Adam Grant, professeur de management : “Les perfectionnistes se concentrent sur les mauvaises choses”

Adam Grant, professeur de management : “Les perfectionnistes se concentrent sur les mauvaises choses”

Si vous pensiez que le CV et les expériences passées faisaient tout en matière de recrutement, voici un livre qui risque de vous surprendre. Dans Potentiel caché. Comment accomplir de grandes choses (Alisio), Adam Grant, professeur de management à la Wharton School, l’une des plus prestigieuses écoles de commerce américaine, nous invite à changer de logiciel pour détecter ce qui constitue ou pas une recrue à fort potentielle. Etudes scientifiques et sociologies à l’appui, l’auteur met à mal le concept de prodige et met en lumière le rôle essentiel de la persévérance.

Un ouvrage qui incitera les recruteurs à regarder plus loin que les premières lignes du curriculum vitæ et les capacités immédiatement identifiables des postulants. Avec leurs équipes, les managers “doivent être des mentors et faire ressortir le meilleur” chez chacun, insiste le psychologue organisationnel de 42 ans, soulignant que “des dizaines d’expériences ont montré qu’au travail, lorsque les dirigeants ont des attentes fortes, leurs salariés travaillent généralement plus dur, apprennent plus de choses et réalisent de meilleures performances”.

Enfin, celui qui a été reconnu par le magazine Forbes comme l’un des “dix penseurs les plus influents du monde en matière de management”, livre aux lecteurs de L’Express la question clé à poser en entretien pour déceler un potentiel caché…

L’Express : Les recruteurs et les dirigeants ont tout intérêt, selon vous, à se concentrer sur le potentiel futur des personnes plutôt que sur leurs aptitudes naturelles ou leurs performances passées. Cela leur évitera de passer à côté de candidats “qui sont capables de grandes choses”, écrivez-vous…

Adam Grant : Lorsque nous jugeons les candidats en fonction de leur niveau de départ, nous sous-estimons ceux qui ont des aptitudes initiales différentes mais qui ont en revanche une grande marge de progression. Les études menées sur le sujet nous apprennent que la motivation et les opportunités adéquates sont sans doute des facteurs de progression plus importants que les capacités initiales de chacun. Car, voyez-vous, personne n’est né avec la faculté de composer une sonate de Mozart ou de cuisiner une crème brûlée parfaite.

Pour qu’un potentiel se déploie, il faut que les dirigeants aient la capacité de le reconnaître

Très souvent, nous nous jugeons nous-mêmes et nous jugeons les autres en nous demandant, lorsque nous tentons quelque chose pour la première fois, si nous serons bons. Si nous sommes bons, nous supposons que nous avons des capacités naturelles et nous investissons du temps et de l’énergie. Mais si nous ne sommes pas bons, nous pensons alors que nous n’avons pas ce qu’il faut. Ce faisant, nous négligeons la possibilité que certaines personnes apprennent plus lentement et se révèlent sur le tard. En fin de compte, les individus sur lesquels nous devrions miser ne sont pas ceux qui partent avec le plus d’avantages mais ceux qui parcourent la plus grande distance.

Vous relativisez l’image du “génie aux capacités hors du commun”. “Une partie des enfants moins privilégiés sont des Einstein perdus, ils auraient pu être des esprits pionniers, si seulement ils en avaient eu l’opportunité”, affirmez-vous.

Si vous regardez les mathématiciens, les scientifiques, les athlètes ou les artistes de renommée mondiale, ils se sont rarement distingués en tant que prodiges lorsqu’ils étaient enfants. Parfois, ils n’étaient même pas les plus brillants de leur école ou de leur famille. Cela montre bien que pour chaque prodige comme Beethoven, il y a pas mal de Bach qui connaissent une progression plus lente et se révèlent plus tardivement. Nous ne sommes pas face à des histoires de génie pur, mais plutôt face à des histoires de persévérance ou d’un grand professeur qui a su déceler chez un élève un potentiel et l’a aidé à le développer.

En expliquant à chacun comment atteindre son plein potentiel, n’oubliez-vous pas le rôle qui incombe aux organisations vis-à-vis de leurs employés ?

L’auteur que je suis a la responsabilité, lorsqu’il écrit sur un sujet comme le potentiel, de le rendre utile pour chaque lecteur. Mais parce que nous passons la majorité de nos journées au travail, les organisations ont bien sûr l’immense responsabilité d’aider les gens à développer leur potentiel et cela ne signifie pas seulement les aider à réussir dans leur travail mais les aider aussi à développer leur carrière. J’ai d’ailleurs écrit ce livre en partie en pensant aux dirigeants et aux managers. Pour qu’un potentiel se déploie, il faut que les dirigeants aient la capacité de le reconnaître et de le faire grandir. Les managers doivent être des mentors et faire ressortir le meilleur des personnes qui les entourent.

Dans le processus de recrutement et de promotion, cela veut dire parier sur des individus qui ont la capacité de dépasser considérablement vos attentes. Nous considérons généralement l’expérience et les performances passées comme un signe de potentiel futur. On se trompe, car l’expérience et les résultats obtenus par une personne dans le passé dépendent bien plus de ses aptitudes que de sa capacité d’apprentissage. Nous vivions jusqu’à aujourd’hui dans un monde stable où la monnaie d’échange était l’aptitude. Il était donc logique d’embaucher celles et ceux qui pouvaient prouver qu’elles avaient déjà les compétences nécessaires pour effectuer le travail. Or nous vivons désormais dans un monde qui évolue rapidement, j’en veux pour exemple l’intelligence artificielle qui transforme progressivement les emplois. Le rythme du changement ne va cesser de s’accélérer. Cela signifie que ceux qui excellaient hier dans un travail n’ont pas nécessairement les compétences requises pour réussir demain.

La motivation, la capacité d’apprentissage, les obstacles surmontés par une personne dans le passé sont des choses à prendre en compte dites-vous. Mais cela est difficilement détectable sur un CV. Comment rendre visible l’invisible pendant un entretien d’embauche ?

Au lieu de se focaliser uniquement sur les aptitudes, nous devrions rechercher l’agilité. Un processus d’embauche ne doit pas servir à évaluer si vous êtes bon dans une tâche au moment présent, mais à quel point vous êtes motivé et capable d’acquérir de nouvelles compétences demain. Or aujourd’hui, nous estimons que si le premier entretien se passe bien, il faut embaucher le candidat, et que s’il se passe mal, ça s’arrête là. C’est une erreur, car la recherche dans le domaine militaire par exemple montre que si vous donnez une deuxième chance au candidat, ce sont les progrès réalisés entre le premier et le deuxième entretien qui laissent présager de son potentiel. Nous devrions considérer ces rendez-vous comme une occasion de montrer les capacités de base d’un candidat, puis observer son agilité et suivre ses progrès entre le premier et le deuxième entretien.

Qu’est-ce qui empêche les entreprises de reconsidérer leur manière de mener les entretiens d’embauche ?

Cela prend du temps d’accorder aux gens un deuxième entretien. On a l’impression que cela va demander beaucoup d’efforts supplémentaires. Mais vous savez ce qui prend encore plus de temps ? Embaucher la mauvaise personne et devoir la remplacer. Vous savez ce qui vous coûte le plus cher à long terme ? Ne pas embaucher une personne qui aurait été une super star et que vous avez négligée parce que vous n’avez pas décelé son potentiel caché.

Les perfectionnistes ne prennent pas assez de risques

Nous sommes par ailleurs coincés dans un schéma de pensée selon lequel tout ce dont les gens sont capables doit apparaître de manière instantanée. Nous oublions ainsi que ce qui compte, c’est de recruter des gens qui vont évoluer au fil du temps.

Quelle est la question clé que vous poseriez en entretien ?

L’une des choses qui, à mon avis, est trop négligée en entretien, c’est la contribution des individus à l’organisation et à la culture de l’entreprise. C’est pourquoi l’une des questions intéressantes à poser est la suivante : “Que changeriez-vous à notre processus de recrutement ?” Chaque candidat étant passé par là, tous ont les mêmes chances de réfléchir à ce qui pourrait être fait différemment. La réponse formulée vous donnera un aperçu de la proactivité du candidat, car les postulants vraiment proactifs réfléchissent déjà à la manière dont ils peuvent améliorer les choses, à ce qu’ils veulent changer et aux problèmes qu’ils veulent résoudre. C’est donc une bonne occasion de commencer à voir un candidat en action.

Vous êtes assez dur avec les perfectionnistes : pourquoi ?

Si l’on se fie aux études disponibles, les principaux problèmes liés aux perfectionnistes sont les suivants : premièrement, vous ruminez et vous vous culpabilisez trop, ce qui peut conduire à l’épuisement professionnel et à un manque de confiance en soi. Deuxièmement, vous ne prenez pas assez de risques, ce qui limite votre travail et votre créativité. En fin de compte, vous vous concentrez sur les mauvaises choses, vous faites bien les petites choses et vous vous trompez sur les grandes.

“Fais de ton mieux” est la pire chose à dire à un perfectionniste, écrivez-vous.

Absolument. Un perfectionniste ne doit pas se fixer des objectifs trop vagues ou irréalistes, en ce sens qu’il faut en fait deux objectifs, et non un seul. Vous avez besoin d’un résultat idéal, mais aussi d’un résultat minimum acceptable. Si vous faites une présentation et que le résultat dont vous rêvez est un 9 sur 10, vous devriez être satisfait de tout ce qui se situe entre le 7 et le 9. Ainsi, si vous obtenez un 7, vous direz que c’est plutôt bien. Le fait de fixer un minimum acceptable et un maximum idéal est un excellent moyen de permettre aux gens de dire “je n’ai pas fait aussi bien que je l’espérais dans le meilleur des cas, mais je me suis quand même bien débrouillé”. Un perfectionniste doit aussi opérer une distinction entre les échecs acceptables et les échecs inacceptables. Les erreurs qui valent peut-être la peine d’être commises et celles qu’il faut éviter. C’est un bon point de départ.

Vous insistez sur l’importance des qualités de caractère (“la capacité à faire prévaloir ses valeurs sur ses instincts”). Quelle différence faites-vous avec les soft skills, ces qualités comportementales très prisées des recruteurs ?

Pour moi, les soft skills sont des compétences comportementales importantes mais difficiles à mesurer. Les qualités de caractère (rigueur, détermination, proactivité, etc.) sont un type particulier de soft skills dans lequel vous adoptez essentiellement des comportements qui vous permettent de passer outre votre personnalité pour vivre selon vos principes. Elles ne sont pas seulement utiles pour atteindre vos objectifs, mais font aussi partie de champs de valeurs. Il existe des soft skills qui ne sont pas des qualités de caractère. Je pense par exemple à l’intelligence émotionnelle. Gérer efficacement ses émotions n’est pas toujours lié au caractère. C’est simplement quelque chose qui vous aide à atteindre un objectif. En revanche, décider de ne pas crier après votre enfant ou votre employé, même si vous êtes en colère contre eux, c’est utiliser des qualités de caractère pour gérer vos émotions parce que vous essayez d’atteindre un principe qui vous tient à cœur. Il ne faut pas non plus confondre ces qualités de caractère avec la personnalité, laquelle est une prédisposition, une façon instinctive de penser.

Les hard skills, c’est-à-dire les compétences techniques, restent-elles malgré tout importantes ?

Pour réussir, tout le monde a besoin d’une combinaison d’aptitudes et de compétences non techniques. Mais dans un monde en mutation, dominé par l’IA, les qualités de caractère et toutes sortes de compétences non techniques vont devenir de plus en plus importantes. Si une grande partie de nos compétences techniques et cognitives sont ce qui distingue l’homme de l’animal, les compétences non techniques, en particulier les qualités de caractère, vont permettre de nous élever au-dessus des machines.

A l’heure actuelle, je peux faire en sorte que ChatGPT accomplisse la plupart des tâches plus rapidement que moi et certaines, mieux que moi. En revanche, ce que ChatGPT ne peut pas faire, c’est me dire quelle est la bonne chose à faire lorsque je suis déchiré entre deux choix. Je pense donc que nous allons accorder de plus en plus d’importance aux compétences non techniques et à des choses comme l’agilité et l’adaptabilité. Dans un monde où vous devrez constamment apprendre de nouvelles choses, l’un des problèmes de l’IA est qu’elle apprend à partir des schémas du passé. Et si l’avenir n’est pas semblable au passé, ces modèles ne seront pas la bonne réponse. Nous allons compter sur la continuité et la capacité d’adaptation des êtres humains pour trouver la façon de traiter les informations qu’un outil d’IA générative peut fournir et les appliquer à un monde en évolution.

Potentiel caché. Comment accomplir de grandes choses, par Adam Grant, traduction Jean-Yves Katelan. Alisio, 352 p., 24,90 €.