Annie Jacobsen et le scénario d’une guerre nucléaire : “L’issue serait l’anéantissement”

Annie Jacobsen et le scénario d’une guerre nucléaire : “L’issue serait l’anéantissement”

Parmi les facteurs qui ont épargné à l’humanité les horreurs d’une guerre nucléaire, on peut citer la chance. “Personne n’a pris de mauvaises décisions aux moments critiques et les erreurs et les défaillances ont pu être rectifiées à temps” : c’est ce qu’on peut lire dans un rapport de l’ONU sur le désarmement nucléaire. Dans Guerre nucléaire, un scénario, publié le 2 octobre aux éditions Denoël, la journaliste américaine Annie Jacobsen, plusieurs fois finaliste du prix Pulitzer, part du principe que la chance peut échouer. Spécialisée dans le renseignement et la sécurité intérieure, la journaliste d’investigation au New York Times a interrogé une centaine de sources de haut vol, comme Leon Panetta, ancien secrétaire à la Défense et patron de la CIA sous Obama, ou le général Kehler, à la tête du commandement stratégique des Etats-Unis de 2011 à 2013.

“Des gens qui savent” ce qui se passerait dans le cas où les Etats-Unis seraient attaqués par un missile nucléaire. La stratégie de dissuasion nucléaire n’est pas du tout conçue pour le cas de figure d’une seule bombe lancée par un acteur pas raisonnable, un “roi fou”. Annie Jacobsen, explique, seconde par seconde, minute par minute ce qui se passerait si un missile balistique intercontinental porteur d’une tête nucléaire était lancé depuis la Corée du Nord vers les Etats-Unis. Un seul missile, “et tout se détricote”, résume l’auteure. Un seul missile, et la guerre nucléaire devient inarrêtable. Un scénario jugé parfaitement plausible par les généraux qui ont lu le livre. Par son déroulé réaliste, l’enquête de Jacobsen expose les failles du postulat que les armes nucléaires consistent un moyen de défense, dans un récit captivant, digne d’un thriller. Le réalisateur Denis Villeneuve, le cinéaste de Dune, ne s’y est pas trompé car il a décidé d’adapter le livre au cinéma. Pour L’Express, en avant-première, Annie Jacobsen explicite cet engrenage de l’apocalypse.

Comment vous est venue l’idée d’imaginer un scénario de guerre nucléaire ? Quels interlocuteurs avez-vous contactés pour élaborer un scénario crédible ?

Annie Jacobsen. En tant que journaliste spécialisée dans la sécurité nationale, j’enquête sur la guerre, les armes et les secrets. Dans chacun de mes six livres précédents, il y a environ une centaine de sources, des personnes qui ont travaillé toute leur vie au sein de l’armée et du renseignement.

Je ne saurais vous dire combien de personnes m’ont dit, lors d’interviews, avec une sorte de fierté gonflée à bloc : “Annie, tout ce que j’ai fait dans ma carrière, je l’ai fait pour empêcher la Troisième Guerre mondiale.” Pendant l’administration précédente, avec l’ancien président Donald Trump au pouvoir, vous vous souvenez peut-être de la rhétorique sur le feu et la fureur et de la façon dont le président ou le dirigeant de la Corée du Nord ont commencé à parler de guerre nucléaire. J’ai commencé à me demander ce qui se passerait si la dissuasion échouait. Et j’ai posé cette question au plus haut niveau, aux responsables de la sécurité nationale, à d’anciens conseillers présidentiels, des généraux et les personnes les plus proches du président s’il fallait prendre la décision de déclencher une guerre nucléaire.

Lorsque vous avez commencé l’enquête, la menace nucléaire ne semblait pas aussi forte qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, le nombre de “rois fous” pouvant déclencher une attaque nucléaire semble avoir augmenté.

Lorsque j’ai commencé à travailler sur le livre pendant le Covid, c’était une période extraordinaire. D’une part, j’avais plus de temps libre que d’habitude. Et beaucoup d’anciens responsables du commandement et du contrôle nucléaire de même. Ils étaient chez eux et ont donc accepté de me parler sur Zoom depuis leur salon.

Et vous avez tout à fait raison : la menace nucléaire semblait avoir diminué. Des fonctionnaires, y compris d’anciens secrétaires à la défense, m’ont dit : “C’est bien que vous écriviez ce livre, les gens semblent avoir oublié cette question.” Je n’imaginais pas que quand ce livre serait publié, le monde serait sur le fil du rasoir en matière de menaces nucléaires. J’ai la chance de les avoir interrogés avant ce moment critique, parce que je ne suis pas sûre qu’ils auraient été aussi ouverts et francs dans leurs réponses.

A quel point le scénario d’une guerre nucléaire totale est-il plausible ?

Il y a environ 12 500 armes nucléaires dans le monde aujourd’hui. Les deux superpuissances, les Etats-Unis et la Russie, en ont chacune environ 5 000. Lors d’une conversation que j’ai eue avec l’ancien commandant du Commandement stratégique des Etats-Unis, le général Robert C. Kehler, qui gérait toutes les forces nucléaires des Etats-Unis, je lui ai demandé ce qui se passerait dans le cas d’un échange nucléaire entre la Russie et les Etats-Unis. “Le monde pourrait s’écrouler en quelques heures”, m’a-t-il dit.

Lorsque vous creusez la question comme je l’ai fait, vous vous rendez compte que nous sommes tous des cibles à tout moment, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par an. Le Pentagone pense que la dissuasion tiendra. Mais si elle ne tient pas, tout se détricote. Cette notion est profondément troublante. Du lancement d’un missile à l’hiver nucléaire, tout se passe en soixante-douze minutes, c’est ce qui est raconté dans le livre. Dans une guerre nucléaire, chaque frappe fait des centaines de milliers de morts. Et dans une guerre nucléaire, toutes les armes sont lancées, c’est ainsi que c’est conçu. Par ailleurs, une fois que les feux auront cessé de brûler, le monde connaîtra l’hiver nucléaire, et tout le monde mourra.

Même si les Etats-Unis sont sur le qui-vive, ils ne semblent pas tellement préparés à trouver la moindre solution diplomatique si un seul missile était lancé.

Un jeu de guerre nucléaire de l’armée, qui s’est déroulé en 1983, a été déclassifié. L’un des participants, Paul Bracken, professeur de sciences politiques à Yale a été libéré de ses obligations en matière de confidentialité de sécurité, et a pu parler de manière générale de ce qu’il a appris. Il écrit que, quelle que soit la manière dont la guerre nucléaire commence, que l’Otan soit impliqué ou non, que la Chine soit impliquée ou non, quels que soient les acteurs engagés, elle se termine par un anéantissement, par l’Armageddon. C’est pourquoi j’ai choisi le scénario du roi fou, parce que c’est la réalité la plus dangereuse à laquelle nous sommes tous confrontées en ce moment.

Dans votre livre, l’une des personnes qui semble la moins bien préparée à tout cela est le président des Etats-Unis, alors qu’en cas d’attaque, il aurait six minutes pour décider quelles cibles attaquer avec quelles armes. Nous sommes à un mois d’une élection d’une élection cruciale. Cela vous préoccupe-t-il ?

Les Etats-Unis ont pour politique, tout comme la Russie, d’appliquer la stratégie du “lancement sur alerte”, à savoir lancer la riposte avant l’impact sur son sol et sans même savoir ce que contient l’ogive. Lorsque les Américains se rendent aux urnes, ils vont voter pour la personne qui aura le contrôle sur le destin du monde. On peut dire qu’il en va de même en Russie. Dans cette élection, une vice-présidente se présente contre un ancien président. C’est un fait unique dans l’histoire. Le vice-président des Etats-Unis est responsable de cette autorité en cas d’incapacité du président des Etats-Unis. Les deux sont donc au courant. Alors pourquoi, n’avons-nous rien entendu de la part de Kamala Harris, au sujet de la politique nucléaire ? Quant à Donald Trump, nous avons entendu des déformations flagrantes des faits. Notamment qu’il veut créer une structure de type “Dôme de fer” au-dessus de l’Amérique qui abattrait tous les missiles entrants. C’est scientifiquement invraisemblable. Cela fonctionne lorsqu’il s’agit de missiles à courte et même à moyenne portée. Cela ne fonctionne pas pour ce qui est des missiles stratégiques à longue portée, les ICBM et SLBM, les missiles balistiques intercontinentaux. Ce sont des armes impossibles à arrêter. Une fois qu’ils ont été lancés, ils ne peuvent pas être rappelés et ils ne peuvent pas être redirigés.

Depuis que Barack Obama a prononcé en 2009 son célèbre discours sur un monde dénucléarisé, pour lequel il a gagné le prix Nobel de la paix, la question n’a pas vraiment avancé…

Le président a l’autorité unique dans le lancement d’une riposte nucléaire. Pourquoi les citoyens, non seulement des Etats-Unis, mais aussi du monde entier, restent-ils si ignorants ? Aucun président, à l’exception de Ronald Reagan, n’a mentionné la fenêtre des six minutes, au cours de laquelle un président doit décider quelles armes lancer sur quelles cibles.

Reagan l’a qualifiée d’irrationnelle. “Six minutes pour savoir comment répondre à un bip ou un code radar et décider ou non de déclencher l’apocalypse. Qui peut faire utilement usage de sa raison à un tel moment ?” Il est le seul président à s’être exprimé aussi franchement sur ce sujet. L’ancien secrétaire à la Défense, William Perry, m’a confirmé que la plupart des présidents entrent en fonction sans être préparés à une guerre nucléaire. Et certains semblent ne pas vouloir savoir.

Votre livre laisse penser que la guerre nucléaire est inévitable, notamment au vu des nombreux “rois fous” dans le monde…

Il y a une note d’espoir dans toute cette situation, c’est ce que j’appelle le revirement de Reagan. Au plus fort de la guerre froide, le président Reagan était un faucon nucléaire. Il est entré en fonction en croyant que l’augmentation des armes nucléaires rendrait l’Amérique plus sûre, et le monde occidental plus sûr. En 1983, un film a été diffusé sur la chaîne de télé ABC. Il était intitulé Le Jour d’après. Il s’agissait d’un récit fictif de guerre nucléaire entre les Etats-Unis et la Russie soviétique. 100 millions d’Américains l’ont regardé. Reagan aussi. Il a écrit dans son journal qu’il était devenu très déprimé. Et il a décidé d’agir. Il a tendu la main au dirigeant russe Gorbatchev, ce qui a donné lieu au sommet de Reykjavik de 1986. Le monde a pu alors passer d’un niveau record de 70 000 ogives nucléaires à environ 12 500 aujourd’hui. Ils ont publié une déclaration commune : “Une guerre nucléaire ne peut pas être gagnée et ne doit jamais être menée.” Ce fut un moment très fort. Nous devons y revenir. Les armes nucléaires existent depuis soixante-dix-neuf ans. Il y a des moments qui semblent être cycliques où les populations prennent conscience de ce sujet. Je crois que ce moment est arrivé.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris lorsque vous avez mené cette enquête ?

Les problèmes techniques. J’ai été choquée d’apprendre que le système de détection du ministère américain de la Défense est extraordinairement avancé, mais que le système russe est apparemment très peu performant. En conséquence, les Russes peuvent confondre la lumière du soleil ou les nuages avec le lancement d’un missile balistique intercontinental en provenance d’Amérique. Par ailleurs, nos missiles balistiques intercontinentaux n’ont pas une portée suffisante pour cibler la Corée du Nord au cas où une contre-attaque s’avérerait nécessaire. Ils doivent survoler la Russie. Cela m’a été confirmé par l’ancien secrétaire à la Défense Leon Panetta. Je lui ai dit que la Russie pourrait croire que les Etats-Unis frappent la Russie. Et Panetta m’a répondu : “Quand les bombes nucléaires commencent à voler, on ne pense pas à ce qui se passe dans la tête des autres.” Cette déclaration venant de quelqu’un qui est l’ancien secrétaire à la Défense des Etats-Unis, l’ancien directeur de la CIA et l’ancien secrétaire général de la Maison-Blanche, m’a alarmée. Et avec le recul, je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles Leon Panetta a accepté de me parler. Il comprend le niveau de menace élevé auquel nous nous trouvons actuellement.

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