“C’est notre locomotive” : comment la Normandie a su capitaliser sur l’histoire du Débarquement

“C’est notre locomotive” : comment la Normandie a su capitaliser sur l’histoire du Débarquement

Pour les touristes non avertis, la scène peut sembler surprenante. Le long de la nationale 13 qui relie Caen aux côtes du Cotentin, en Normandie, des jeeps militaires datant de la Seconde Guerre mondiale côtoient les voitures électriques et les camions de transport routier flambant neuf. En ce début du mois de juin 2024, ces véhicules remplis de soldats en uniforme militaire américain plongent les automobilistes quatre-vingts ans en arrière, lors du fameux Débarquement des Alliés sur les plages de la région. En s’approchant de Sainte-Mère-Eglise, l’une des premières communes de France à avoir été libérée le 6 juin 1944, leur présence se fait de plus en plus dense. Ce mardi 4 juin, la sortie qui mène au petit village est même complètement bouchée par une file hétéroclite de halftracks américains, cargos militaires, véhicules de particuliers et bus touristiques.

Kilomètre après kilomètre, des dizaines de panneaux invitent les visiteurs à découvrir mémoriaux, musées ou expériences immersives autour du “D-Day”, tandis qu’au cœur des villages normands, les petits événements locaux, cérémonies de commémoration et bals à thème se comptent par centaines. Nombreux sont les habitants à avoir, pour l’occasion, affiché un drapeau américain à leur fenêtre ou sur les rétroviseurs de leur voiture, tandis que les commerçants ont, depuis des semaines déjà, dessiné des messages d’accueil à l’acrylique sur leurs vitrines, agrémentant les “Welcome !” [“Bienvenue !”] de croquis de parachutistes ou de soldats souriants. Pour l’anniversaire des 80 ans du Débarquement, la Normandie tout entière semble s’être parée des couleurs américaines.

Mais cette histoire d’amour américano-normande n’est pas limitée aux mois de juin ou aux célébrations annuelles de cette part de l’Histoire. Depuis quatre-vingts ans, un lien indéfectible relie la région aux Etats-Unis, entretenu par un maillage impressionnant d’associations locales, d’événements culturels et d’investissements touristiques. “L’Histoire de la Seconde Guerre mondiale et cette relation avec les Etats-Unis sont très importants pour notre région : le tourisme de mémoire est clairement la locomotive du territoire”, résume Amélie Renou, directrice de l’Office du tourisme des Baies du Cotentin. Avec 94 sites et lieux de visites mémoriels, dont 44 musées, 21 mémoriaux et sites naturels et 29 cimetières, la Normandie a su capitaliser sur son histoire, et s’est affirmée, depuis huit décennies, comme une destination touristique “profondément liée au domaine de la mémoire”, souligne même une étude sur le sujet, publiée par la région en 2023.

“Relations très fortes”

Ce travail de mémoire, engagé dès 1945 en Normandie, n’a jamais cessé de susciter l’intérêt américain et international. “Dès le lendemain de la guerre, des relations très fortes se sont tissées entre certaines communes de la Manche et du Cotentin et des villes américaines, notamment par le biais des cimetières provisoires”, retrace Christophe Prime, historien spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et responsable des collections au Mémorial de Caen. Dans certains villages, ces tombes érigées à la va-vite par l’armée américaine deviennent des ponts reliant les familles des victimes américaines aux habitants des communes françaises. La photo de Simone Renaud, épouse du maire de Sainte-Mère-Eglise, apparaît ainsi en couverture du magazine américain Life, peu après le 6 juin 1944. La Française, photographiée en train de couvrir de fleurs les tombes des soldats, émeut l’Amérique. Dès lors, Simone Renaud devient un symbole de l’amitié franco-américaine, entretenant jusqu’à sa mort les relations entre les habitants de sa commune et les familles de victimes par le biais de correspondances ou de pèlerinages.

Même succès pour le cimetière américain de Colleville-sur-Mer, ouvert en 1956, qui devient rapidement un haut lieu de pèlerinage pour les vétérans américains ou leurs familles. “Au fil du temps, des associations se sont constituées pour continuer d’accueillir les Américains, des villes américaines et françaises se sont jumelées, des programmes de soutien économique ont même été mis en place, comme ça a été le cas entre la ville de Locust Valley, dans la banlieue de New York, et Sainte-Mère-Eglise”, raconte Christophe Prime. Mais dans les premières années qui suivent le D-Day, les retours sur site des vétérans américains restent rares, limités par le coût du voyage et le poids psychologique de la guerre. “Beaucoup de ces soldats étaient très jeunes au moment du Débarquement : ils ont repris leurs études aux Etats-Unis, se sont mariés, ont fait des enfants… Ils n’avaient ni vraiment l’envie, ni vraiment les moyens de revenir sur ces lieux”, souligne l’historien.

“Ebullition constante”

En 1962, un événement va considérablement populariser l’histoire du Débarquement, et débloquer le discours des vétérans en France et aux Etats-Unis : la sortie du film Le jour le plus long, d’après le roman de Cornelius Ryan publié en 1959, est un immense succès des deux côtés de l’Atlantique. En France, le long-métrage comptabilise ainsi plus de 9 millions d’entrées en 1964, deux ans après sa sortie – et près de 12 millions depuis. “En pleine guerre froide, ce film a un réel effet de propagande. Couplé aux images tournées à l’époque du Débarquement par d’innombrables correspondants de guerre et aux commémorations qui se font de plus en plus nombreuses, il sert de véritable tribune politique aux Etats-Unis, notamment sur les valeurs de liberté et de démocratie”, décrypte Christophe Prime. “Il y a depuis une vraie utilisation du D-Day par les Etats-Unis en fonction du contexte géopolitique. En 1984, en pleine guerre des étoiles entre les Etats-Unis et la Russie, Ronald Reagan se rend par exemple à la pointe du Hoc escaladée par les rangers américains, et reprend les notions de courage, de liberté, de démocratie… Ça n’est pas un hasard”, complète-t-il.

Selon l’historien, le monde de la culture s’est ainsi largement emparé de cette part de l’Histoire depuis les années 1960. “Des livres, des films, des séries, des décryptages géopolitiques sortent chaque année sur le sujet, c’est une ébullition constante, on ne peut plus passer au travers”, estime-t-il. Du célébrissime Il faut sauver le soldat Ryan (1998) à la série Band of Brothers (2001) – tous deux signés Steven Spielberg -, en passant par des tubes de la variété française comme le Made in Normandie de Stone et Charden ou l’organisation du festival du film américain de Deauville depuis 1975, la culture populaire agit comme un aimant sur les touristes français et internationaux. “Certains touristes demandent à connaître la véritable histoire du parachutiste tombé sur le clocher de Sainte-Mère-Eglise, personnage principal du Jour le plus long. D’autres demandent à voir la tombe du capitaine Miller, personnage du film de Spielberg qui n’a jamais existé !”, s’amuse Christophe Prime.

78 millions d’euros investis en 10 ans

Au-delà des blockbusters, le travail de fourmi des associations locales permet surtout, sur le terrain, de sauvegarder durablement ces liens entretenus de longue date avec les familles de vétérans américains et d’attiser l’intérêt des touristes du monde entier. “Ce qui fait vivre le territoire, ce sont ces associations qui ont toutes un héros spécifique, une cause particulière, qui érigent des stèles, des monuments, organisent des événements un peu partout. C’est extrêmement précieux”, fait valoir Aurélie Renou. Rien que sur sa communauté de communes, la directrice de l’Office du tourisme a ainsi recensé plus de 55 cérémonies différentes pendant les dix jours de festivité liés au 80e anniversaire du Débarquement.

L’association US Normandie – Mémoire et gratitude, présidée par Eric Labourdette, raconte ainsi inlassablement aux touristes, depuis 25 ans, les détails de la Bataille de Normandie. “On organise des sentiers de la mémoire pour revenir sur les lieux où ont atterri les parachutistes de la 101e et 82e Airborn américaine, on explique ce qui s’est passé dans chaque haie, dans chaque hameau”, explique le président, qui reçoit, ravi, de nombreux militaires américains, mais aussi des touristes britanniques, hollandais, allemands ou espagnols. L’adjoint au maire de la ville de Carentan-les-Marais, Sébastien Lesné, insiste lui aussi sur la nécessité de préserver ces liens qui unissent la région à l’histoire du Débarquement. Chaque année, la commune soutient des projets de rencontre entre soldats américains et habitants, des tournois sportifs, des échanges internationaux… Dans le cadre du D-Day, 400 soldats américains sont par exemple logés à l’hippodrome de la commune, tandis que 300 familles de vétérans ont été accueillies par des locaux pour un dîner de la mémoire, il y a quelques jours.

“Il y a par ailleurs une vraie relation institutionnelle entre la région et l’armée américaine, avec une disponibilité et une logistique très importante de la part de l’US Army : des soldats, vétérans et généraux sont présents à chaque cérémonie, chaque année. Le lien ne se rompt pas”, ajoute Aurélie Renou. En parallèle, l’investissement colossal du territoire dans les différents musées et sites mémoriaux – plus de 78 millions d’euros en dix ans, selon l’étude menée par la région Normandie – permet au tourisme de mémoire de ne jamais s’essouffler. En 2022, 5,52 millions de visites ont ainsi été enregistrées sur les sites de visites de la Bataille de Normandie, soit un niveau proche de celui observé avant la crise sanitaire… Qui constitue un véritable poumon économique pour la région. En 2022, le chiffre d’affaires des exploitants des sites mémoriaux a atteint 25,2 millions d’euros, et la consommation totale des visiteurs sur place a dépassé les 700 millions d’euros. Au total, la thématique du tourisme de mémoire en Normandie permettrait de générer 8 410 emplois directs et indirects. “C’est un élément moteur, qui permet d’assurer cette passation de la mémoire et de donner un second souffle à cette partie de l’Histoire”, estime Christophe Prime. Le pari semble réussi : rien qu’à l’Office du tourisme des Baies du Cotentin, Aurélie Renou s’attend à recevoir “30 à 50 %” de visiteurs supplémentaires durant les 10 jours de festivité du 80e anniversaire du Débarquement.