“Bienveillance”, “inspirant”… L’intelligence des collaborateurs mérite mieux que ces mots convenus, par Julia de Funès

“Bienveillance”, “inspirant”… L’intelligence des collaborateurs mérite mieux que ces mots convenus, par Julia de Funès

Comment se fait-il que certains mots l’emportent au point d’être immédiatement repris, répétés, servis à toutes les sauces et tous les menus ? Comment se fait-il que “bienveillance”, “résilience”, “inspirant” et quelques autres “éléments de langage”, comme on dit là encore, terrassent les autres au point d’annexer toutes les bouches ? Ces quelques exemples de termes machinalement prononcés ne sont que les symptômes d’un conformisme moral et intellectuel qui sclérose les esprits, formate la langue et engourdit les entreprises. D’où vient le fait que certains se raccrochent si facilement aux branches des mêmes mots ? Comment expliquer cette contagion langagière, cette viralité lexicale ?

Premièrement, nous payons la mode des années passées qui valorisaient les images au détriment des mots. Une image équivaut à 1 000 mots, disait-on avec malice. Les textes de présentation ont alors été remplacés par des lipdubs, les plaquettes d’entreprise, par des films amateurs déprimants, les conférences, par des projections de slides en série, les entretiens, par des QCM, les tests de personnalité, par des graphiques de couleurs, etc. Il s’ensuit que les gens ont de moins en moins de mots à l’esprit.

Deuxièmement, cet amenuisement du vocabulaire s’accompagne d’une inflation bien-pensante. Remarquez que ces mots répétés à l’envi sont généralement doux, plaisants, aimables. Etant pour la plupart positivement connotés, ils en deviennent par là même irréfutables. Faudrait-il être assez fou pour contester la bienveillance, la résilience, l’inspiration et tous ces mots intouchables ?

Les mots servent moins la réalité qu’ils ne servent l’ego de leurs fidèles

Une forme d’innocuité morale et d’invulnérabilité entoure ces termes. De sorte que ceux qui les énoncent se sentent appartenir au camp du bien. Ce n’est pas tant la vérité, le souci de décrypter la réalité, l’adéquation entre les mots et les choses qui conduisent à ces stéréotypes positifs que le besoin d’être reconnu comme une personne positive, constructive, optimiste par ceux qui les reprennent en chœur. Les mots servent moins la réalité qu’ils ne servent l’ego de leurs fidèles. Comme si employer un terme positif positivait la personne. Cela revient à vouloir tirer profit du langage pour mieux gratifier son être.

Une faiblesse qui se donne l’apparence de la bonté

Troisièmement, derrière l’usage de ces mots positifs et par là même irrécusables, on peut flairer un manque de courage, une peur d’être combattu, contredit, offensé. Louis XIV se laissait critiquer par La Bruyère ou par Molière, mais Sa Majesté la Bien-pensance ne se plie pas au même exercice. La moindre remise en question l’offense, la moindre critique la blesse. Or, dans ce climat rose bonbon inattaquable, l’ironie, l’équivoque, le doute, la critique, l’interrogation, bref, la pensée, deviennent plus impraticables que jamais. Ces mots positifs agissent comme des remparts, comme des paravents derrière lesquels s’abrite la crainte d’être contesté.

Pour résumer, l’usage de ces mots ne cherche pas tant à signifier une situation qu’à valoriser leurs utilisateurs. En usant de ces termes, ils masquent leur pauvreté langagière, leur carence identitaire et leur vulnérabilité, qu’ils camouflent derrière l’irréfutabilité d’un positivisme bien-pensant. Derrière l’altitude qu’ils se donnent, c’est l’aveu d’une bassesse qui se révèle. Celle d’une faiblesse qui se donne l’apparence de la bonté, celle d’un manque identitaire qui se donne l’apparence d’être quelqu’un de bien, celle d’une soumission qui se prend pour du progressisme, celle d’une lâcheté qui se croit forte. C’est la revanche du troupeau, dit Nietzsche, sur les forts, les libres et les indépendants.

Mais la qualité des entreprises et l’intelligence des collaborateurs méritent mieux que cet espace d’expressions convenues et de mots automatiques. Leur donner la possibilité de s’exprimer et d’exister suppose de cultiver le point d’interrogation, d’entretenir la réflexion, d’enrichir les vocabulaires, de remettre en question le prêt-à-penser bien-pensant, sans jamais céder aux ligues de moraline en vrac et à leurs commodités lexicales. C’est à ce prix que la liberté de ton et d’esprit sera conservée. Comme l’écrivait Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique : “J’aurais, je pense, aimé la liberté dans tous les temps ; mais je me sens enclin à l’adorer dans le temps où nous sommes.”