Dans l’ombre du Parlement européen, ce très secret comité où se négocient tous les compromis

Dans l’ombre du Parlement européen, ce très secret comité où se négocient tous les compromis

Printemps 2020, à Bruxelles. Le Covid met l’Europe à l’arrêt. Alors que ministres, commissaires et députés européens découvrent les réunions virtuelles, quelques irréductibles résistent. Dans la plus grande salle du Conseil de l’Union européenne, les ambassadeurs des 27 Etats membres se retrouvent “en vrai” pour une mission de la plus haute importance : tenter vaille que vaille de maintenir la cohésion européenne, alors que les capitales se disputent masques ou respirateurs et que les frontières se ferment. “Faute de chauffage, on gelait de froid dans un bâtiment vide qui rappelait furieusement l’hôtel du film Shining”, se remémore l’un d’eux.

Dès l’amorce de la pandémie, ces diplomates expérimentés ont longuement débattu de l’éventualité de basculer en visioconférence. Mais certains se sont inquiétés : le système européen allait-il tenir s’ils cessaient de se voir en chair et en os ? Ces derniers ont eu gain de cause : les représentants permanents des Etats (et leurs adjoints) sont les seuls à n’avoir jamais cessé de se rassembler physiquement dans la capitale européenne pendant toute la crise. Un symbole très fort qui a marqué tous les esprits à Bruxelles.

S’il est totalement inconnu du grand public, le Comité des représentants permanents – Coreper, en jargon bruxellois – est en réalité incontournable dans la machinerie européenne. Derrière ses portes toujours closes se négocient la plupart des compromis entre les 27 membres de l’Union. “C’est la boîte sur laquelle tout le monde compte pour résoudre des problèmes que les experts jugent insolubles”, résume François Roux, ex-représentant permanent de la Belgique, aujourd’hui professeur à Sciences Po.

Un système sans équivalent

Loin des projecteurs médiatiques, braqués sur les réunions des chefs d’Etat et de gouvernement, les sessions plénières du Parlement à Strasbourg ou la présentation des projets de loi par la Commission européenne, les 27 ambassadeurs auprès de l’UE n’aiment pas la lumière. Leur club très sélect reste discret, même si les spécialistes ont appris à guetter leurs ordres du jour. Pacte asile et migration, blocage sur le Pacte vert pour l’environnement, utilisation des intérêts des avoirs russes gelés pour acheter des armes pour l’Ukraine… Tous les gros dossiers aboutissent sur la table ovale de ces as de la négociation.

“Ce système d’ambassadeurs qui légifèrent n’a pas d’équivalent ailleurs”, pointe un observateur qui assiste à leurs délibérations. Mieux, “80% des décisions que l’on dit adoptées par le Conseil des ministres européen ont été en réalité négociées et décidées au préalable par le Coreper”, abonde Marianne Dony, professeur honoraire de droit européen à l’Université libre de Bruxelles. Au minimum, ces ambassadeurs se réunissent une fois par semaine, souvent beaucoup plus.

Lorsque les Européens financent ensemble les vaccins anti-Covid en 2020, la Commission européenne s’occupe des contrats avec les firmes pharmaceutiques, mais ce sont eux qui, ensuite, gèrent les obstacles imprévus quand, par exemple, AstraZeneca ne livre pas dans les temps. Quand la Russie envahit l’Ukraine dans la nuit du 24 février 2022, ils se retrouvent dès 9 heures du matin pour préparer les décisions des dirigeants – des premières sanctions contre la Russie à l’accueil des réfugiés. Dormant peu ou pas, ils ne se quittent quasiment pas dans les jours qui suivent.

Salle de réunion au siège de l’Union européenne, à l’occasion d’un Conseil européen à Bruxelles, le 23 juin 2017

Si cette instance est aussi névralgique, c’est que les intérêts nationaux et généraux européen s’y entremêlent, sur une ligne de crête permanente. “Chaque ambassadeur a une double mission : défendre les intérêts de son pays, mais également faire aboutir des accords à 27. Et il doit souvent arbitrer en solo”, éclaire François Roux. Avantage, le huis clos des discussions permet de livrer sans fard les véritables lignes rouges de son gouvernement. “L’ambassadeur hongrois actuel est très loyal à ses autorités, mais cela ne l’empêche pas de révéler ses marges de manœuvre à ses homologues”, illustre un diplomate.

Des heures passées ensemble

Ces échanges francs exigent une confiance sans faille – certains parlent d’une forme de “fraternité” ou “d’esprit de corps”. “Nous nous parlons tout le temps, par texto, au téléphone et quand c’est nécessaire, nous nous voyons à trois ou quatre pour trouver des solutions”, égrène un ambassadeur en exercice. Sans oublier des moments plus informels, d’aucuns évoquant des parties de football ou des dîners en famille… Et deux fois par an, les ambassadeurs partent ensemble en voyage dans le pays qui exerce la présidence tournante du Conseil de l’UE. Sans ces innombrables heures passées ensemble par ces hommes et ces femmes, la mayonnaise européenne ne prendrait pas. “C’est impressionnant de voir que cela fonctionne pendant les crises et même en temps de guerre. Souvent, nous avons des désaccords profonds, parfois le ton monte, mais à la fin nous arrivons toujours quelque part”, raconte l’un de ces diplomates ultra-expérimentés.

Le rôle central du Coreper découle en grande partie de ses liens étroits avec le cénacle des chefs d’Etat et de gouvernement, un autre club où les propos s’échangent sans fioritures et où tout se décide à l’unanimité. Les ambassadeurs préparent les sommets européens et sont, avec les dirigeants, les seuls à disposer d’une vision à 360 degrés sur les dossiers en cours. “C’est la tour de contrôle, résume un observateur. Elle veille à ce que les décisions des chefs soient suivies d’effets.” Résultat, le Coreper éclipse en partie les Conseils des ministres (affaires étrangères, agriculture, économie, etc…).

Certes, les ministres adoptent formellement les lois, mais ils ne viennent à Bruxelles qu’épisodiquement et restent concentrés sur leurs portefeuilles. “C’est davantage au niveau des représentants permanents qu’une forme d’équilibre peut se faire entre les intérêts d’un Etat sur un dossier A et ses intérêts sur un dossier B”, confirme Marianne Dony, de l’Université libre de Bruxelles. Preuve de leur importance, c’est aux ambassadeurs que les 27 dirigeants ont confié en avril dernier la finalisation de l’Union des marchés de capitaux, un sujet crucial pour les capacités d’investissements en Europe, car les spécialistes des finances n’aboutissaient pas.

Quelques critiques

Mais cette prééminence dans les débats fait grincer des dents. Les ONG critiquent l’opacité des débats et la concentration de pouvoir dans les mains de hauts fonctionnaires non élus. Et le Parlement européen s’agace de voir la Commission invoquer régulièrement une “crise exceptionnelle” pour aller plus vite et déclencher l’article du Traité européen qui permet justement aux Etats, et donc à leurs représentants permanents, de statuer seuls sur ses propositions, sans l’aval des députés. Pendant son mandat, la présidente Ursula von der Leyen a utilisé l’article 122 aussi bien pour des achats conjoints de vaccins que pour le plafonnement des prix du gaz en pleine guerre en Ukraine.

“Le système européen n’a pas été conçu pour prendre des décisions rapidement, plaide un diplomate. La séparation des pouvoirs n’est pas claire : il y a une réelle difficulté dans les crises quand il faut exercer efficacement le pouvoir exécutif.” Or, confrontés au retour de la guerre ou à la montée de rivaux systémiques comme la Chine, les Européens doivent de plus en plus régulièrement poser des choix forts dans des temps limités. Dans l’immédiat, personne n’envisage de réformer les processus de décisions inscrits dans les traités. Dans cet écosystème complexe où l’unité est si difficile à trouver – sans doute encore plus demain à 30 ou 32 pays -, la boîte noire du Coreper va donc continuer à jouer un rôle charnière. Au point peut-être que l’acronyme finira un jour par être connu au-delà du quartier européen de Bruxelles…