Alain Delon à L’Express en 1977 : “Je me surprends et me fascine moi-même”

Alain Delon à L’Express en 1977 : “Je me surprends et me fascine moi-même”

Alain Delon est décédé le 18 août à l’âge de 88 ans. Lancée en 1957, sa carrière d’acteur et de producteur est marquée par de nombreux films devenus des classiques du cinéma dans des registres très différents comme Plein Soleil, Rocco et ses frères, Le Guépard, Le Clan des Siciliens, Borsalino, Monsieur Klein…

En 1977, vingt ans après son premier cachet pour un petit rôle dans le film d’Yves Allégret “Quand la femme s’en mêle”, Alain Delon rencontrait le critique de cinéma François Forestier à qui il confiait : “Ma vie est un iceberg : vous n’en connaissez que la partie publique. Chez moi, je ne parle jamais de cinéma…”

Revenant sur ses débuts d’acteur, il ajoutait : “De mon temps, tous les jeunes rêvaient d’un producteur qui s’arrêterait devant eux dans la rue, et qui enlèverait son cigare en les désignant du doigt : ‘Vous !’ Ça n’arrivait jamais. Avec moi, c’est arrivé. J’ai dit non. Il a fallu me pousser. Et ça ne s’est pas arrêté. Je suis l’exception qui confirme la règle”.

Grâce à nos archives, nous vous proposons de revivre cette rencontre entre “l’iceberg Delon” et L’Express.

Dans L’Express du 17 janvier 1977

L’iceberg Delon

Borniche, Delon, Deray : le cocktail a déjà été servi l’an dernier. Flic Story reposait sur la même sainte trinité. Le Gang en est pourtant à cent lieues. “C’est un film surprenant”, commente le producteur. Qui n’est autre qu’Alain Delon.

Surprenant, oui. D’abord, parce que le spectacle d’un Delon souriant et frisé est inhabituel. Ensuite, parce que les trois derniers films de l’acteur jouaient sur un registre totalement différent. Si M. Klein fut une réussite, on ne peut en dire autant du Gitan et de Comme un boomerang, dont le seul point commun était leur nullité. Le Gang, en revanche, est un produit qu’on jurerait made in USA. Réalisé par le plus américain des “directors” français, Jacques Deray (six films avec Delon). Direct, rapide, percutant. Et drôle.

Entre son chien et son attaché-case, l’acteur éclate : “Le cinéma est affaire de professionnels. Quand on voit des gens qui, du jour au lendemain, décident de devenir metteur en scène, c’est une honte ! Personnellement, j’ai été habitué à travailler avec des auteurs comme M. Melville, M. Visconti, M. Clément. Je suis ravi de pouvoir dire dans vos colonnes qu’on devrait interdire à certains de faire des films. Exemple : Le Jouet…”

Delon ne rit plus : sa colère est bien réelle. Le gigot a beau refroidir, la température monte : “C’est ça, la crise du cinéma. Ce métier est encombré par les inutiles, les incapables, les incompétents, les improductifs, les imbéciles”. Geste nerveux à l’appui, les mains découpent l’espace devant lui. Le chien bat en retraite.

“Il y a deux ans vous avez déclaré vouloir abandonner le métier…

– J’y ai pensé. Je suis toujours en suspens. Du jour au lendemain, je peux abandonner. Je suis un caractériel, un Scorpion. Et je ne suis pas fait pour ce métier.”

Confession surprenante. A 41 ans, le macho Delon, sourcils froncés et premières rides, reste en tête du box-office. Des box-offices, devrait-on dire : au Japon, il est plus connu que John Wayne, et, en Italie, il est le “seddutore francese”. De son premier cachet, en 1957 (dans Quand la femme s’en mêle), 400 000 anciens francs, à son dernier, le chiffre a été multiplié par cent. De l’appartement mauresque de Brigitte Auber, où, de retour d’Indochine, il demeurait, à l’étage luxueux de la rue François-Ier”, il y a la différence qui sépare l’inconnu de la star. De l’escapade – direction Chicago – tentée par l’adolescent de 14 ans, à la vedette internationale, il y a un monde.

Luxe et volupté

Alain Delon, ex-charcutier, ex-soldat, ex-garçon de salle, ex-anonyme, évoque, brièvement, son passé. Le chien, alléché par le gigot, revient discrètement. Jeunesse ? “Je suis devenu homme avant l’âge”. Carrière ? “Cinquante-cinq films”. Carrière ? “J’aimerais tourner avec Bertrand Tavernier et Claude Sautet”. Carrière ? “Rien à f…”

“Ma vie est un iceberg. Vous n’en connaissez que la partie publique. Mais les trois quarts sont enfouis. A tel point que, chez moi, jamais je ne parle de cinéma. Mes amis ne sont pas des gens de cinéma. Mes passions ne sont pas liées au cinéma. Demandez à Mireille…” Mireille Darc qui, elle, est actrice. De cinéma. Si Delon n’est pas fait pour ce métier, du moins peut-on penser que le métier est fait pour lui.

Alain Delon en entretien exclusif dans “L’Express” en mars 1969.

D’ailleurs, l’acteur Delon a passé la main au producteur Delon (depuis 1968, treize films produits ou coproduits par sa société, Adel Productions), qui lui-même cède la place, tour à tour, à des personnages divers : propriétaire de chevaux de course, acheteur du manuscrit de De Gaulle, amateur d’art (Géricault et Dürer), créateur d’un centre de thalassothérapie, actionnaire d’une manufacture d’armes et d’avions. Dans tous ces rôles, on le connaissait plus ou moins bien. Il vient d’en ajouter deux : financier philanthrope (il a aidé André Génovès, producteur de Claude Chabrol, d’André Téchiné, de Michel Audiard, momentanément en difficulté) et concepteur de meubles.

Associé à Jansen (le “designer” du mobilier le plus cher du monde), Alain Delon dessine, invente, crée. Des canapés en pécari naturel ou en soie champagne, des tables basses en pyramide inversée, des buffets en laque noire, des combinés hi-fi avec voyants lumineux, des tables en Plexiglas illuminées : luxe et volupté. “Je les ai voulus confortables.” Les mains, toujours en mouvement, décrivent un fauteuil imaginaire. Du coup, le chien s’est endormi. Détail : tous les meubles portent les initiales d’Alain Delon. Le sigle “A.D.”, stylisé, est inspiré d’un prédécesseur illustre, Albrecht Dürer. Peut-être un geste d’humour ?

Le valet, discret, apporte France-Soir. Le producteur Delon allume un cigare, jette un coup d’oeil. “La première et les spectacles, c’est tout.

– La politique ?

– C’est terne. Rien à en dire.

– Mais, généralement, on vous dit homme d’ordre…

– Fasciste, disons le mot. Je suis profondément anticommuniste, c’est tout. Dès qu’on dit quelque chose, on est étiqueté. Alors bon, je suis fasciste, si vous voulez, tant pis.”

Ayant frôlé, a-t-on dit, le prix d’interprétation à Cannes, Alain Delon cherche-t-il à mettre les bouchées doubles ? Le Gang sort cette semaine, Armagueddon, dont le tournage vient de s’achever, sortira au printemps. Réalisateur : Alain Jessua. “J’ai fait ce film pour tourner avec Jean Yanne. Et je n’ai pas été déçu”. Viendra ensuite L’Homme pressé, d’après Paul Morand, sous la direction d’Edouard Molinaro.

“Je me surprends et me fascine moi-même. De mon temps, tous les jeunes rêvaient d’un producteur qui s’arrêterait devant eux dans la rue, et qui enlèverait son cigare en les désignant du doigt : ‘Vous !’ Ça n’arrivait jamais. Avec moi, c’est arrivé. J’ai dit non. Il a fallu me pousser. Et ça ne s’est pas arrêté. Je suis l’exception qui confirme la règle”. Etrange Alain Delon : par sa carrière – star – il est voué à la vie publique ; par goût, il préfère le secret ; par profession – comédien – il s’intéresse à son image ; par caractère, il déclare “s’en foutre”.

Peut-être est-ce dans les films qu’on les retrouve le plus fidèlement, lui et son double. Le “William Wilson” des Histoires extraordinaires, l’avocat secret des Seins de glace, le médecin inquiétant de Traitement de choc, le double Robert Klein du film de Losey…

“Je ne suis heureux qu’entre le mot ’moteur’ et le mot ’coupez’. Tout le reste m’emmerde. Quand je suis bien avec moi, ça va.

– En ce moment, ça va ?

– Oui.”

Alain Delon rit. Est-ce l’ironie du sort qui le fait rire ? Dans Le Gang, le comédien qui lui sert de doublure se nomme (réellement) Robert Klein.

Please follow and like us:
Pin Share