De petit berger à père de la bombe H, le destin fou et méconnu de Robert Dautray

De petit berger à père de la bombe H, le destin fou et méconnu de Robert Dautray

Le 20 août 2023, un homme qui s’appelait Robert Dautray est mort dans un appartement du centre de Paris. Pommettes hautes, nez busqué et impressionnante moustache brosse, il fut un physicien éminemment respecté, une silhouette mystérieuse de l’Académie des sciences, et l’un des premiers chercheurs à avoir alerté quant au dérèglement climatique ; il fut surtout l’homme qui “découvrit ” la bombe H pour la France. Mais vous ne trouverez pas une ligne sur sa disparition dans les journaux ; pas une photo in memoriam. Dans une lettre manuscrite envoyée à une académicienne de ses amies, le grand physicien avait donné consigne d’anonymat : “Le mot de souffrance est ridiculement trop faible pour exprimer ce que fut de devoir survivre à la négation de la dignité humaine de mon père depuis le convoi qui le menait vers le camp d’Auschwitz jusqu’à son sort de fumée et de cendres anonymes. C’est pourquoi je souhaite qu’à ma mort, il n’y ait aucune annonce, ni aucune cérémonie de la part de l’Académie de sciences. “L’Institut s’est exécuté. Rien ne fut écrit sur Robert Dautray, né Kouchelevitz, fils d’immigrés de l’Est, rescapé du Vél’d’Hiv, protégé pendant la Seconde Guerre mondiale par un berger gardois, devenu berger lui-même, et qui, de retour à Paris, mit ses neurones et son énergie au service de la France.

Il va falloir ici que le “je” fasse irruption et pour cause : bien que je ne l’aie jamais connu, cet homme est mon grand-oncle. Précisément, le frère de ma grand-mère, Denise Kouchelevitz, devenue Rosencher par le mariage. Je ne me souviens pas l’avoir jamais vu ni entendu : l’homme avait un jour coupé les liens familiaux pour des raisons ignorées de tous, et sur lesquelles on avait un temps brodé avant d’en acter le mystère non sans regrets. La Shoah avait laissé trop peu de parents pour qu’on les gâchât, mais c’était ainsi, “l’oncle Robert” ne répondait plus. Je n’ai appris la nouvelle de son décès que plusieurs mois après, et l’existence de “la lettre”, plus tard encore, au hasard d’un rendez-vous à l’Académie, pour L’Express. Mais aujourd’hui que “l’oncle Robert” est mort, il me semble que son histoire, parce qu’elle est une incroyable histoire française, doit être racontée.

Du shtetl à la Chapelle

Elle débute dans l’un de ces quartiers de Paris où furent soufflés des milliers de juifs fuyant l’Est à l’aube du XXe siècle. Dont Mordechaï Kouchelevitz. En 1905, le jeune homme avait quitté Lida, un shtetl (1) situé entre Minsk et Vilnius, pour Paris. Il fuyait la loi tyrannique des rabbins, qu’il exécrait, et les menaces antisémites, qui s’accumulaient. Avec sa tête de guerrier slave, Mordechaï, dit Max (son nom français), dit ” ce fou de Max ” (son surnom), a joint la France à pied depuis l’actuelle Biélorussie.

A Paris, il rencontre Esther Mouschkat, aussi ronde et discrète que lui est sec et disert. Elle a fui le bourg ukrainien de Berditchev et les pogroms antijuifs encouragés par le tsar Nicolas II. La mythologie familiale dit qu’après une attaque particulièrement atroce, le rabbin y abandonna les rouleaux de la synagogue sur la grande place, en signe de protestation contre Dieu. Tu nous laisses tomber, voici ta torah. Mais l’anecdote ne dit rien aux historiens. Pire, Wikipédia n’en souffle mot. On s’en tiendra donc à la légende, qui en apprend plus sur l’état d’esprit familial que sur feu le rabbin de Berditchev.

A Paris, Max et Esther donnent naissance à deux enfants : Denise en 1922, et Robert, six ans plus tard. Les quatre vivent dans une arrière-boutique rue du Faubourg Saint-Denis, au-dessus de l’atelier de fourreur installé au sous-sol. Les affaires sont mauvaises ; la famille doit attendre le début de l’année 1942 avant de dénicher un logement moins chiche, rue de la Chapelle. Les étoiles jaunes ont déjà été cousues aux pardessus et dans les rues, l’hostilité s’épaissit. Mais les enfants vont à l’école. Robert fréquente l’institut Colbert – qui forme surtout des artisans et des compagnons ouvriers – et Denise – taches de rousseur et chevelure de feu – est en licence d’anglais à la Sorbonne.

Le soir du 16 juillet 1942, la fille du concierge du Faubourg Saint-Denis, une infirmière, toque à la porte : des policiers sont venus arrêter la famille à l’atelier, lequel figure encore comme adresse officielle. Partez. Dès l’aube, Esther s’en va avec les deux adolescents, échappant à la rafle du Vél’d’Hiv. Max, dont l’accent étranger les trahirait, reste ; le projet est qu’il les rejoigne par la suite. Au matin, il leur fait un signe de la main depuis le 5e étage. Ils ne le reverront plus. Mordechaï, dit Max, dit “ce fou de Max”, est arrêté pendant l’été, interné au camp de Drancy, d’où il est déporté le 31 août 1942 par le convoi 26, à destination d’Auschwitz.

C’est en comptant sur un réseau improvisé d’honnêtes gens, choisis au flair et au hasard des nécessités, que les trois rescapés rejoignent la zone non occupée. Le voyage se fait dans l’angoisse mais sans embûches. Et la famille pose ses valises dans le bourg de Marguerittes, dans le Gard, où elle va bénéficier d’un accueil et d’une protection qui ne lui feront jamais défaut.

Maisons aux murs de pierres et aux volets bleus. Chênes et amandiers. Dès les premiers jours, le trio se lie d’amitié avec les voisins, les Turc : une vieille que tout le monde appelle “la Romaine” – car elle est veuve “du Romain” – et son fils, Louis, un berger à la quarantaine dégingandée, vêtu été comme hiver d’un gilet de laine et d’un pantalon rapiécé. Au fil des semaines, Robert l’accompagne aux pâturages, jusqu’à devenir berger lui-même. “Turc et moi marchions en tête, laissant à la chienne, Diane, le soin de veiller à la bonne marche de notre petit cortège. Nous devisions rarement. Parfois, il s’engageait dans de lentes et longues considérations sur les bêtes. Comme lui, je les aimais. Comme lui, je savais reconnaître chacune d’elles à sa tête ou à sa démarche.” (2)

Jour après jour, tout le bourg de Marguerittes intègre et protège la famille discrètement, sans mot dire. Esther coud ; Denise a trouvé une place à la librairie de Nîmes, et “le petit” apprend son métier de berger. Parfois les gendarmes préviennent : mieux vaut dormir chez des voisins pour la nuit. Robert ne va pas à l’école, mais la famille se lie d’amitié avec l’institutrice du village, Mme Vissac, et son époux, instituteur lui aussi. C’est chez eux que la famille va écouter la BBC pour avoir des nouvelles de la guerre. Au printemps 1944, M. Vissac conseille à Robert de passer le bac. Le jeune homme se procure alors quelques ouvrages, potasse à l’ombre des chênes verts et du regard de Louis Turc. Et, contre toute attente, obtient son bac.

Louis Turc, le berger de Marguerittes (Gard), va prendre le jeune Robert sous son aile pendant la guerre.

Vers un petit village sur le flanc du Causse Noir

Le 6 juin 1944, les gendarmes mettent en garde : cette fois, il faut partir ; fuir la milice nîmoise que la proximité de la défaite déchaîne. Le prêtre de Marguerittes fournit la destination et l’abri : Peyreleau, un petit village sur le flanc du Causse Noir, en Aveyron, où l’une de ses sœurs est mariée au maire. Le couple les accueille jusqu’à la fin de la guerre. Robert y sera encore berger quelques mois.

Il y a, comme dans la chanson de Barbara – elle aussi enfant cachée –, toute la douleur des souvenirs heureux dans ces années gardoises. Il y a, comme dans la chanson de Barbara, “les noix fraîches de septembre”, “l’odeur des mûres écrasées”. Et, comme dans la chanson de Barbara, le “passé qui crucifie”.

Le retour à Paris est douloureux et miséreux. Robert se réinscrit à l’école Colbert pour tenter les Arts et Métiers, formation qui lui fournirait un travail manuel, pour lequel il semble doué. Mais après quelques mois passés à rattraper son retard, son école refuse de le présenter au concours. “Que veux-tu, Vichy n’est peut-être pas tout à fait mort”, lui décrypte le surveillant général, dépité. Sur l’insistance de sa mère, Robert se présente en candidat libre, et – à la surprise générale, de nouveau – il est reçu premier. Visiblement, le jeune homme a quelques aptitudes. C’est pourquoi il est reçu par la suite à l’Ecole polytechnique, dont il ignorait jusque-là l’existence, mais que des professeurs le poussent à présenter.

“Un cerveau hors du commun”. Les termes reviennent – les mêmes, toujours – à chaque fois que je questionne des personnes qui l’ont côtoyé. “C’est quelqu’un qui a dû apprendre très jeune à penser seul, ce qui lui a donné toute sa vie une forme d’intelligence particulière, analyse ainsi Yves Bréchet, physicien, académicien et ancien haut-commissaire à l’énergie atomique. Je l’ai constaté en travaillant avec lui sur des publications : l’intelligence déboulait, par fulgurances ; on ne savait jamais d’où ça allait venir.” La biologiste Dominique Meyer, devenue une grande amie de Dautray à l’Académie se souvient, elle, de leur première discussion. “C’était en 2003, je venais d’être nommée à l’Institut, et la première lettre de félicitations que j’avais reçue était de lui. Quand j’ai fini par le rencontrer, je me suis aperçue que non seulement il avait lu l’ensemble de mes ‘titres et travaux’ – c’était l’usage, à l’époque, d’en envoyer un exemplaire à chaque membre – mais, en plus, il semblait avoir tout compris sans la moindre difficulté, jonglant avec ce qui m’avait donné, à moi, tant de fil à retordre pendant vingt ans.”

Il change de patronyme

C’est pendant ses années à Polytechnique que Robert Kouchelevitz devient Robert Dautray. ” Mon patronyme était pour moi comme un atavisme de persécution, de peur et d’impuissance “, justifie-t-il dans ses mémoires. Accompagné dans ses démarches par l’avocat de l’X, l’étudiant obtient, comme beaucoup de juifs qui le demandent à l’époque, le droit de changer de patronyme. Il lui faut fournir une liste au Conseil d’Etat. Robert, qui s’est découvert quelques mois plus tôt une passion pour le Grand Siècle, puise dans les Mémoires de Saint-Simon : Beaumeont, Entraygues, Destrée… S’en inspirant, le Conseil d’Etat lui fournira Dautray. Robert Kouchelevitz était entré second à Polytechnique – “car il n’avait pas eu les points de sport”, précise Dominique Meyer –, Robert Dautray en sort major.

Sautons encore ici quelques années – celles où le jeune homme découvre la haute bourgeoisie française et fait son chemin dans la recherche nucléaire civile – et arrivons directement dans une impasse : celle dans laquelle est bloquée la recherche française sur le dossier de la bombe H dans les années 1960. Depuis le début de son premier septennat, le général de Gaulle est catégorique : il veut la souveraineté nucléaire pour la France, et elle passe par l’armement thermonucléaire. Mais, au mitan des années 1960, la recherche sur ce dossier est au point mort. Certains cerveaux, parmi les plus fins et les plus talentueux, ne veulent pas participer au projet, par conviction politique ou morale. D’autres sont embringués dans des camarillas qui paralysent tout.

Constatant les fiascos à la chaîne, de Gaulle s’impatiente auprès de son ministre chargé des questions atomiques, Alain Peyrefitte, qui le rapporte dans un livre : “De temps à autre, après un conseil des ministres, le général me lançait : ‘Alors, votre bombe H ?'”(3) Puis, ne lui laissant guère le temps répondre, de Gaulle lui assénait : ‘Je ne veux pas savoir. Débrouillez-vous […] Si on n’arrive pas tant que je suis là, on n’y arrivera jamais.'” Je demandai à mes conseillers scientifiques d’essayer de dénicher l’homme de synthèse qui, à l’évidence, nous manquait, rapporte encore Peyrefitte. L’un d’eux m’annonça un matin : “J’ai peut-être ce qu’il vous faut. Un jeune physicien qui a commencé ses études sur le tard et a parcouru les étapes à une vitesse fulgurante.” Je le reçus. Son histoire était étrange.” Nous sommes au début de l’année 1967. Et il s’agit de Robert Dautray.

Ce qui se passe ensuite fait l’objet de récits et de contre-récits qui nécessiteraient un article à part entière sur l’histoire de la bombe H, ses méandres et ses “embrouilles”. “Le fait est que la recherche était coincée, et que Robert Dautray l’a débloquée”, tranche Yves Bréchet, en sifflant son verre de San Pellegrino. Puis il développe : “On lui connaît plusieurs coups de génie. D’abord, l’idée de valider l’arme thermonucléaire non pas par des essais, mais par le calcul. Ensuite, l’idée de tester les codes de calcul aux endroits où ils sont les plus faibles. Et pour tester ces codes, de développer la technologie des lasers.” Dans ses mémoires, Dautray revient sur quelques questions qui ont longtemps plané sur la période. Il témoigne, notamment, que notre nation a bien bénéficié de l’aide d’un “ami de la France” pour “inventer” sa bombe H – le renseignement d’un Britannique, à en croire les spécialistes, mais Dautray ne le précise pas. Pas plus qu’il n’évoque le potentiel de destruction de masse de l’arme qu’il a présidé à construire. Outre son sentiment patriote – sur lequel il s’attarde –, l’extermination des siens dans les camps de la mort (son père, mais aussi ses oncles, ses tantes, ses cousins…) avait-elle secrété en lui la conviction qu’il fallait désormais se doter d’une arme horriblement dissuasive ?

La France se dote de l’arme thermonucléaire

Le 24 août 1968, les pavés ont recouvert la plage, boulevard Saint-Michel ; Paris passe un été calme, comme par surprise. Au large de l’atoll de Fangataufa, en Polynésie, un essai – nom de code Canopus – fait entrer la France dans le cercle des puissances dotées de l’arme thermonucléaire. “Dans mon souvenir, je n’éprouvai que le contentement de celui qui était parvenu à coordonner de nombreuses équipes pour faire franchir à son pays un pas important. […] Nous avions donné un glaive à la France, un glaive si puissant qu’il pouvait lui tenir lieu de bouclier.”

Une brume d’amertume semble recouvrir ces années. “Le monde du nucléaire militaire laissa sur ma vie une empreinte profonde et parfois douloureuse : cet univers est âpre. Et il attire souvent sur ceux qui y participent une hostilité qui confine à la haine.” Après la bombe, le berger physicien reprend alors son chemin où il l’avait arrêté : dans la recherche nucléaire civile, jusqu’à prendre la tête du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) de 1993 à 1998. Pour Yves Bréchet, qui occupera le même poste quatorze ans plus tard, Dautray demeure une sorte de “maître étalon” des hauts-commissaires. “Quand j’ai été nommé, il m’a donné deux conseils : d’abord, toujours aller voir ceux qui font la science plutôt que ceux qui en parlent, car la profondeur du sujet se dilue dans les altitudes de la hiérarchie. Ensuite : parler peu, quasiment jamais de façon publique, mais dire très exactement et sans rien édulcorer de ce que vous pensez aux gens qui feront usage de votre conseil.”

Il entre à l’Académie des sciences en 1977, dont il devient vite une figure tutélaire, en même temps qu’une silhouette mystérieuse, cultivant l’incognito jusqu’à l’obsession. L’annuaire de l’Académie n’a qu’une photo datant de ses jeunes années où on ne le reconnaît plus guère : Dautray préfère ne pas en fournir d’autre. Pas plus qu’il ne veut renseigner son adresse, ni son numéro. La discrétion, jusqu’au secret. “Un jour, je lui ai fait remarquer que je ne l’avais jamais vu en habit d’académicien se remémore Dominique Meyer. “Figurez-vous que j’en ai un, lui a-t-il répondu. Un académicien se doit d’honorer la coutume. Alors j’ai fait faire un habit sur mesure. Je l’ai enfilé un soir, coiffé de mon bicorne de polytechnicien. Ma femme m’a pris en photo. Voilà. Je ne l’ai plus jamais remis.” Dans son téléphone, Dominique Meyer nous montre la photo de la photo. L’homme y apparaît vêtu d’un habit aux feuilles d’olivier brodées. Il est de trois quarts. On ne peut pas dire qu’il crâne : il ne regarde pas l’objectif.

A partir des années 2020, Robert Dautray, trop affaibli, ne se rend plus à l’Académie. Certains, rares, peuvent le visiter chez lui, sur l’île Saint-Louis, dans son bureau spectaculaire : d’anciennes écuries, retapées en une haute pièce à mezzanine, où plusieurs couches de livres recouvrent les murs. “On le trouvait généralement en train de lire à son fauteuil. C’était émouvant : l’intellectuel au travail”, se remémore Etienne Ghys, mathématicien et actuel secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. “Il était heureux dans ce bureau, où il avait passé des années à travailler jour et nuit, évoque Dominique Meyer. Le dimanche après-midi, il se reposait : c’est-à-dire qu’il s’octroyait le droit de lire des livres non scientifiques.” Cinq ans avant sa mort, Dautray a légué ses vieux livres de sciences – des originaux, qu’il collectionnait depuis ses 18 ans – à l’Institut. “Environ 400 ouvrages, estime Ghys, en désignant le pan d’une bibliothèque remplie de livres reliés de cuir vert, bleu et ocre. Là, ce sont les éléments d’Euclide, dans la première version française, en 1622. C’est le graal des maths abstraites. Il y a des trésors incroyables dans ces originaux !” Une archiviste de l’Académie a récemment fait remarquer à Etienne Ghys que Dautray n’avait pas marqué ses précieux livres d’un ex-libris, comme le font beaucoup de collectionneurs. Toujours, cette obsession de ne pas laisser de trace.

Les “cendres anonymes” de son père

En mai 2014, Dominique Meyer reçoit une lettre à son domicile. Son nom figure bien sur l’enveloppe, mais la missive, à l’intérieur, est adressée aux deux secrétaires perpétuels de l’Académie de l’époque (dont elle n’est pas) : il s’agit des volontés de Dautray évoquant les “cendres anonymes” de son père à Auschwitz, et demandant à l’Institut de ne pas communiquer sa mort pendant au moins un an. “La déportation de son père et son extermination à Auschwitz ont hanté sa vie et ses nuits, nous confie aujourd’hui Dominique Meyer. Par moments, on sentait qu’il était extrêmement perturbé. Il m’a souvent confié qu’il ne dormait pas. Il faisait trop de cauchemars.” On dit parfois que les équations sont un refuge de l’âme. Un endroit où le calme de la logique règne ; où le monde se met en conformité. Y avait-il, chez Dautray, le besoin d’échapper aux cauchemars par la paix de la science ?

Le berger-physicien est mort le 20 août 2023, chez lui, sur l’île Saint-Louis. Ni fleurs, ni couronne. Encore moins de kaddish. Un enterrement court, sans presque personne, selon sa volonté. Les silences d’une vie nouée. Restent deux fidélités, qui hantent le destin fou de Robert Dautray. D’abord, ces quelques phrases tirées de ses mémoires : “La France n’est pas seulement pour moi une idée ou un pays, elle est un idéal, un idéal concret. Toute ma vie, je l’ai chérie ; toute ma vie, je l’ai cherchée ; toute ma vie, je l’ai servie. […] C’est pour me rendre digne d’être son fils que je lui ai consacré tout mon temps et toutes mes forces.”

A cette fidélité française – celle d’un petit juif caché, sauvé par les gens ordinaires d’un pays qu’il ne cessera par la suite de servir – s’ajoute une autre fidélité, plus secrète, et plus tragique : la mémoire de son père Mordochaï, dit Max, dit ce fou de Max, déporté à Auschwitz depuis Drancy par le convoi numéro 26, et massacré dans le camp de la mort. Un père dont Dautray a abandonné le nom, mais qu’il a consacré sa vie à honorer. Et sa mort, à rejoindre.

(1) Ainsi étaient nommées (en yiddish) les bourgades d’Europe centrale peuplées essentiellement de juifs.

(2) Toutes les citations de Dautray sont tirées de ses Mémoires, Ed. Odile Jacob, 2007.

(3) Le Mal français, Alain Peyrefitte, 1976.

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