David Baverez : “Les retraités doivent financer la transition énergétique”

David Baverez : “Les retraités doivent financer la transition énergétique”

Dans Bienvenue en économie de guerre ! (Novice), l’essayiste et investisseur David Baverez envisage l’année 2022 comme une période de rupture conduisant à l’avènement d’une “économie de guerre”, où le conflit fusionne business et géopolitique. Une nouvelle configuration dont il estime que l’Europe n’a pas pris la mesure, à la différence des Etats-Unis.

L’Express : Bruxelles a imposé des droits de douane susceptibles de grimper jusqu’à 38 % sur les voitures électriques importées de Chine. N’est-ce pas le signe d’un changement d’ère en Europe qui s’adapte à la nouvelle donne des relations commerciales ?

David Baverez : Je pense qu’elles confirment au contraire mon propos. Nous sommes en rivalité systémique avec la Chine, qui mène une guerre des prix financée par les subventions étatiques jusqu’à ce que l’Occident craque et fasse faillite. Les Etats-Unis ont défini cet état de fait en 2022 et pris des mesures en conséquence. Nous ne l’avons toujours pas fait en Europe et ne savons pas agir. Dans le cas présent, la mesure prise par l’Europe n’a pas de sens en comparaison de la magnitude des subventions cumulées perçues par l’industrie automobile chinoise, qui atteignent près de 125 milliards d’euros.

En imposant des droits de douane en moyenne à 20 % sur un marché des véhicules électriques importés de Chine d’une valeur de 10 milliards d’euros, nous taxons à hauteur de 2 milliards d’euros par an. Sans compter que la Chine envisage, en réponse, de relever les droits de douane pour les voitures thermiques importées d’Europe. On aboutit à une décision où l’Europe n’aura pas plus taxé que la Chine. Enfin, BYD [NDLR : un des constructeurs chinois visés par les droits de douane européens] a enregistré une baisse des coûts de production de l’ordre de 18 % au cours des douze derniers mois et n’aura aucun problème à absorber cette augmentation tout en conservant une marge nette à 8 %, qui est le rêve de bon nombre de constructeurs.

Vous estimez que le monde a basculé en “économie de guerre” depuis deux ans. Cette approche des relations internationales et commerciales ne comporte-t-elle pas le risque d’une escalade constante entre puissances ?

L’économie de guerre, ce n’est pas la guerre ni la fin du monde, mais c’est la fin d’un monde. C’est la fin d’une économie de paix tirée par la demande et le consommateur. L’économie de guerre est maintenant tirée par la production et l’offre. Or le problème, c’est que la production a été déplacée vers l’Asie, qui apparaît comme la grande gagnante. Les Etats-Unis ont défini cette rivalité systémique. Mais cette nouvelle guerre froide n’empêche pas leurs échanges commerciaux avec la Chine d’atteindre 700 milliards de dollars. Il n’y a que sur la haute technologie, dont les Etats-Unis ont estimé qu’elle était l’avenir du monde, que la bataille est très vive. De fait, vous noterez que la Chine n’a pas réagi sur les 100 % imposés par les Etats-Unis sur les véhicules électriques, alors que les 20 % de l’Europe ont suscité une vive réplique.

La réplique de la Chine a-t-elle été si vive ? Elle aurait pu bloquer ses exportations de certains minéraux critiques vers l’Europe, ce qui aurait eu un vrai potentiel de nuisance. Cela n’a pas été le cas…

Elle a notamment choisi de viser le cognac, qui est notre activité la plus rentable, puisqu’une bouteille produite pour quelques euros se vend plusieurs milliers d’euros à l’étranger. Ce faisant, le message que fait passer la Chine est très puissant. C’est le triomphe de l’arbitraire au sens où la Chine avait jusqu’à présent respecté les règles de l’OMC, mais se réserve aujourd’hui le droit de décréter que telle ou telle activité relève du dumping. C’est très inquiétant, et l’Europe n’a pas répliqué à ce problème.

Vous dressez un tableau peu flatteur d’une Europe coincée entre les Etats-Unis et la Chine. Ne dispose-t-elle pas d’atouts pour se faire une place dans la situation que vous dépeignez ? Son marché intérieur reste énorme, le niveau de formation élevé, les infrastructures de bonne qualité…

A mon sens, il y avait un sujet majeur à aborder pendant la campagne européenne : la gouvernance de l’Europe. Or la campagne dont on sort l’a totalement passé sous silence. L’ancien président de la Banque centrale européenne Mario Draghi avait pourtant émis dans un de ses discours l’idée qu’il fallait un changement radical en la matière. Je pense que l’on pourrait s’inspirer de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est [Asean] en matière de gouvernance et réinventer dans le même temps le contrat social au profit des jeunes.

Vous plaidez pour une transformation des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance, l’ESG, en “énergie, sécurité et guerre”. Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour les entreprises et les Etats ? Que devient la lutte contre le dérèglement climatique dans cette nouvelle grille d’analyse ?

Ces trois lettres sont destinées respectivement aux gouvernements, aux entreprises et aux citoyens. Le g de gouvernance devient celui de guerre. Charge aux gouvernements de favoriser la production et d’arrêter d’entretenir artificiellement la demande. Le s de social se transforme en sécurité. Il s’adresse aux entreprises, qui doivent contrôler leurs opérations et transformer leurs dépendances en interdépendances, car nous ne pourrons jamais être souverains sur tout. Enfin, la lettre e d’environnement se transforme en énergie et s’adresse aux citoyens. Il faut arrêter de mentir aux Européens : la transition énergétique sera longue et coûteuse. Il faudra investir plusieurs points de PNB [NDLR : produit national brut, soit la production de richesses d’un pays] par an pendant de vingt à trente ans, et c’est à la génération des retraités d’en assurer le financement. Cela suppose de reconstruire totalement le contrat social des trente dernières années qui ne marche plus, et d’en finir par exemple avec l’indexation des retraites.