique, de l’écoterrorisme, mais aussi de Michel Houellebecq, dont il est un disciple sur le plan littéraire, moins idéologique… Entretien.

L’Express : On a l’impression que peu de personnes aujourd’hui ont lu le rapport Meadows. Ni les critiques simplistes qui le résument à un pic pétrolier qu’il n’annonce pas, ni ceux qui l’encensent au nom de la décroissance…

Abel Quentin : Un ami me l’avait prêté il y a trois ans. Après quelques semaines, j’avais tellement “stabyloté” son exemplaire que j’en ai acheté un autre pour ne pas lui rendre le sien trop abîmé. Mais n’oublions pas que le rapport Meadows avait été un best-seller à son époque. Un ancien de la promo de Sciences Po de 1972, année de sa publication, m’avait raconté que beaucoup l’avaient lu, à l’époque, dans les amphis. Aujourd’hui, on le trouve en librairie et même, s’agissant de la première édition, en libre accès sur Internet.

Ce document a littéralement changé la vie de certaines personnes. Le cas le plus connu, c’est René Dumont, premier candidat écologiste à une élection présidentielle en 1974. Agronome, Dumont venait du tiers-mondisme. Mais la lecture du rapport l’a convaincu que la question des ressources était le sujet politique majeur. Sicco Mansholt, commissaire européen chargé de l’Agriculture et futur président de la Commission, a lui aussi écrit une lettre ouverte à la suite de la lecture du rapport, dans laquelle il plaidait pour une politique écologiste fondée sur la décroissance. Le rapport se singularise par une approche globale, à la différence de best-sellers tels que Printemps silencieux, le livre de Rachel Carson paru en 1962, qui se focalise sur un aspect de l’équation écologique, à savoir les effets négatifs des pesticides, notamment sur les populations d’oiseau. Aujourd’hui, l’importance historique du rapport Meadows est reconnue, et il est mentionné dans les programmes du lycée.

Dans le roman, vous lui accordez un statut prophétique. Mais les auteurs du rapport Meadows ne se sont-ils pas trompés sur les risques de surpopulation en ne prévoyant nullement la rapidité de la transition démographique ? Aujourd’hui, on sait que la population mondiale devrait culminer bien avant la fin du XXIe siècle…

Moi, je note qu’il y a trois ans à peine, une chercheuse nommée Gaya Herrington, à Harvard, a comparé les données les plus récentes avec les prévisions du rapport Meadows, et conclu à la pertinence et à la fiabilité du rapport. A sa publication, on a taxé le rapport, un peu rapidement, de néo-malthusianisme. Mais Malthus, à la fin du XVIIIe siècle, n’avait pas prévu la transition démographique qui venait tout juste de débuter, ni l’augmentation des rendements agricoles. Le rapport Meadows, lui, tient pleinement compte de la transition démographique. De la même façon qu’il prend en compte l’espoir raisonnable que nous pouvons nourrir de voir émerger des innovations technologiques, des énergies plus propres, etc. L’un des scénarios envisage même un “miracle technologique”. Pourtant, même en prenant en compte ces phénomènes, leur conclusion est qu’il faudrait tout ralentir, en même temps, pour éviter un fort déclin des conditions de vie humaines, voire leur effondrement.

A noter que les auteurs ont toujours précisé que leur mission n’était pas de prédire un effondrement pour telle ou telle année. Ils prennent énormément de précautions de langage, rappellent qu’une modélisation est une simplification. Ils ne se sont pas aventurés à modéliser ce qui est, par nature, non modélisable, tels que les bouleversements politiques. Dans le roman, je n’en fais ainsi pas des prophètes, mais des spécialistes de la modélisation.

Le rapport Meadows envisage certes l’innovation technologique, mais estime qu’elle ne sera pas suffisante pour éviter l’effondrement. Or on constate aujourd’hui un découplage grandissant entre croissance et ressources naturelles…

Il ne faut pas faire des auteurs du rapport Meadows des amish technophobes. Mais ils rappellent, entre autres choses, que l’innovation technologique est caractérisée par des délais. On le voit bien avec la fusion nucléaire : on vient d’apprendre que le premier réacteur, initialement prévu pour 2025, sera finalement livré avec huit ans de retard. Or, une des idées-forces du rapport Meadows, c’est que nous sommes engagés dans une course contre la montre.

Jancovici a amené à l’écologie des gens que le “folklore” et le dogmatisme antinucléaire pouvait hérisser

Et, quels que soient les espoirs que nous pouvons placer dans les progrès de la science, nous ne pouvons pas faire l’économie d’un changement radical, de la même façon que d’agir sur la seule natalité ne suffira pas. L’originalité de ce rapport, c’est de montrer que chacun des facteurs est important, qu’ils sont tous interdépendants – là où aujourd’hui encore, on a tendance à compartimenter les problèmes, en traitant séparément le réchauffement climatique, la perte de biodiversité, la sécurité alimentaire…

Ces dernières années, Jean-Marc Jancovici a sans doute été le principal promoteur du rapport en France…

Le même ami qui m’avait transmis le rapport me parlait depuis longtemps de Jean-Marc Jancovici, mais je n’avais pas trop creusé. Depuis, j’ai lu des interviews, regardé ses vidéos, et j’ai de l’admiration pour lui. Car Jancovici a amené à l’écologie des gens que le “folklore” et le dogmatisme antinucléaire pouvaient hérisser. Le péril écologique devrait conduire à des alliances stratégiques entre différents courants politiques.

Si l’on considère que le climat est une priorité absolue, alors le sectarisme est une erreur lourde. Or, quand on ouvre un journal comme La Décroissance, on s’aperçoit que ses contributeurs tirent à boulet rouge contre Jancovici : pourtant, ils sont d’accord sur l’urgence de changer nos modes de vie et de procéder à une décarbonation massive, à marche forcée, de nos économies. C’est l’éternel travers du gauchisme militant, qui préfère la pureté à l’efficacité. Qui s’acharne contre celui qui pourrait être son allié, mais qui n’est pas assez ceci ou assez cela, plutôt que de concentrer ses attaques contre ses adversaires véritables.

Dans le livre, on retrouve aussi en fil rouge la figure de Theodore Kaczynski, alias Unabomber. L’écoterrorisme vous semble-t-il un phénomène inéluctable ?

Theodore Kaczynski a tué des gens : il était, indéniablement, un terroriste. Mais utiliser ce terme pour désigner par exemple, les manifestants contre la construction de mégabassines, comme le fait Darmanin, est absurde, et participe d’un brouillage sémantique qui est, pour le coup, criminel. C’est un mot-épouvantail, qui fait écran, masque la réalité de la catastrophe écologique. On diabolise les manifestants pour ne pas parler de la situation de plus en plus désespérée qui conduira, mécaniquement, à des actes de plus en plus désespérés. Si on considère qu’il y a là un enjeu de survie pour nos sociétés humaines, et que l’écologie régresse politiquement alors qu’elle devrait être au premier rang des priorités, une manifestation, même un peu “musclée”, même accompagnée d’atteintes contre des biens ciblés, symboliques, me paraît être un mode d’expression assez civilisé.

Mais n’est-ce pas avant tout la faute de l’écologie politique qui s’est investie dans d’autres sujets, à l’image de Sandrine Rousseau, ou qui a toujours refusé le nucléaire comme énergie utile pour faire face au réchauffement climatique ?

On en revient, en effet, à ce manque de sens stratégique. Et cette incapacité qu’ont les Verts de choisir leurs priorités, d’établir une hiérarchie dans l’attention et le temps qu’ils consacrent à différentes questions. Le climat est une question de vie ou de mort, ce que ne sont pas, par exemple, les toilettes non genrées. Surtout, il est contreproductif de présenter comme un bloc “à prendre ou à laisser” des sujets qui ne sont pas directement liés les uns aux autres. Sandrine Rousseau, sur ce point, est symptomatique. Ce genre de figures condamnent les Verts au nanisme électoral. Reste que le dogmatisme le plus nocif, c’est celui de la croissance, comme unique horizon de l’humanité, et le technosolutionnisme béat. De ce point de vue, on pourrait dire que le fameux “cercle de la raison”, comme l’appelait Alain Minc, est une maison de fous.

Votre précédent roman, Le Voyant d’Etampes, traitait du wokisme et a pu plaire à un public plus à droite. Celui-ci penche plus vers la décroissance de gauche. Voyez-vous une cohérence ?

Je vois bien que ça défrise certains. En réalité, les deux livres racontent une crise, individuelle ou collective. Le “point de catastrophe”, comme dirait René Thom : c’est-à-dire le changement brusque d’état, la discontinuité (dans la vie de mon personnage de Jean Roscoff dans le Voyant d’Etampes, ou à l’échelle du monde, dans Cabane). D’un point de vue politique, ces deux livres sont aussi nourris par ma détestation du dogmatisme, en ce qu’il emporte, nécessairement, négation totale ou partielle du réel. Dans les deux livres, il est questions de gens qui n’acceptent la réalité que dans la mesure où elle est compatible avec leurs dogmes. C’est un phénomène haïssable et fascinant. Par exemple, prenez la gauche décoloniale au sujet de l’antisémitisme. Quand l’antisémitisme n’a pas un visage qui est compatible avec ses croyances (selon lesquelles que l’antisémitisme ne peut être que maurassien, et ne peut pas émaner des “quartiers”), cette gauche préfère nous expliquer qu’il n’existe pas. D’où la fameuse déclaration de Mélenchon sur l’ “antisémitisme résiduel”, en juin dernier, en pleine explosion des actes antisémites dans notre pays.

Il y a tout de même une profusion de livres qui procèdent d’une tendance névrotique, masturbatoire, à disséquer sa propre identité, une sorte de “wokisme soft”

Et bien, Cabane raconte l’histoire d’un autre déni, qui procède parfois, lui aussi, d’un dogmatisme : “la croissance est l’horizon du bonheur humain, elle ne peut pas conduire à notre destruction puisqu’elle nous a rendus prospères, etc.”. Si le réel contredit ce dogme, alors le réel se trompe. Cette tension entre le dogme et le réel est celle qu’avoue le Prince de Guermantes, dans la Recherche : “Je vous avouerais que cette idée d’une illégalité possible dans la conduite du procès [NDLA : de Dreyfus] m’était extrêmement pénible à cause du culte que vous savez que j’ai pour l’armée”.

Si le pic pétrolier n’a pas encore eu lieu, certains médias anglo-saxons, comme The Economist, estiment qu’on a déjà dépassé le “pic du wokisme”. Qu’en pensez-vous ?

Il n’y a pas d’indicateur Insee du wokisme. Mon sentiment, c’est qu’il y a des choses sur lesquelles on ne reviendra pas. Par exemple, en littérature française, il y a tout de même une profusion de livres qui procèdent d’une tendance névrotique, masturbatoire, à disséquer sa propre identité, une sorte de “wokisme soft”. Sans doute qu’il existe une résistance plus importante en France, au narcissisme identitaire, que dans les pays anglo-saxons. Il y a, dans notre pays, un vieux fond voltairien, satirique, qui est hérissé par la composante orwellienne ou religieuse du mouvement woke, sa prétention à abolir le passé, sa susceptibilité infantile.

Gaspard Koenig, qui a publié l’année dernière chez le même éditeur “Humus”, a lui aussi abordé la question de la décroissance et de l’écoterrorisme. Et en cette rentrée, “Le Déluge” de Stephen Markley sur une catastrophe climatique a été très remarqué…

D’une certaine façon, les romanciers qui s’emparent de ce thème finissent inévitablement par aborder la question de la violence. Les héros de Humus, lorsqu’ils participent à une insurrection violente dans les jardins du Sénat, ne le font pas dans une ivresse révolutionnaire. Ils se sentent acculés à la violence, ont le sentiment que les autres moyens d’action, notamment démocratiques, sont inopérants. Même chose avec le groupuscule clandestin des 6degrees, dans Le Déluge de Markley. L’occupation du Capitole par des militants écolos dans Markley, c’est quand même quelque chose. Ce livre est la énième preuve que la littérature américaine est celle où l’héritage balzacien demeure le plus vivace.

Comme Gaspard Koenig ou Aurélien Bellanger, on peut vous qualifier de “houellebecquien” sur le plan du style, alors même que Michel Houellebecq semble, lui, de plus en plus à droite sur le plan des idées…

Le styliste Michel Houellebecq a une très grande influence sur la littérature contemporaine : davantage que le moraliste, peut-être. Je dois beaucoup à la lecture de Houellebecq. Le goût de la trivialité, la recherche d’une tension ironique constante. Le houellebecquisme est aussi le rapport distancé, mais pas totalement surplombant, qu’il entretient avec ses personnages. Tout son génie est là, me semble-t-il. Ses personnages s’enfoncent dans des sables mouvants et Houellebecq leur tient compagnie pour les aider à passer ce moment difficile. Il leur file une clope, mais ne les aide pas à se dégager pour autant.

Cabane, par Abel Quentin. L’Observatoire, 480 p., 22 €.

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