Alzheimer : les dessous de la fraude scientifique derrière l’une des études les plus influentes

Alzheimer : les dessous de la fraude scientifique derrière l’une des études les plus influentes

Des milliers de chercheurs ont vu ces clichés. On dirait de petits haricots noirs, très mal photographiés. Les spécialistes, habitués au grain des photos de paillasse, savent bien qu’il s’agit de protéines. Mais aucun ne s’était aperçu de la supercherie. C’est par hasard que Matthew Schrag s’en est rendu compte. Ce neurobiologiste américain, professeur à l’université Vanderbilt (Tennessee) brassait la littérature scientifique sur Alzheimer, quand il est tombé sur cet article de recherche, publié dans Nature en 2006. Un carton dans le milieu de la recherche ; l’un des articles les plus cités au monde. Rien de scandaleux, du moins à l’époque.

Matthew Schrag n’avait rien demandé. Des avocats l’avaient choisi comme expert pour procéder à des vérifications à propos d’un médicament contre Alzheimer. Une tout autre affaire, pas vraiment l’enquête du siècle. Mais en revoyant ces photos, très célèbres dans le domaine, il ne peut s’empêcher de tiquer. Sur ce fond grisâtre d’abord : pourquoi est-il similaire dans toutes les photos alors que chacune concerne une expérience différente ? Et puis il y a les haricots – les protéines donc – tous semblables, trop parfaits. Dame nature fait les choses bien, c’est vrai, mais rarement à l’identique. “C’était bidon”, résume-t-il, fort de son oeil d’expert.

Ces accusations, formulées avec les égards nécessaires à la controverse scientifique, Matthew Schrag les a d’abord pointées anonymement, sur la plateforme de collaboration PubPeer. Puis dans une enquête de la revue scientifique Science, parue en juillet 2022. Il décide à cette occasion de révéler son nom. Les écrits font mouche et ses doutes ont depuis été relayés par les journaux du monde entier. Mais jusqu’à présent, les travaux mis en cause n’avaient pas été rétractés. C’est presque fait : l’auteur principal Karen Ashe vient d’annoncer avoir déposé une demande en ce sens.

Un monstre sacré de la littérature

Contactée par L’Express, la maison d’édition, Nature, déclare procéder à quelques dernières vérifications. Lorsqu’elle procédera à la rétractation, l’article deviendra le plus important jamais retiré de la littérature scientifique. Plus de 2 300 études s’appuyaient sur ces résultats pour construire leurs hypothèses et orienter leurs efforts. Des dizaines de millions de dollars avaient été investis pour tenter de répéter ou d’améliorer les découvertes ainsi présentées. Pour que finalement, le papier soit considéré comme nul et non avenu.

Matthew Schrag a longtemps hésité avant de sortir de l’anonymat. “Je risquais gros”, glisse l’intéressé, blouse blanche vissée sur le dos, même en visioconférence. Révéler l’affaire aurait pu lui causer d’importants problèmes. “Il est difficile de s’attaquer à un tel monument de la recherche, surtout si l’on est relativement jeune dans le milieu comme Matthew Schrag, soupèse Charles Piller, l’auteur des révélations de Science. Mais lorsqu’on met un visage derrière les constatations d’inconduites, ces dernières sont beaucoup plus difficiles à ignorer, surtout du côté des institutions et responsables scientifiques.”

L’étude en question avait participé à mettre en évidence le rôle des plaques β-amyloïde dans la maladie d’Alzheimer. Depuis les années 2000, ces agrégats de protéines sont devenus la principale cible des fabricants de médicaments. Les scientifiques pensent qu’elles sont à l’origine d’une grande partie des symptômes de la pathologie, qui cause des pertes de mémoires jusqu’à rendre sénile. Ces plaques semblent s’accumuler de manière disproportionnée chez les malades. Les travaux de Karen Ashe allaient un cran plus loin, et pointaient vers un sous-composant de l’amyloïde, appelé Aβ*56.

Derrière les fraudes, un Français

Une fois épinglées par Matthew Schrag, les fraudes ont été confirmées par les vérifications d’une autre scientifique, Elisabeth Bik. Toutes ces images pointent vers un même chercheur : Sylvain Lesné, un Français, formé à l’université de Caen. Il avait été remarqué par Karen Ashe, qui lui avait confié une partie de ses expériences. Bon nombre de ses travaux ont par la suite été épinglés par Matthew Schrag. Il en est persuadé, eux aussi ont été faussés. Sylvain Lesné n’a pas donné suite aux demandes de L’Express. En l’absence de réponse de sa part, difficile de savoir dans quel but ces images ont été modifiées.

Parfois, les fraudes scientifiques sont si flagrantes qu’il est possible d’affirmer que l’ensemble des travaux ont été inventés. Ici, ce n’est pas clair. Pendant longtemps, Karen Ashe, sommité de la neurologie, a rétorqué que, s’il semblait bien y avoir des problèmes, ces éléments n’étaient pas de nature à remettre en question l’ensemble de son article. Cela ne méritait qu’une simple correction, disait l’Américaine. Sa demande de rétractation montre qu’elle a changé d’avis. Et de fait, les résultats précis de son article n’avaient jamais été reproduits.

Le maître de thèse de Sylvain Lesné, Denis Vivien, coupe court à nos demandes pour en savoir plus sur ce chercheur et ses raisons : “Il doit répondre lui-même de ses actes. J’ai coupé les ponts avec lui depuis longtemps.” En 2022, il a indiqué à Science avoir retiré un article avec lui avant publication, à cause de soupçons du genre. Et n’a pas été plus bavard depuis. Une enquête a été lancée par l’université qui emploie Sylvain Lesné, celle du Minnesota. Sa patronne, Karen Ashe, n’aurait pas participé directement aux falsifications, d’après les résultats d’une précédente investigation de ces mêmes autorités. Reste qu’elle est responsable de ce qui se passe sous sa direction.

Embellir, ou maquiller ?

Selon le lanceur d’alerte Matthew Schrag, la triche a au moins eu pour but d’”embellir” l’étude, la faire passer pour plus rigoureuse qu’elle ne l’était. Certains chercheurs sont parfois tentés d’enlever les défauts visuels liés à des impuretés sur les appareils de mesure. Mais l’expert ne peut pas exclure plus grave : “Peut-être qu’il y avait seulement des imperfections mais dans ce cas, pourquoi prendre le risque de se faire prendre la main dans le sac ?” s’interroge l’expert. Et quand bien même la triche ne serait que cosmétique, le neurobiologiste insiste : “Ces pratiques sont inacceptables dans le cadre de travaux scientifiques.”

Cette demande de rétractation intervient après une série de revirements pour la recherche sur Alzheimer. Plusieurs médicaments se sont avérés plus dangereux qu’escompté, dont le Leqembi, un temps considéré comme une révolution thérapeutique potentielle. Et surtout, une autre étude importante a été retirée fin 2023 par Science. Elle a conduit à la démission du responsable de ces travaux, Marc Tessier-Lavigne, alors président d’une des plus grandes universités américaines, celle de Stanford, située en Californie.

Une hypothèse scientifique ne repose jamais uniquement sur un seul article. La rétractation de Karen Ashe ne peut dont pas à elle seule remettre en question la piste des plaques amyloïdes. Reste que celle-ci est bousculée : “Il se trouve qu’en parallèle, de nombreux travaux ont montré qu’il ne suffisait pas de s’attaquer à ce phénomène pour lutter contre Alzheimer. Il existe désormais des molécules capables de les retirer, et pourtant beaucoup de malades continuent de décliner”, résume Nicolas Villain, neurologue à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière (AP-HP) de Paris.

Le risque d’un froid sur ces recherches

Jusque très récemment, Karen Ashe croyait toujours à ses résultats, désormais retombés au rang d’hypothèses : “Je continue de penser que l’Aβ*56 pourrait jouer un rôle important dans la maladie d’Alzheimer et que le fait de cibler son élimination pourrait conduire à des avantages cliniques significatifs”, a-t-elle publié sur PubPeer, en mai toujours, citant plusieurs découvertes ultérieures basées sur ces travaux. Sans réussir à empêcher la chute d’une des reines des études sur Alzheimer.

Autant d’incidents aussi rapprochés risquent de rendre les nouveaux investisseurs un peu plus frileux que par le passé. Du moins pour développer des médicaments à partir de ces pistes précises. “Nous sommes à un moment crucial pour la recherche sur Alzheimer. On doit devenir absolument intolérant à ces fraudes et s’assurer qu’il n’y en ait plus”, estime Matthew Schrag. 225 000 personnes malades d’Alzheimer sont diagnostiquées chaque année, rien qu’en France. Des molécules sont bien arrivées sur le marché, mais leur effet est limité. La recherche doit se poursuivre.

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