Comment le kebab est devenu un symbole du clivage politique en France

Comment le kebab est devenu un symbole du clivage politique en France

Dimanche 21 mai 2023, le soleil commence à pointer le bout de son nez à Rostrenen, commune de 3 000 âmes dans les Côtes-d’Armor. Il est encore tôt quand les gérants du Kebab d’Or, situé au cœur de la ville, découvrent une croix gammée taguée en rouge vif qui s’étend sur la devanture. Ils portent plainte – elle n’a pas abouti – et effacent le symbole nazi dans la foulée. Depuis huit ans qu’ils sont installés ici, jamais ces restaurateurs n’avaient été menacés de la sorte. “Le kebab, c’est une spécialité culinaire. Si ça ne plaît pas, on n’oblige personne à en manger”, se désole aujourd’hui le patron du Kebab d’Or.

Croix gammées taguées sur un kebab à Guémené-sur-Scorff (Morbihan) et à La Gorgue (Nord), autocollants empreints d’un “Tu niques la France… dégage !” déposés par un sympathisant d’ultradroite sur un autre à Saint-Flour (Cantal)… Ces dernières années, la presse locale s’est fait l’écho de plusieurs actes de vandalisme à caractère raciste sur des restaurants de kebabs. Le point commun de ces petites bourgades ? Toutes ont catapulté Jordan Bardella en tête lors des élections européennes du 9 juin.

“Un plat politique”

C’est dire si le kebab – ce sandwich populaire aux origines turques qui mêle pain, viande cuite à la broche et autres garnitures – clive la société française. “La nourriture est un marqueur profondément identitaire et structurant. Elle dit qui nous sommes individuellement, mais aussi collectivement, explique Pierre Raffard, enseignant et chercheur à l’Institut libre d’étude des relations internationales. A l’inverse des sushis ou des pizzas, le kebab est un plat éminemment politique.”

“Il raconte une partie de l’histoire de l’immigration française”, démontre celui qui travaille sur le sujet depuis 15 ans. Selon le chercheur, le sandwich a été implanté en France majoritairement par des communautés de tradition musulmane et par périodes saccadées. D’abord importé par les Grecs et les Arméniens qui fuient l’empire Ottoman dans les années 1920, puis par l’immigration libanaise dans les années 1960, il arrive massivement en France à partir de 1980 avec l’arrivée d’une diaspora turque.

“L’apparition des kebabs a provoqué une levée de boucliers et ce sandwich rencontre aujourd’hui encore une certaine hostilité”, précise une étude sur les dimensions politiques, socioculturelles et territoriales du kebab de la Fondation Jean-Jaurès, publiée en 2019. Dans un pays où la gastronomie est souvent élevée au rang d’emblème national, certains candidats du Front national (FN) ont très tôt évoqué le kebab, comme un exemple d’un “grand remplacement” culinaire ou de “kebabisation” de la société. D’où le rejet du kebab d’une partie de la société attachée aux traditions françaises.

Le sandwich s’est aussi construit comme symbole d’une identité de banlieue, de classe populaire. “Vous avez beaucoup de chansons de rap qui mentionnent le kebab”, note Pierre Raffard. Et tout un imaginaire, souvent décrié par une France qui en a peur, s’est construit autour de ces lieux : “Un sandwich peu hygiénique, des restaurants sales, mal fréquentés et qui servent à blanchir de l’argent”, rappelle Benjamin Baudis, auteur de Kebab – Question döner (Orients éditions, 2018).

Bouc émissaire

“Il est perçu comme l’expression tangible d’une soi-disant islamisation rampante ou visible des sociétés européennes, développe Pierre Raffard. Cette islamisation prend des formes concrètes : ‘Regardez la multiplication du nombre de kebabs autour de vous’.” Car ces restaurants, longtemps implantés dans des zones socialement marginalisées comme les quartiers populaires, ont peu à peu germé dans les centres-villes.

Avec cet ancrage en France, le sandwich est parfois devenu la cible du FN, notamment lors des élections municipales de 2014. “Le candidat frontiste à Perpignan, Louis Aliot, l’évoquait par exemple dans des tracts”, rappelle l’étude de la Fondation Jean-Jaurès à ce sujet. Après avoir été élu dans la ville de Béziers (Hérault), Robert Ménard s’est emparé de la question, en 2015. S’indignant du grand nombre de kebabs – une vingtaine – dans le centre-ville, l’édile avait alors expliqué qu’il refusait toute nouvelle installation. “On est un pays de tradition judéo-chrétienne, c’est difficile pour certains, mais il faut s’y faire, se justifiait-il dans un numéro d’Envoyé Spécial. Quand il y a trop d’immigrés dans un pays, c’est trop d’immigrés. […] Dans le domaine alimentaire, trop de kebabs, c’est trop.”

Quatre ans plus tard, Benoît Hamon, tête de liste Génération.s aux élections européennes, est en déplacement à Béziers. Assis en terrasse, muni d’un costard cravate bleu, l’ancien candidat du Parti socialiste à la présidentielle de 2017 se délecte “du meilleur kebab” de la ville. “Quand on en est arrivé aujourd’hui à expliquer qu’il ne faut pas manger de kebab pour être un bon Français, c’est qu’on est vraiment le dernier des derniers”, tance-t-il.

“Immigration réussie”

“La gauche tend, elle aussi, à le revendiquer comme objet politique”, observe Benjamin Baudis. Elle n’hésite pas à vanter son prix – de moins en moins imbattable – qui fait la force de ce sandwich populaire. En Allemagne, terre d’origine du kebab dans les années 1970, le parti de gauche Die Linke a proposé en mai dernier de plafonner son prix à 4,90 euros pour tous.

“Il est aussi le symbole d’une immigration réussie”, relève Pierre Raffard. Un sandwich simple qui a su s’adapter aux cultures locales à travers le monde. La recette du kebab diffère au Mexique, en Allemagne ou en France, où des versions alternatives ont même vu le jour – comme le tacos grenoblois ou lyonnais, nappé de sauce fromagère. Tout comme la manière de le consommer. Aujourd’hui, le kebab se mange souvent sur place, en regardant parfois la télévision. “Ce qui est propre à la culture alimentaire française”, dit Benjamin Baudis.

En France, près de 360 millions de kebabs sont consommés chaque année, selon le cabinet Gira Conseil, spécialiste de la consommation alimentaire hors domicile. “Le sandwich est implanté depuis quelques décennies en France, il a fait son trou dans la culture commune”, assure Benjamin Baudis. Lycéens, étudiants, jeunes parents… Le kebab reste aujourd’hui une madeleine de Proust d’une partie de la population. Un plat abordable, roboratif, confortable. Avec l’explosion du nombre de restaurants, on assiste même à un phénomène de “boboïsation” du kebab, notamment dans les grandes villes. A Paris, des restaurants comme Gemüse ou Sürpriz vendent des sandwichs de meilleure qualité à des prix élevés, s’envolant au-delà des 10 euros.