Bardella et la France rurale : “Le territoire ne détermine pas à lui seul le vote RN”

Bardella et la France rurale : “Le territoire ne détermine pas à lui seul le vote RN”

La carte du vote des Français n’a jamais été aussi claire : en ce lundi 10 juin, lendemain des élections européennes, une vague bleu marine s’étale sur l’Hexagone, représentant 31,5 % de voix exprimées pour le Rassemblement national (RN) de Jordan Bardella. Sur ce vaste monochrome, quelques îlots de couleur jaune, rouge, rose, bleue ou verte subsistent, illustrant les bulletins pour la majorité, La France insoumise, le Parti socialiste, les Républicains ou les Verts. Tous ou presque sont situés dans les grandes agglomérations ; les frontières politiques entre zones rurales et métropoles semblent n’avoir jamais été aussi nettes. De fait, le Rassemblement national est arrivé premier du scrutin dans plus de 32 600 communes françaises sur 35 000 – soit plus de 93 % d’entre elles.

Dans son ouvrage Ceux qui restent (Ed. La Découverte), publié en 2019, le sociologue Benoît Coquard, spécialiste des milieux ruraux et des classes populaires, soulignait déjà l’appétence des habitants des zones rurales pour le parti d’extrême droite, nourrie notamment par la notion de ce que le sociologue appelle le “Déjà, nous”, au sens “des Français d’abord”, “qui vient justifier le sentiment de vivre dans un monde fracturé et prêche pour une alliance restreinte contre d’autres désignés ‘pas comme nous’, responsables tout trouvés des mille et un problèmes qui traversent la société française d’aujourd’hui”, écrit le chercheur.

Au lendemain des scores historiques du Rassemblement national aux élections européennes, et de l’annonce par Emmanuel Macron de la dissolution de l’Assemblée nationale, Benoît Coquard analyse pour L’Express les leviers sur lesquels se sont appuyés les représentants du RN pour séduire les habitants des zones rurales, surfant à la fois sur un discours ancré de longue date, un sentiment de déclassement, et une crainte de la “mise en concurrence de la société”, que les représentants du parti d’extrême droite “seraient les seuls, selon ces votants, à comprendre”. Entretien.

L’Express : Cette polarisation politique entre les grandes agglomérations et les zones rurales, plus claire que jamais au lendemain des élections européennes, est observée de longue date par les sociologues et les commentateurs politiques. Comment s’est-elle installée au fil du temps ?

Benoît Coquard : Il faut en effet préciser que cette polarisation n’est pas une surprise : il y a une percée du FN depuis le milieu des années 1990 dans beaucoup de territoires éloignés des grandes villes, victimes de la désindustrialisation, du départ des services publics ou de la raréfaction des structures médicales, mais aussi dans lesquels la droite était fortement implantée historiquement. C’est dans ces régions-là que l’on retrouve les pics de vote RN depuis plusieurs années, dès les premiers tours des élections présidentielles : il faut par exemple rappeler que le Front national de Jean-Marie Le Pen des années 1990 est déjà le principal concurrent du RPR dans certaines zones que j’ai étudiées dans mon livre, dans le Grand-Est. Au début des années 2000, quand le parti commence à toucher massivement les électeurs et se déploie dans les territoires ruraux, il rencontre un électorat populaire d’ouvriers petits propriétaires, qui votaient historiquement comme les grands patrons, c’est-à-dire à droite, et ne les lâche plus.

Pour comprendre comment cet attrait pour le Rassemblement national s’est cristallisé dans les campagnes, il faut ensuite croiser les facteurs géographiques – la ruralité, l’éloignement des villes -, avec les facteurs socio-économiques : l’âge, le niveau de diplôme, le métier des électeurs de ces territoires, et comment ils ont évolué sur les dernières décennies. Enfin, il faut prendre en compte les “effets de lieu” décrits par Bourdieu : quand vous êtes entouré de personnes qui, elles-mêmes, ont sauté le pas du RN depuis longtemps, qui expriment dans les conversations habituelles du quotidien leur attrait pour le RN, l’affinité avec l’extrême droite devient légitime et banale. Ces sociabilités jouent beaucoup – ce positionnement politique devient facile à soutenir en public, cimente le vote. Ce n’est donc pas les caractéristiques du territoire qui déterminent à elles seules le vote RN, mais bien le profil de celles et ceux qui peuplent le territoire, les fréquentations qui s’y forgent, et la manière dont s’y structurent les habitudes de vote.

La fin du “tabou” autour du vote RN dans les zones rurales a-t-elle selon vous participé à cette “vague” bleu marine que l’on constate aujourd’hui ?

Il y a des territoires ruraux qui votaient déjà pour le FN dans les années 2000. Le “tabou” de l’extrême droite a donc sauté très vite dans ces territoires, et depuis très longtemps. Il existait une pénétration très ancienne des idées d’extrême droite dans certaines zones rurales, ce qui a amené les électeurs à ne pas devoir trop se justifier sur leurs idées politiques. Au contraire : depuis plusieurs années, le RN a réussi à imposer ses sujets, tels que l’immigration par exemple, dans l’espace médiatique, et à tirer profit de cette forme de “colère rentrée” des habitants des zones rurales – dans lesquelles il existe depuis longtemps un sentiment de mise en concurrence avec le reste de la société.

C’est une idée très claire selon laquelle “il n’y a pas assez de place pour tout le monde”, notamment sur l’accès à la propriété, à l’emploi, aux études, au logement, à la santé, à l’éducation… Et, selon leurs électeurs, “Jordan et Marine” seraient les seuls à comprendre ce monde conflictuel, à être lucides sur cette concurrence et cette nécessité du “nous contre eux”. C’est le fameux “Déjà, nous” que j’évoque dans mon livre, avec cette idée de concurrence généralisée qui amène à voter pour un parti qui vous garantit que vous ne serez pas les plus ciblés par telle ou telle politique publique, qu’il y aura des catégories de population qui passeront après vous.

Le RN a appuyé sur ce ressort électoral fort, en bénéficiant des différentes crises économiques, politiques et sanitaires de ces dernières années. Alors que le collectif a explosé, avec la généralisation du télétravail, des métiers en horaires décalés – très présents dans les zones rurales -, l’inflation, la disparition des bistrots, des petits commerces, des associations, les habitants ont ressenti plus que jamais le besoin d’appartenir à un groupe, notamment lorsqu’ils se situent en bas de l’échelle sociale et ne peuvent s’offrir le luxe qui va de pair avec l’individualité.

C’est cela qui alimente les discours xénophobes : on se replie vers les personnes qui nous ressemblent, en rejetant non seulement ceux considérés comme “supérieurs”, mais aussi ceux “d’en bas”, qui veulent acquérir les mêmes choses que nous alors “qu’ils ne viennent pas d’ici”. Les jeunes qui votent notamment pour l’extrême droite le justifient notamment par un manque de perspective, un sentiment “qu’on n’y arrivera pas tous ensemble”, qu’on ne sera jamais assez reconnu, recommandé, pistonné. C’est ce tableau décliniste qui domine, qui renvoie à tout un tas d’affects et de situations vécues, qui n’ont parfois rien à voir avec l’immigration en elle-même, mais qui vont se cristalliser sur celle-ci.

Dans un tel contexte, quel est le rôle des réseaux sociaux et de la médiatisation de certains faits divers dans cette appétence pour le RN dans les zones rurales ?

Ce qui a marqué les habitants, c’est plutôt la manière dont ont été traités et mis en avant les faits divers que les événements en eux-mêmes. C’est une lame de fond, plutôt que des événements particuliers, qui ont transformé la frustration et la colère en vote RN. Depuis la progression du FN dans les campagnes et le mouvement des gilets jaunes, les projecteurs ont été mis sur le milieu rural, dont on ne parlait jamais auparavant. Les faits divers qui pouvaient être traités de manière anodine dans le journal local remontent désormais très vite au niveau national, et on racialise bien volontiers le débat. La France rurale devient alors, pour certains, ce symbole de “la vraie France” qu’il faut défendre, en opposition à la France de “ceux qui touchent les aides sociales” ou “ne viennent pas d’ici”.

Le principal problème de ces discours est qu’ils sont selon moi performatifs : des choses que l’on n’osait pas dire ou faire auparavant vont passer cette barrière du tabou. Cela imprègne, dans des discussions, des conflits du quotidien, et entraîne une forme de polarisation au sein même des territoires… Notamment quand on est jeune, qu’on cherche à se définir, que l’on veut “rentrer dans le moule” : quand vous entendez partout autour de vous que pour être perçu comme honorable, il faut voter RN, vous le faites. Une enquête en zone rurale me disait ainsi, très souvent, qu’il “faut être bien de droite pour être bien perçu”, ne pas être vu comme “un assisté”… Et se ralliait ainsi à l’opinion majoritaire en votant RN.