Clotilde Leguil : “Les statistiques ne peuvent s’appliquer à la psychanalyse”

Clotilde Leguil : “Les statistiques ne peuvent s’appliquer à la psychanalyse”

Philosophe et psychanalyste de l’Ecole de la Cause freudienne, Clotilde Leguil a pendant deux ans coproduit l’émission L’Inconscient sur France Inter. Elle est notamment l’auteure du récent L’Ere du toxique et de Céder n’est pas consentir aux éditions PUF. A L’Express, cette lacanienne défend la pertinence et la modernité d’une discipline qui “traite des maladies de la parole”, mais qui ne peut selon elle pas être considérée comme une science.

L’Express : Vous êtes philosophe de formation. Comment êtes-vous devenue psychanalyste ?

Clotilde Leguil : La psychanalyse est d’abord une histoire de rencontre. Dans mon cas, cela s’est passé à la fin de mes études de philosophie, alors que je vivais une épreuve et que j’éprouvais le besoin d’explorer ce qui se produisait pour moi. Je crois qu’on rencontre la psychanalyse lorsque l’on fait face à une impasse dans son existence, et qu’on ressent une nécessité presque vitale de recourir à la parole pour essayer de s’en sortir. Cela a été un tournant pour moi. Salvateur.

La psychanalyse implique un nouveau rapport au savoir car c’est un savoir qui se découvre depuis une parole qui va au-delà de ce que vous saviez sur vous-même, une parole qui dévoile la dimension de l’inconscient. La psychanalyse offre donc une expérience inédite, puisqu’elle suppose un consentement à parler de ce qu’on ne sait pas sur soi-même. Cela peut faire peur. Lorsque quelque chose se répète dans notre existence, nous sommes confrontés à une forme de destin psychique qui nous échappe. Tenter d’en dire quelque chose, c’est aussi consentir à déchiffrer ce destin, y aller sans savoir et s’en extraire pas à pas.

Qu’est-ce qui distingue la psychanalyse d’autres psychothérapies ? Beaucoup de personnes confondent les différents “psys”…

Le statut de la parole en psychanalyse n’est pas le même que dans les psychothérapies. Ce qui le distingue, c’est le rapport à l’inconscient. Lacan faisait une distinction entre la “parole vide” et la “parole pleine”, pour dire que parler ne suffit pas à faire l’expérience de l’inconscient. Une parole peut être du bavardage, de la conversation, une demande de conseil ou de soutien… Mais en psychanalyse, c’est une autre parole qu’on découvre, la sienne en tant qu’elle vient de l’inconscient. Faire des lapsus durant une séance, dire le contraire de ce qu’on pensait dire, se confronter à un oubli inattendu, déchiffrer un rêve ou un cauchemar, voilà autant de modalités de la parole qui donnent à voir une autre région du sujet, que Freud a définie comme étant l’inconscient. Cette parole pleine est celle qui permet d’accéder à la vérité de la souffrance, celle qui fait la lumière sur ce qui reste mystérieux pour le sujet lui-même. Comme le souligne Lacan, il y a une vérité du sujet au lieu même de sa souffrance. Celle-ci n’est donc pas qu’un trouble dont il s’agirait de se débarrasser, mais un message. La souffrance en tant qu’épreuve de vie révèle un conflit psychique silencieux, qui peut être déchiffré, symbolisé et traversé.

Vous êtes lacanienne. Quelles sont pour vous les principales contributions de Jacques Lacan à la discipline ?

Son premier apport, c’est sa redéfinition de l’inconscient depuis la parole et le langage. Lacan a véritablement réinventé la psychanalyse après Freud, en effectuant un “retour à Freud”, un retour à l’âge d’or de la psychanalyse. Il considérait que l’invention de Freud s’était perdue au fil des générations, se diluant dans ce qu’il a appelé la psychologie générale. Lacan est donc revenu au premier temps de l’invention freudienne : l’expérience de l’inconscient. Par son enseignement, il a insufflé un nouvel élan à la psychanalyse. Il a montré que la psychanalyse n’était pas une affaire de reconstitution des faits ni d’adaptation à la réalité, mais de vérité du sujet. Ce faisant, Lacan a introduit une distinction entre le “je” et le “moi”, c’est-à-dire entre le sujet et l’ego. Le “moi” relève du narcissisme, de la représentation de soi-même dans le regard de l’autre, alors que le “je” donne accès à l’inconscient. La parole pleine ne vient pas du “moi”, mais d’un lieu où le sujet ne sait plus ce qu’il dit.

Un autre apport essentiel de Lacan est la question du désir. Pour lui, le but de la cure psychanalytique est de faire émerger le désir du sujet – et non pas de le normaliser. La psychanalyse traite des maladies de la parole, c’est-à-dire des maladies du désir. Le malaise subjectif a toujours à voir avec un malaise concernant le désir. La souffrance psychique témoigne d’une asphyxie du désir. Effets après-coup du trauma, normes cruelles du surmoi, impératifs de jouissance sont autant de causes qui mettent à mal le rapport au désir et que l’on explore dans une analyse. Cette dimension du désir est aussi essentielle pour distinguer l’expérience de l’analyse de toute expérience d’emprise et de pouvoir. Le psychanalyste ne doit pas exercer un pouvoir sur la vie du patient en le contraignant à s’adapter à la réalité. Sa présence, son écoute, ses interprétations ont pour finalité de faire émerger le désir du patient dans son existence, le désir de persévérer dans son être. D’où la fameuse maxime de l’éthique de la psychanalyse : “ne pas céder sur son désir”.

Enfin, Lacan a apporté un point de vue inédit sur la question de la jouissance féminine et de l’amour. Cette jouissance ne se réduit pas à une affaire génitale, mais elle est une expérience de corps qui traverse le sujet et le confronte à une forme d’indicible, à une démesure aussi. Cette jouissance féminine ne relève pas d’une assignation de genre, mais d’un événement qui peut se produire du fait d’une rencontre faisant surgir un désir nouveau, et emportant le consentement du sujet. A mon sens, l’apport lacanien sur l’amour permet aussi d’éclairer l’énigme du consentement, la folie amoureuse et la jouissance engendrée par le fait de “se croire aimée”.

La discipline ne s’adresse pas à tous, et tous les troubles ne sont bien sûr pas destinés à être traités par la psychanalyse.

La France est considérée comme le bastion de la psychanalyse (avec l’Argentine). Y a-t-il bien une exception culturelle française ?

A partir de Freud, et de ses élèves à Vienne, la psychanalyse s’est diffusée en Europe centrale, en France, en Suisse, en Angleterre. Ensuite, le nazisme a provoqué l’exil forcé des psychanalystes de la Mitteleuropa vers l’Amérique essentiellement, celui de Freud en Angleterre. Puis, à partir des années 1950, quelque chose a recommencé en France, avec l’enseignement de Jacques Lacan, psychiatre d’abord. Ses présentations cliniques à Sainte Anne, son séminaire durant plus de trente ans, ont fait de la France le centre névralgique de la psychanalyse. Elle le reste – l’enseignement de Jacques-Alain Miller au département de psychanalyse de Paris-VIII a permis la transmission de l’apport lacanien. La psychanalyse est cependant très présente dans les pays latins, comme l’Italie ou l’Espagne.

Dans les pays anglo-saxons, la psychanalyse s’est diffusée en pointillé, même s’il y a aussi des associations de psychanalystes aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Irlande. On peut attribuer cette moindre répercussion au puritanisme de l’éthos protestant – la psychanalyse levant le voile sur la sexualité et le désir ne pousse pas à garder pour soi ses tourments – mais aussi au pragmatisme anglo-saxon qui rencontre une compatibilité plus grande avec le cognitivo-comportementalisme qu’avec la discipline freudienne. La psychanalyse suppose de consentir à une forme d’obscurité en soi-même, un consentement à la non-transparence qui angoisse, le sentiment d’un risque absolu. Dans la culture latine, le goût de la parole contribue aussi à croire dans ses pouvoirs.

Comprenez-vous les critiques “rationalistes” de la psychanalyse, qui se sont répandues depuis vingt ans en mettant en avant un manque de rigueur scientifique ?

Depuis le début du XXIe siècle, avec la publication du Livre noir de la psychanalyse (2005), et de sa réponse L’anti-livre noir de la psychanalyse (2006), le climat me semble avoir changé. S’il y a eu un premier moment où les neurosciences et le cognitivisme ont semblé l’emporter sur la psychanalyse, le paysage est différent aujourd’hui. Vingt ans après, on constate que la psychanalyse garde sa nécessité et sa spécificité. La discipline ne s’adresse pas à tous, et tous les troubles ne sont bien sûr pas destinés à être traités par la psychanalyse. Mais l’approche freudienne et lacanienne est la seule qui donne une valeur à la parole du sujet. Il ne faut pas l’oublier.

C’est aussi pour cela que l’évaluation scientifique au sens d’une évaluation quantitative est incompatible avec la démarche analytique. Les statistiques ne peuvent s’appliquer à la psychanalyse qui fait une place à chaque sujet depuis son symptôme comme relevant d’une histoire propre. Vous ne pouvez pas évaluer quantitativement l’émergence du désir, la traversée de la souffrance, la réconciliation avec une part de soi-même rejetée jusque-là. Ce serait un contresens. Seul le sujet lui-même peut éprouver les transformations qu’une cure a produites dans son existence. Comment évaluer statistiquement le désir ? Cela ne peut pas relever d’une étude randomisée…

Cet argument n’est-il pas une manière de s’extraire des évaluations scientifiques ?

Quand on fait une analyse, on veut être accueilli en tant que sujet singulier, et non pas comme un exemplaire qui peut être mis en série avec d’autres individus, comme si nous étions tous substituables. Cela implique déjà de s’extraire de la masse, et de considérer sa parole comme étant unique. La psychanalyse est peut-être le seul lieu où vous pouvez faire l’expérience d’être irremplaçable. On peut vous remplacer partout ailleurs, vous mettre en rivalité avec les autres, trouver toujours meilleur que vous. Pas dans l’expérience d’une analyse. Car la psychanalyse conduit chacun à assumer ce qu’il y a de plus singulier en lui, depuis sa fragilité.

La psychanalyse, en tant qu’elle repose sur une pratique clinique est en cela proche de la médecine, qui ne peut se réduire à des dispositifs protocolaires. La clinique analytique, comme l’a souligné Lacan, ne peut être une science, car elle suppose de se confronter à ce qu’il y a de plus singulier dans la souffrance d’un être, et elle ne consiste pas à plaquer des concepts sur des problématiques subjectives des patients. Elle relève davantage de l’empirisme que de l’idéalisme. Elle est de l’ordre d’un savoir du singulier. De plus, bien que n’étant pas une science, la psychanalyse est une discipline qui a une logique et une éthique. Forcer le patient à entrer dans des concepts psychanalytiques serait exercer un pouvoir. Or la psychanalyse est ce qui permet de saisir comment la parole a pris le pouvoir sur nous et de nous déprendre de ce qui a fait emprise sur nous.

La psychanalyse ne peut survivre que si elle est en prise avec son époque

Les psychanalystes semblent aujourd’hui divisés sur la question du genre, de l’homoparentalité ou de l’éducation

Ce qui fait la richesse de la psychanalyse aujourd’hui, c’est justement cette pluralité d’orientations. Effectivement, tous les psychanalystes ne disent pas la même chose sur les problématiques contemporaines, que ce soit le genre, l’homoparentalité ou le consentement. Mais s’affronter au présent, c’est aussi tenir compte du réel. C’est donc à mon sens se confronter au non-savoir, et tenter pourtant d’interpréter ce qui nous arrive : les effets de la pandémie par exemple, la nouvelle sensibilité aux questions de consentement et d’emprise, la difficulté à faire valoir la valeur de la parole face au monde des réseaux sociaux qui contribue quelquefois à la destituer, la question de l’autorité et celle de la vérité…

L’Inconscient, le podcast de France Inter lancé par Adèle Van Reeth en 2022 et qui a tenu l’antenne pendant deux ans, a mis en avant des psychanalystes d’orientation et de formations différentes. Il était important de faire entendre des voix plurielles, faisant résonner une formation et une pratique exigeante mais aussi très concrète pour déjouer les stéréotypes à l’égard de la psychanalyse.

La psychanalyse ne peut en tout cas survivre que si elle est en prise avec son époque, avec le présent. L’époque de Freud n’est pas celle de Lacan, et l’époque de Lacan n’est plus la nôtre. Pour autant Freud et Lacan nous ont transmis des concepts précieux pour interpréter notre moment. Il y a donc du nouveau, et ce nouveau a à voir avec la façon dont le réel surgit à chaque grand moment de l’histoire.

Est-ce pour cela que vous avez consacrée votre avant-dernier livre à la question du consentement ? Y a-t-il aujourd’hui une révolution dans l’intime, du fait notamment du mouvement MeToo ?

La problématique du consentement est au cœur de l’analyse elle-même. Faire une analyse suppose d’y consentir et cela conduit à oser s’interroger sur les événements de notre existence, comme ayant mis en jeu notre consentement, ou nous ayant confronté à un forçage. La psychanalyse à mon sens permet d’y voir plus clair dans ce qu’on appelle aujourd’hui les “zones grises”, à condition de rendre compte de ces expériences troubles depuis l’inconscient et les pulsions, depuis le surmoi et la jouissance.

La psychanalyse permet de découvrir qu’il n’y a pas de consentement éclairé en matière amoureuse et sexuelle, et que le consentement est une affaire de désir qui implique le corps. Il y a toujours une énigme du consentement et pour autant, je considère que l’éthique de la psychanalyse doit faire une place au traumatisme psychique et sexuel comme relevant d’un autre registre. Là, lorsqu’il y a forçage dans le corps, il n’est plus question de consentement, ni de fantasme… C’est pourquoi céder à la situation n’est pas y consentir. La notion de traumatisme psychique et sexuel est à l’origine de la psychanalyse avec Freud. La psychanalyse permet aussi une autre lecture du consentement que celle du droit. Le récit de Vanessa Springora sur Le Consentement (2020) récit en première personne, a très bien montré la complexité du consentement. Depuis la psychanalyse, pour ma part, je cherche à réintroduire des nuances, des différences, des degrés, entre l’ambiguïté du consentement et l’expérience traumatique afin de restituer à l’expérience existentielle sa complexité.

En matière de consentement et depuis #Metoo, nous sommes face à une véritable révolution de l’intime, et la psychanalyse peut servir à l’éclairer et à la nuancer. C’est le pari que je fais. La libération sexuelle dans les années 1970 a permis une certaine émergence du désir, mais elle a aussi occulté la question du consentement et du forçage. Pour autant, et c’est là que la psychanalyse est précieuse, il ne s’agit pas de substituer à la jouissance sans entraves, une sexualité éclairée et maîtrisée sans ratage. Il s’agit de préserver les conditions de la rencontre amoureuse et sexuelle, en ne confondant pas les instrumentalisations perverses du consentement, et l’énigme irréductible du désir et de la jouissance.

Please follow and like us:
Pin Share