Dans le vestiaire déjanté de Philippe Decouflé : une étourdissante rétrospective

Dans le vestiaire déjanté de Philippe Decouflé : une étourdissante rétrospective

Moulins, sa célèbre tour carillonnante, ses Halles voûtées et… son Centre national du costume de scène (CNCS). Cette ancienne caserne militaire du XVIIIe siècle abrite depuis 2006 une collection unique au monde de 10 000 tenues théâtrales, lyriques et chorégraphiques, du milieu du XIXe siècle à nos jours. Avec, dans le rôle de gardienne du temple, l’incollable Delphine Pinasa, qui n’a pas son pareil pour animer ces précieux textiles d’anecdotes croustillantes. Que faire d’autre qu’ouvrir grand les yeux et les oreilles face à cet incroyable ensemble de pièces issues de la BnF, de l’Opéra de Paris et de la Comédie-Française, mais aussi des multiples dons de compagnies ?

La visite, pourtant, ne fait que commencer. A quelques encablures des réserves, une étape s’impose dans l’appartement reconstitué de Rudolf Noureev, avant de découvrir la plus fantastique des parades que le CNCS accueille, jusqu’au 5 janvier, dans ces murs jadis dévolus aux uniformes : une étourdissante rétrospective des costumes de scène qui ont habillé – ou déshabillé – les créations de Philippe Decouflé. Quarante ans de carrière du chorégraphe sont ainsi déployés sur 13 sections et autant de “planètes”.

Alexandra Naudet et Christophe Salengro dans “Shazam !”, costumes de Philippe Guillotel.

Dès l’ouverture du parcours, le ton est donné dans le salon d’honneur avec, dressé sur un podium circulaire, ce tutu revisité : une robe bustier jupe en mousse Plastazote évoquant un motif de dentelle, portée par la danseuse Alexandra Naudet dans Shazam ! en 1998, au côté du regretté Christophe Salengro. A deux pas, surgissent les majorettes déringardisées de Panorama (2012) et la tenue de débouleuse en disques superposés, première évocation des JO d’Albertville. Ce n’est qu’un début. En clôture d’exposition, une salle entière est dédiée à la mémorable cérémonie d’ouverture des Jeux d’hiver 1992 qui révolutionna le genre. Sous une nuée de flocons, suspendus dans les airs, une trentaine de costumes emblématique créés par Philippe Guillotel s’exhibent – hommes-oiseaux, femmes boule de neige, échassiers, danseurs élastiques ou patineurs au geste décomposé -, tandis qu’une vidéo diffuse des extraits de la grand-messe suivie à l’époque par 2 milliards de téléspectateurs.

Même si, dans la carrière de Philippe Decouflé, il y a eu un avant et après Albertville, ce fameux hiver ayant propulsé le chorégraphe au premier plan de la danse contemporaine mondiale, la rétrospective du CNCS démontre que son inspiration n’a jamais fléchi. La déambulation voit s’animer les planètes scénographiées en jeux de miroirs et effets d’optique par le magicien des vitrines Marco Mencacci et l’éclairagiste Valérie Bodet. On retrouve, plus vivants que jamais, les corps fougères et les microbes aux pieds palmés de Codex, premier vrai succès public de Decouflé et de sa compagnie DCA en 1986, inspiré du farfelu Codex Seraphinianus (1970) de l’architecte touche-à-tout Luigi Serafini, que le chorégraphe déclinera ensuite en Decodex et Tricodex. L’ami Guillotel, déjà, était à la manœuvre du génial Codex, comme, l’année suivante, il fut l’artiste-artisan des emmanchures violon du fantaisiste Tutti.

“Octopus”, costume de Charlie Le Mindu (Théâtre national de Bretagne, 2010).

Ici, les décennies s’enjambent et s’entremêlent au fil des créations folles de ces artistes-artisans qui ont accompagné la quête de beauté et de sens de Philippe Decouflé. En témoignent les imprimés à pois et les perruques pop de WieBo (2015), hommage au caméléon Bowie, conjuguant les talents de la costumière Laurence Chalou et du “coiffuriste” Charlie Le Mindu. Cinq ans plus tôt, ce dernier signait l’inoubliable cape de cheveux naturels d’Octopus. Sans oublier les carrés de soie Hermès métamorphosés en kimonos pour les Nouvelles Pièces courtes (2017), découpés par Jean Malo, autre complice textile au long cours de DCA, à qui on doit également, et parmi tant d’autres innovations vestimentaires, les vestes et manteaux en papier plié-déplié de Sombrero (2006).

Chez Decouflé, qui enfant se rêvait dessinateur de BD, le crayon est toujours à portée de main. Extraits d’une vieille malle à la Chaufferie, son lieu de répétition et de création en Seine-Saint-Denis, ses carnets de travail viennent s’associer aux vitrines. Clowns hors normes, silhouettes en lévitation, chapeaux fumigènes ou danseuses siamoises, c’est tout un univers d’esquisses en gestation repoussant les limites du mouvement. “Tex Avery m’a beaucoup inspiré dans la recherche de gestes a priori impossibles à̀ réaliser… Il me reste toujours quelque chose de ce désir, une bizarrerie dans le mouvement, quelque chose d’extrême ou de délirant… Je recherche une danse du déséquilibre, à la limite de la chute. Avec des modèles comme les Marx Brothers par exemple, et en particulier Groucho Marx, j’ai cultivé la prise de risque malicieuse, la répétition comique de l’erreur”, confie le grand gamin de 62 ans. Si la danse est devenue son “vocabulaire”, tous les arts de la scène intéressent celui qui, outre les cartoons, a grandi avec la comédie musicale, les boîtes de nuit pailletées des années 1980, la vidéo, auquel l’a initié Merce Cunningham, et… la découverte du Ballet triadique, l’opus expérimental d’Oskar Schlemmer, chorégraphe du Bauhaus, créé en 1922.

Costume de débouleuse de Philippe Guillotel porté lors de la cérémonie d’ouverture des JO d’Albertville, 1992.

Ne restait plus qu’à orchestrer costumes, notes et dessins dans une déambulation à l’image des rêves decouflesques qui ont traversé quarante ans de spectacles vivants. C’est Philippe Noisette, journaliste et auteur expert de la danse contemporaine, qui a eu l’idée d’exhumer le vestiaire déjanté d’un Decouflé qu’il suit depuis Codex – découvert alors par le commissaire comme “Alice s’émerveillant de son jardin” – et d’impulser au CNCS une réunion inédite de “ces “trésors d’inventivité”. A Philippe Decouflé. L’étoffe de la danse, d’abord pensé comme intitulé de l’exposition, Noisette a finalement préféré Planète(s) Decouflé, un titre qui “rappelle que les étoiles ne sont pas si lointaines, il suffit de lever le nez pour les admirer. Et de rêver. Un peu comme Alice”.