Alain Laquieze : “Au pouvoir, le RN et le NFP seraient dans l’obligation de se modérer”

Alain Laquieze : “Au pouvoir, le RN et le NFP seraient dans l’obligation de se modérer”

Pour la première fois dans l’histoire de la Ve République, l’extrême droite pourrait obtenir une majorité absolue à l’Assemblée nationale. A quelques jours du premier tour de l’élection législative, de nombreux commentateurs craignent qu’un tel scénario déclenche une grave crise politique et institutionnelle. Pour d’autres, l’absence d’une majorité claire pourrait rendre le pays ingouvernable.

A ce pessimisme, le professeur de droit public Alain Laquièze, doyen de la Faculté de droit, d’économie et de gestion de l’Université Paris Cité, préfère la nuance. Selon ce spécialiste de l’histoire du régime parlementaire, si la tripartition de la vie politique est “de nature à perturber le fonctionnement de nos institutions”, il reste que ces dernières ont, dans le passé, “fait la preuve de leur résilience”. Entretien.

L’Express : Pour la première fois de leur histoire, la gauche et la droite semblent dominées par leurs extrêmes. Quel regard posez-vous sur cette situation ?

Alain Laquièze : Une large partie des Français ont le sentiment, je pense, au moins depuis le référendum de 2005, qu’ils n’ont pas le choix, que les politiques menées se ressemblent toutes. Et de fait, est-ce qu’on peut leur donner tort ? Les dirigeants politiques ont des contraintes qui n’existaient pas il y a trente ans. Ils avaient par exemple davantage de marge de manœuvre dans les politiques économiques et budgétaires.

Ces partis, une fois au pouvoir, ne feraient pas grand-chose de plus.

Le vote aux extrêmes est une réaction au sentiment d’impuissance du politique, l’électeur moyen tend à voter pour les partis radicaux, car ils promettent de faire bouger les choses. Mais de quelle politique parle-t-on ? Rejeter l’Union européenne, l’euro, la mondialisation ?

Au fond, ces partis, une fois au pouvoir, ne feraient pas grand-chose de plus. Ma conviction profonde est que si on avait une majorité absolue du Rassemblement national à l’Assemblée, les gouvernants feraient du Meloni [NDLR : du nom de la présidente du Conseil des ministres d’Italie, Giorgia Meloni], c’est-à-dire qu’ils seraient dans l’obligation de mettre de l’eau dans leur vin et se modérer. Et cela serait la même chose si le Nouveau Front populaire arrivait au pouvoir.

Dans les deux cas, il y aurait des contraintes tellement fortes sur le pays qu’ils n’auraient pas le choix. On le voit avec la Commission européenne qui vient de mettre la France en procédure de déficit excessif. Avec le RN ou le NFP au pouvoir, les marchés sanctionneraient la France. C’est ce qui s’est passé en Angleterre, avec Liz Truss qui a été obligée de démissionner au bout de quelques semaines parce qu’elle avait annoncé une baisse très forte des impôts pour les plus fortunés, alors que le pays avait une lourde dette.

C’est peut-être la ruse de l’histoire : quel que soit le cas de figure et quelle que soit la majorité, les gagnants vont être très vite contraints de revoir une grande partie de leurs annonces.

Tout le monde ne croit pas au scénario de la modération. Certains analystes avancent par exemple que le RN pourrait opposer Etat de droit et souveraineté populaire, et mettre à mal les institutions… Qu’en pensez-vous ?

A ce stade, je ne vois pas le RN être dans cette posture-là. Même si certains intellectuels et certains avocats s’inquiètent de la tentation du RN de s’affranchir de l’Etat de droit, ce parti semble en quête de respectabilité et ses premières annonces semblent plutôt plaider pour une atténuation de son discours. S’il était tenté par une aventure politique, il serait confronté à des institutions qui ne lui sont pas favorables : président de la République, Sénat, Conseil constitutionnel…

En revanche, à gauche, du côté de LFI, ils n’auraient aucun état d’âme à renverser la table. Mais la question ne se pose pas vraiment, parce que je ne pense pas que LFI et ses alliés, sous la bannière du Nouveau Front populaire, puissent gagner ces élections : ils n’ont ni le programme, ni le personnel, ni la cohérence, ni les réserves de voix pour.

Depuis 2017, l’Assemblée nationale passait souvent comme une chambre d’enregistrement des directions prises par l’exécutif. La dissolution pourrait-elle redonner au pouvoir législatif toute sa place par rapport au pouvoir exécutif ?

Oui, sans doute, mais ce ne serait pas nouveau. L’Assemblée nationale et le Sénat ont déjà retrouvé une véritable influence depuis deux ans, car le parti du président et ses alliés n’avaient qu’une majorité relative. Au moment de la loi immigration, on a bien vu que le Sénat avait réussi à imposer une rédaction du texte qui n’était pas celle du gouvernement. Mais le gouvernement s’est appuyé sur le Conseil constitutionnel pour faire sauter les ajouts faits par le Sénat et l’Assemblée.

Si on avait une cohabitation, avec un Premier ministre soutenu par une majorité absolue, il est clair que le couple déterminant serait celui formé par le Premier ministre et l’Assemblée nationale. Dans ce cas de figure, l’Assemblée et, dans une moindre mesure le Sénat, auraient une place plus importante. Si on n’a pas de majorité absolue, il va se passer beaucoup de choses à l’Assemblée… Avec la difficulté pour le gouvernement de faire passer ses textes, voire même de se maintenir. On sera dans une situation à l’italienne ou proche de ce que nous avons connu sous la IVe République.

Justement, nos institutions sont-elles adaptées à la tripartition de la vie politique ?

Nos institutions ont fait la preuve de leur résilience. On peut bien, sans changer les institutions, avoir un fonctionnement plus parlementaire. C’était le cas au début de la Ve, avant 1962 et l’élection du président au suffrage universel direct. Le Premier ministre de l’époque, Michel Debré, était assez convaincu de mettre en place un régime parlementaire à l’anglaise, avant que la crise algérienne et la pratique gaullienne des institutions ne donnent une interprétation plus présidentialiste des institutions.

La tripartition est de nature à perturber le fonctionnement de nos institutions.

Et il y a aussi eu l’expérience des cohabitations passées, qui étaient un retour à un régime parlementaire moniste, dans lequel le Premier ministre n’est responsable que devant l’Assemblée. Du point de vue institutionnel, la période actuelle n’est pas sans analogie avec le deuxième mandat de François Mitterrand. Entre 1988 et 1993, les gouvernements Rocard, Cresson et Bérégovoy n’avaient qu’une majorité relative, avant que les législatives de 1993 ne provoquent une cohabitation. On pourrait revivre une situation similaire, même si politiquement, la montée des extrêmes est une situation originale par rapport aux années 1990.

Du reste, on n’a pas connu encore sous la Ve République le cas d’une tripartition des forces politiques disposant d’un nombre voisin de sièges à l’Assemblée nationale, sans pouvoir s’entendre pour former une coalition majoritaire. Ce type de situation politique est de nature à perturber le fonctionnement de nos institutions.

Mais y a-t-il dans nos démocraties un régime politique qui pourrait être compatible avec l’existence de partis politiques disposant de programmes très différents et incapables de former une majorité viable ? On peut en douter.

Beaucoup s’inquiètent que la France, au lendemain du second tour, devienne “ingouvernable”. Est-ce que cela n’est pas le nom d’un problème plus profond lié à notre histoire et à notre culture politique, qui rend les coalitions presque impossibles à réaliser ?

En France, on a toujours eu du mal avec le compromis politique, parce que cela ne fait pas partie de notre culture. Dans notre pays, la théorie de l’Etat est marquée du sceau du concept de souveraineté, selon lequel le pouvoir ne se divise pas. Et politiquement, on retient l’idée rousseauiste selon laquelle être majoritaire permet d’exercer le pouvoir et d’être légitime, alors qu’être minoritaire, c’est être dans l’opposition et être dans l’incapacité de faire adopter certaines de ses idées par la majorité.

Les élites françaises ont été formées par ces enseignements. Le système de la Ve République a institutionnalisé ces principes, dans le cadre d’une domination du pouvoir exécutif avec des majorités fortes. C’est pour cela qu’en France, on a beaucoup de mal à accepter des coalitions de partis opposés, au contraire de ce qu’on voit en Allemagne.

Certains se disent favorables à la proportionnelle pour forcer le compromis. C’est par exemple ce qu’a déclaré récemment la présidente sortante de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet. Mais je pense que, qu’on le veuille ou non, notre mode de scrutin majoritaire est la conséquence directe de cette culture politique peu propice au compromis. En tout cas, le mode de scrutin majoritaire à deux tours n’empêche pas une représentation déjà diversifiée des forces politiques à l’Assemblée, comme on le voit depuis 2022.

Quels sont les scénarios probables, selon vous ?

Si le RN a au moins 289 députés, alors on sera dans une situation de cohabitation, c’est-à-dire un Premier ministre soutenu par une majorité parlementaire hostile au président de la République. Dans ce cas de figure, il n’y aura pas de blocage et le RN pourra gouverner, même s’il ne sera pas libre de faire tout ce qu’il souhaite, puisque le couple Premier ministre-Assemblée nationale sera confronté à des contre-pouvoirs que seront le président, le Sénat et le Conseil constitutionnel.

Une autre situation probable, c’est qu’au lendemain du second tour des législatives, les trois forces politiques soient à peu près égales à l’Assemblée, avec par exemple une majorité relative du Rassemblement national, sans possibilité pour celui-ci de constituer une coalition avec une majorité absolue.

Dans ce cas, deux solutions peuvent se produire. Le président parvient à trouver, parmi les trois blocs, un gouvernement d’unité nationale disposant d’une majorité parlementaire. Ce n’est pas l’hypothèse la plus probable aujourd’hui. Ou alors on pourrait avoir une sorte de gouvernement de techniciens, où on nomme un Premier ministre issu de la société civile. Ce ministère d’affaires, pour reprendre le nom usité pour ce type de combinaison, gouvernerait quelques mois, un peu comme cela s’est fait en Italie, dans l’attente d’une nouvelle dissolution de l’Assemblée, puisque la Constitution précise que l’on doit attendre un an avant de pouvoir provoquer une nouvelle.

C’est ce dernier scénario qui inquiète le plus les spécialistes de science politique et de droit constitutionnel qui craignent d’avoir un pays ingouvernable. Mais il est significatif que ce soit l’option préférée des milieux économiques et financiers, car ils savent que, dans ce cas, aucune législation défavorable aux entreprises et aux marchés ne pourra être adoptée. Finalement, ce serait la revanche de la main invisible sur l’action publique.

Dans un certain nombre de scénarios, l’après-second tour pourrait ouvrir un moment de crise politique avec, on l’imagine, des débordements dans la rue. Théoriquement, le chef de l’Etat pourrait soit démissionner, soit activer l’article 16 de la Constitution, qui lui octroie les pouvoirs exceptionnels. Est-ce qu’une de ces deux hypothèses vous semble crédible ?

Non. Si le RN remporte une majorité absolue, il y aura sans doute des manifestations, des moments d’émotions… Mais il ne faut pas oublier que le deuxième tour sera le 7 juillet, les gens auront la tête aux vacances, beaucoup auront voté par procuration et ne seront plus sur leur lieu de résidence habituel. Donc oui, on peut envisager qu’il y ait des agitations, mais honnêtement, je ne crois pas au scénario du pire et de l’embrasement.

Lors de la manifestation du samedi 15 juin contre l’extrême droite, il n’y a pas eu une mobilisation des Français comme cela avait été le cas entre les deux tours en 2002. Pourquoi ? Parce que la vive opposition au programme du RN devra être mise en balance avec le nombre de Français qui auront voté pour ce parti. Et symboliquement, il y a eu la prise de position de Serge Klarsfeld, ou encore celle d’une partie de la communauté juive qui a déclaré que le Rassemblement national n’était plus raciste et antisémite… Tout ça n’était pas évident il y a encore quelques années.

Je ne crois pas au scénario catastrophe.

Une fois élue, l’Assemblée va se réunir quinze jours pour se mettre en place, comme c’est prévu par les textes constitutionnels, mais il ne se passera pas grand-chose politiquement avant l’automne, car nous ne sommes pas, en juillet, en période de session ordinaire. Parallèlement à la mise en place de la nouvelle Assemblée nationale, le président devra nommer un Premier ministre. Quand bien même il n’y aurait pas de majorité claire à l’Assemblée, il lui sera sans doute possible de nommer un chef du gouvernement qui ne rencontrera pas immédiatement l’opposition d’une majorité des députés, susceptibles de voter une motion de censure. Et le nouveau gouvernement pourra au moins exercer le pouvoir jusqu’au retour de l’Assemblée début octobre. L’hypothèse d’un chef de l’Etat empêché et obligé de quitter le pouvoir apparaît peu probable en l’espèce.

Pour toutes ces raisons, je ne crois pas au scénario catastrophe. Et même, s’il y avait des émeutes graves, le président aurait d’autres moyens que l’article 16 qui n’est réservé que dans des cas strictement délimités par la Constitution (intégrité du territoire menacée et fonctionnement des pouvoirs publics interrompus, notamment). On pourrait songer par exemple à la mise en place de l’état d’urgence.