Affaire Gérard Miller : le mode opératoire du psychanalyste décortiqué dans un livre-enquête

Affaire Gérard Miller : le mode opératoire du psychanalyste décortiqué dans un livre-enquête

Gérard Miller est célèbre, Gérard Miller passe à la télé, Gérard Miller enseigne à l’université, Gérard Miller aime l’hypnose. Prise séparément, aucune de ces constatations n’attire l’attention. Dans le livre que la journaliste Chloé Vienne consacre au psychanalyste, Serial Miller (Stock), tout s’emboîte et prend sens. L’universitaire approche de très jeunes étudiantes sur les bancs de la faculté, il les invite à son émission de télévision, On a tout essayé, où il repère aussi des proies dans le public, puis il les convie dans son hôtel particulier parisien, avec un mode opératoire presque toujours identique : visite de la grande demeure, proposition d’hypnose ou de massage dans la “pièce japonisante”, attouchements sur une jeune fille pétrifiée. Plusieurs victimes décrivent aussi des viols. Quelques-unes des pertes de mémoire, des “black-out”. Devant les réseaux du psy et l’enchaînement insidieux des événements, aucune d’entre elles ne songe même à porter plainte. Pourtant, des dizaines de témoignages semblables se multiplient depuis les premières révélations du magazine Elle, en janvier dernier.

Dans l’attente des résultats de l’enquête, il faut rappeler que Gérard Miller reste présumé innocent. Il a nié toute contrainte dans les rapports sexuels qu’il a eus. Dans son enquête, moins biographique que focalisée sur les méthodes d’un prédateur, Chloé Vienne montre comment il a pu prospérer durant tant d’années. Ses collègues télévisuels voyaient bien les cohortes de jeunes femmes défiler dans les coulisses – Isabelle Mergault lâche un “encore” méprisant devant une étudiante, les techniciens le surnommaient “t’as quel âge”, “t’es en quelle classe” -, mais l’absence de tout acte répréhensible devant leurs yeux, l’urbanité absolue du psychanalyste empêchaient d’imaginer d’éventuelles agressions.

Face au “doute”, comme l’écrit la journaliste, tous détournent les yeux. Très peu d’amis de Gérard Miller ont accepté de témoigner en leur nom. A l’Ecole de la cause freudienne, l’association lacanienne dont il est une figure, silence total également, comme L’Express le notait en août dernier. Restent les récits des victimes, reproduits à la première personne. Leur répétition renforce l’impression d’un modus operandi mécanique, comme un geste machinal sur une ligne de production d’usine. Plusieurs de ces femmes confient en avoir gardé de nombreuses séquelles dans leur vie privée. Extraits. Etienne Girard

Deux “marchés”

En fait, ses deux terrains de chasse, ou “marchés”, étaient connectés. Il passait de l’une de ses réserves de jeunes filles à l’autre, il emmenait celles de Paris VIII, ses étudiantes, aux spectacles du Moulin‐Rouge, il les transposait d’une salle de cours aux coulisses d’une émission télé. Comme s’il avait fait disparaître le cadre, comme s’il préparait la confusion. Son récit prouve en outre que plusieurs proies en même temps ne lui font pas peur, au contraire. Nous commençons à recueillir des histoires dans lesquelles elles vont à deux chez lui. […]. En fait, il les mélangeait toutes et il mélangeait tout, le prof, le chroniqueur, le psy, l’hypnotiseur, les âges, les temps. […]

Forçage par le non-forçage

Chez lui, j’ai l’impression qu’il y a deux sortes de pièces. Les lumineuses, où la partie professionnelle, maîtrisée, rationnelle se produit, où il se comporte normalement, où les rendez‐vous ont lieu, comme le bureau‐cabinet où Charlotte remarque une grande quantité de livres qui le disent cultivé ainsi qu’un divan en velours “rouge, pourpre ou violet” et des meubles imposants, anciens et rustiques, des pièces qui, au premier étage, donnent sur la rue, la cuisine vaste et bien équipée. Et les pièces obscures, qui sont des pièces transgressives, telles que celle du home cinéma au sous‐sol, fait pour être éteint, avec des fauteuils rouges et un canapé, ou la pièce japonaise, zen, à la lumière tamisée, avec le kimono accroché au mur, les encens et huiles de massage. […]

C’est là qu’Armelle se retrouve piégée, dans cet antre où elle a été attirée. Il l’a mise en confiance, il l’a enchantée pendant l’entretien en se montrant charmant, intelligent, il l’a mise à nu doublement, en lui extirpant des confidences et en la contraignant à se déshabiller grâce à toute son autorité de guérisseur et à enfiler un kimono, vêtement très connoté, cliché de l’érotisme japonais. […]

La suite, c’est l’une des caractéristiques de l’agression, se déroule dans la même couleur, la même tonalité, la même civilité, la même non‐violence. Armelle insiste sur cette façon de l’amener au pire sans aucune violence : “Il est un peu dans la position du médecin qui demande à son patient de faire quelque chose. Il ne me force pas. Il n’y a jamais eu de violence physique, violence dans le sens coups ou menace ou agressivité” ; “il n’y a pas eu de violence physique. Il ne m’a pas jetée sur un lit, ça, c’est sûr. Mais il m’a contrainte par toute la manipulation, par le fait de me faire déballer ma vie, de me demander d’être en confiance, de me détendre. C’est par son aura qu’il m’aura contrainte quelque part en profitant de sa notoriété et de son savoir de psychanalyste.” Armelle le décrit bien dans ces passages, le style Gérard Miller, c’est la violence de la non‐violence, le forçage par le non‐forçage, l’hypnose sans l’hypnose. Sa stratégie suivrait rigoureusement un principe de non‐agression. Neige Sinno évoque dans Triste tigre (P·O·L, 2023) le “mélange de perplexité et de malaise » qu’elle ressent « face à l’extrême violence sans violence que sont les abus”.

Chez Gérard Miller, aucun signifiant de violence, à part le rouge, une couleur omniprésente, aucun bruit de viol, de virilité agressive. De la douceur plutôt, de l’intérêt porté, du soin. L’agression, d’ailleurs, commence souvent par des manipulations, une sorte de massage thérapeutique, prétexte au déshabillage puis prétexte à poser ses mains et à les faire glisser vers des endroits de plus en plus intimes. Ce brouillage entre “donner un massage” et “prendre un corps” qu’il a créé, tel l’illusionniste, désoriente ses proies qu’un flot de questions vient submerger. “Qu’est‐il réellement en train de se passer ?”, se demandent‐elles tandis que leur corps, peut‐être aussi terrassé par une pensée paradoxale, ne peut plus bouger. […]

“Mais tu ne vois plus Gérard Miller ?”

Charlotte, elle, m’a avoué, en parlant de Gérard Miller : “Il a foutu ma vie en l’air un bon moment. Parce que les relations amoureuses ensuite sont catastrophiques.” D’un coup, j’ai voulu savoir où étaient ses parents dans l’histoire – après tout elle n’avait que 15 ans. Et l’oncle qui avait connu Miller jeune ? Qu’ont‐ils dit le soir où elle est sortie au théâtre avec lui ? Que s’est‐il passé après coup quand ils ont su ? Ils n’ont pas su immédiatement.

Ce n’est que deux ans plus tard que la jeune fille raconte ce qui s’est produit. Parce que l’un d’eux demande : “Mais tu ne vois plus Gérard Miller ?” Alors, elle commence par se livrer à sa mère qui voudrait faire quelque chose, mais ne sait pas trop quoi et en parle à son mari et à son frère, l’oncle, qui, eux, ont très mal réagi et conseillé à Charlotte de porter plainte. Mais la jeune fille trouve son agresseur présumé trop puissant, elle préfère se dire que ce n’est pas si grave finalement. Et quand on la pousse à se tourner vers la justice, on ne lui dit pas comment. Et comme elle n’a que 17 ans, elle renonce.

L’oncle de Charlotte, que j’ai joint par téléphone, confirme les dires de sa nièce et évoque son amitié d’autrefois avec Gérard Miller, qu’il a connu quand il n’avait que 17 ans : “On a fondé les comités d’action lycéens ensemble. Je suis quelqu’un d’engagé, ma mère était secrétaire du Planning familial, mon père dans le contre‐espionnage, et moi dans la génération qui a fait Mai 68. Il était l’un de ceux‐là.” Il narre une anecdote amusante qui en dit long sur le tempérament de son ancien compagnon de route. A l’époque, ils décident avec un groupe de copains de voyager ensemble au Danemark. En stop. Une fois arrivés dans le pays, il faisait un temps de chien. Alors, l’ami Gérard a déclaré : “Il fait mauvais, je repars”, pouvant ainsi tout quitter sans que personne ne le prévoit. […]

Les billets du taxi

Son mépris, c’est avec l’argent, avec des billets qu’il le grave dans le marbre, qu’il finit d’établir son pouvoir. Elles sont plusieurs à raconter que Miller propose de leur appeler un taxi et, en fonction de leur docilité et de son degré de domination, il leur tend ou leur jette l’argent pour le payer. La technicienne du plateau d’On a tout essayé n’est pas atteinte par son geste mais elle le remarque quand Yasmine, elle, l’interprète et le ressent comme un message qui lui est transmis, une façon de l’abaisser encore plus, de finir de la mettre à genoux en la traitant subtilement de prostituée.

A l’université, c’est son autorité intellectuelle, son arme. C’est son aura de sachant, son estrade de professeur, ses effets d’orateur qui le placent en position de manipuler. Il est capable, d’après le témoignage de l’une de ses étudiantes qu’il n’a pas réussi à séduire, Charlotte B., d’insister lors de ses cours magistraux sur l’importance du consentement : “Il me revient un truc, alors je ne sais pas si c’est pour mettre en confiance, mais je me souviens que plusieurs fois il répétait pendant ses cours qu’une femme qui disait oui avait le droit de dire non.” Le pire, nous avoue‐t‐elle, c’est que cette phrase, qu’elle avait en tête, l’a protégée par la suite dans sa vie de femme.

Avec d’autres, Charlotte, qui est devenue psychologue, avait repéré le manège de Gérard Miller avec ses étudiantes. Elle précise que les amphis, étant donné les disciplines, étaient presque exclusivement remplis de filles. Et les cours donnés par ce professeur qui passe à la télé étaient d’initiation, pour les premières années. L’étudiante mentionne : “Il était assez insistant pendant les cours, il me faisait des remarques sur mon maquillage, sur ma coiffure”, et se souvient qu’elles étaient plusieurs à se dire : “Il fait son marché.” Emilie, elle, regrette de n’avoir pas signalé au moins à la fac ce qui s’était passé, mais elle nous rappelle qu’à l’époque, avant #MeToo, la tendance était plutôt à faire culpabiliser les victimes qu’à préconiser un dépôt de plainte. Dans son cas, comme elle avait été alertée, elle s’est entendu dire après coup : “on te l’avait dit”, “il fallait pas y aller”.

Les intertitres sont de la rédaction.

Sérial Miller, Stock, 252 pages, à paraître le 16 octobre.

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