Des médicaments mal évalués et mis trop vite sur le marché : cette controverse qui agite le corps médical

Des médicaments mal évalués et mis trop vite sur le marché : cette controverse qui agite le corps médical

Lorsque les débats deviennent inflammables, il faut parfois revenir à des questions simples. Celle-ci par exemple. Accepteriez-vous d’être traité avec un médicament dont l’efficacité et la sécurité n’auraient pas été parfaitement démontrées ? Dans la plupart des cas, la réponse sera bien sûr négative. C’est pourtant ce qu’il se passe aux Etats-Unis et en Europe, et dans une moindre mesure en France, au nom d’un accès toujours plus rapide des patients à l’innovation. Le mouvement a démarré au début des années 1990 outre-Atlantique dans la foulée de l’épidémie de sida. A l’époque, les malades mourraient rapidement, alors que des molécules prometteuses étaient en développement dans les laboratoires pharmaceutiques. Les associations de patients ont fait valoir, à juste titre, qu’il était insupportable d’attendre plusieurs années avant d’y accéder, à cause de la lourdeur des procédures d’évaluation.

Dès 1992, le gendarme américain du médicament, la FDA (Food and Drug Administration), a ouvert une voie d’approbation accélérée des traitements présumés innovants, pour des pathologies où les patients se trouvaient sinon en impasse thérapeutique. L’Europe a suivi. Depuis, ces procédures n’ont cessé de prendre de l’ampleur. Aux Etats-Unis, un tiers des médicaments bénéficient aujourd’hui d’un parcours rapide. Dans notre pays, 30 % environ des nouvelles demandes de remboursement passent aussi par une évaluation dérogatoire, une proportion en hausse régulière.

“Grâce à ces accès précoces, les patientes françaises atteintes d’un cancer du sein dit ‘triple négatif’, une forme agressive, ont été en 2021 parmi les premières en Europe à bénéficier du Trodelvy, le premier traitement à réellement apporter un progrès thérapeutique pour cette pathologie”, illustre la Dr Lise Alter, directrice de l’Agence pour l’innovation en santé. Autre exemple emblématique, le Kaftrio, quasi miraculeux contre la mucoviscidose, rendu accessible à certains patients français dès 2019. Avant même le feu vert de l’Agence européenne du médicament, intervenu en 2020. “Aujourd’hui, la France est l’un des pays à avoir la meilleure couverture des besoins, car les médecins ont eu la possibilité de le prescrire très tôt”, souligne le Dr Jean-Pierre Thierry, conseiller médical du président de France assos santé, qui regroupe des associations de malades.

Pas de bénéfice mais des toxicités importantes

La médaille a son revers. Certains produits, évalués trop vite, ont pu, par la suite, se révéler inefficaces, voire dangereux. Aux Etats-Unis, la FDA a ainsi retiré début 2023 le Blenrep, autorisé en 2020 contre le myélome multiple en rechute, un cancer rare de la moelle osseuse. La raison ? “Une étude confirmatoire, réalisée après l’autorisation accélérée, a montré qu’il n’apportait rien aux patients, tout en provoquant des toxicités ophtalmiques importantes”, raconte un hématologue. Autorisé en Europe en 2020, il a été pris en charge encore plus tôt en France, dès 2019, et a été remboursé jusqu’en novembre dernier. Pire encore, le Pepaxto, qui… raccourcit la vie des malades. Les Etats-Unis l’ont retiré cette année après lui avoir accordé un accès rapide en 2021, mais il reste autorisé en Europe.

On pourrait raconter des histoires similaires avec Imbruvica, Fadyrak, Zydelig (dans différentes maladies hématologiques), Keytruda (cancers gastriques) ou encore des médicaments contre des pathologies rares. A force de voir passer les ratés, une partie de la communauté scientifique semble décidée à siffler la fin de la récré. Coup sur coup, quatre études parues dans des revues prestigieuses viennent de tirer le bilan de ces processus d’autorisation accélérés. Il s’avère plus que médiocre. Des chercheurs américains ont analysé 46 médicaments anticancer approuvés par la FDA selon ces procédures depuis 2013 et pour lesquels on dispose de nouvelles études avec au moins cinq ans de recul. Moins de la moitié avait réellement apporté un bénéfice aux malades, que ce soit en termes de survie ou de qualité de vie. Les autres ? Au mieux inutiles, au pire néfastes. “Les patients devraient en être clairement informés”, s’indignaient ces chercheurs le 7 mai dans le JAMA (Journal of the American Medical Association).

Deux autres publications, l’une dans Lancet Oncology le 13 mai, l’autre dans Cancer magazine en avril, sont à l’avenant. Dans les deux tiers des cas, les médicaments d’oncologie autorisés aux Etats-Unis avec des procédures rapides n’ont pas eu d’impact significatif sur la survie des malades, concluent-elles. De ce côté de l’Atlantique, le constat est tout aussi affolant. Des spécialistes néerlandais ont passé à la loupe les traitements anticancer autorisés par l’Agence européenne du médicament entre 1995 et 2020. Leur conclusion, publiée dans le British medical journal en janvier ? Sans appel : “Une large proportion n’a apporté qu’un bénéfice minimal ou nul, en particulier ceux approuvés par des voies accélérées.”

En France, c’est une commission indépendante, du joli nom de “commission de la transparence”, rattachée à la Haute autorité de santé (HAS), qui a tout pouvoir sur le devenir des médicaments. Ses experts, des pharmaciens, des médecins et des représentants de patients, passent au tamis les molécules autorisées par l’Europe, pour lesquelles les industriels souhaitent un remboursement par la Sécurité sociale. Sur la base des études fournies par les laboratoires, ils décident de leur prise en charge ou non par la collectivité et orientent les négociations avec l’Etat sur leur prix. Leur feu vert est essentiel, car dans notre pays, quand l’Assurance maladie ne couvre pas les produits, les médecins ne les prescrivent pas, ou peu.

L’évaluation, rempart contre les scandales sanitaires

C’est à ces mêmes experts qu’a aussi été délégué depuis 2021 le pouvoir d’accorder les fameux “accès précoces” au remboursement, selon une procédure plus rapide que le droit commun. Souvent critiquée par les industriels à cause de ses exigences drastiques et de ses délais à rallonge, la France s’est donc en réalité aussi engouffrée dans ce mouvement général d’accélération. Bien sûr, contrairement aux Etats-Unis, la HAS et sa commission de la transparence jouent un rôle de filtre. Mais selon leur dernier bilan, 22 % des thérapies remboursées au titre d’un accès précoce entre juillet 2021 et juillet 2023 se sont tout de même révélées décevantes lors d’une évaluation ultérieure, ou manquaient toujours de données pour confirmer leur intérêt.

Pas besoin de connaissances poussées en biostatistique pour comprendre comment on a pu en arriver là : pour accélérer, il a surtout fallu alléger. L’étalon-or de l’évaluation d’un médicament est l’essai clinique dit “randomisé et contrôlé”. Les patients inclus sont répartis au hasard entre deux groupes, l’un traité avec le produit à évaluer, l’autre avec les soins standards ou un placebo (appelé groupe contrôle ou témoin). On mesure ensuite des critères objectifs comme la survie moyenne des malades dans chaque groupe, ainsi que la survenue d’effets secondaires et leur gravité. Deux essais dits de “phase 3” étaient généralement considérés comme nécessaires pour une bonne évaluation. “Ces méthodes ont été mises en place en réaction à des scandales sanitaires. Et il ne faut jamais oublier que sans essai comparatif, il s’avère très difficile de distinguer ce qui relève de l’effet propre du médicament ou de l’évolution naturelle de la maladie, variable selon les patients”, rappelle la Pr Sylvie Chevret, biostatisticienne à l’hôpital Saint-Louis (AP-HP) et membre de la commission de la transparence.

Mais ces essais très informatifs prennent du temps. Trop, estiment certains, surtout à l’ère de la médecine de précision en oncologie, où les traitements ciblent des groupes toujours plus restreints de malades. Dans ce cas, inclure un nombre de patients suffisant pour des essais de phase 3 peut s’avérer long et complexe. Pour aller plus vite, la FDA et l’EMA ont donc peu à peu réduit leurs exigences, en particulier pour les procédures accélérées, mais aussi pour les autorisations de droit commun.

Ce qui n’est pas sans conséquences sur les évaluations en France. “Environ un tiers des dossiers qui nous arrivent sont présentés avec des méthodologies dégradées”, confirme le Pr Pierre Cochat, le président de la commission de la transparence. Avec des critères d’évaluation plus flous, par exemple l’évolution de la taille de la tumeur plutôt que la survie, même si le lien entre les deux n’est pas toujours bien démontré. Ou encore des études de phase 2, c’est-à-dire sans groupe contrôle. Or 45 % seulement des produits ayant réussi une phase 2 confirment leur intérêt en phase 3 et parviennent à entrer sur le marché, selon l’Institut Iqvia, qui conseille l’industrie pharmaceutique.

Aux Etats-Unis, un début de rétropédalage

“On nous demande de prendre des paris, à des conditions de plus en plus légères”, résume Sylvie Chevret. Des paris que seuls les laboratoires gagnent à tous les coups : ils réalisent des études par définition moins coûteuses et exploitent leurs brevets plus longtemps. Les patients, eux, peuvent être perdants, tout comme la collectivité, qui finance des produits potentiellement inutiles. “Par nature, ces accès avant la fin de la phase 3 représentent une prise de risque. Mais ils s’adressent à des malades dépourvus d’alternatives thérapeutiques. Certains peuvent donc préférer tenter un médicament aux effets encore incertains”, nuance Jean-Marc Aubert, l’ancien président d’Iqvia France. Dans ces conditions, a-t-on raison ou tort d’accepter ces démonstrations plus légères ? Délicat dilemme éthique. “Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse, tout dépend du niveau de risque que la société et les patients sont prêts à accepter”, poursuit le spécialiste du système de santé.

Aux Etats-Unis, le gouvernement de Joe Biden a tranché – en amorçant un rétropédalage. Depuis un peu plus d’un an, la FDA peut désormais exiger des études confirmatoires après une approbation accélérée, et retirer plus facilement les médicaments douteux. En France, les débats sont intenses. La Ligue contre le cancer vient de prendre une position remarquée. Dans L’ordonnance de la société civile pour une nouvelle politique du médicament, un plaidoyer porté par France assos santé et publié mi-mai, elle rappelle son attachement à l’accès des patients aux traitements, mais aussi à leur “évaluation robuste”. Le corps médical, lui, se déchire et les querelles débordent parfois jusque devant le grand public. Comme l’an dernier, quand des cancérologues, lassés de voir des médicaments retardés ou retoqués, ont tiré à boulets rouges contre une Haute autorité de santé droite dans ses bottes. Lettre à Emmanuel Macron pour les uns, réponse par une tribune dans la presse pour les autres.

Depuis, le conflit a baissé d’intensité, mais couve toujours. “Quand on a des traitements basés sur des mécanismes biologiques bien identifiés, avec des premiers résultats qui montrent des réponses objectivement meilleures que les traitements disponibles, on pourrait avoir un a priori positif sur leur prise en charge pour en faire bénéficier les patients, plutôt qu’un a priori négatif”, continue de marteler Fabrice Barlesi, le directeur général de Gustave-Roussy, tout en égrenant les molécules manquantes à son arsenal “mais déjà disponibles à l’étranger”. De son côté, le Leem, le lobby des laboratoires, publie un “baromètre de l’accès aux médicaments”. La deuxième édition est parue cette semaine : “Dans le droit commun, nous comptons 527 jours entre l’autorisation de mise sur le marché européenne et le remboursement en France. Avec les accès précoces, on passe à 244 jours en moyenne, mais nous demeurons derrière l’Allemagne”, calcule Juliette Moisset, directrice de l’accès et des affaires économiques de l’organisation.

Les pouvoirs publics ne sont pas en reste. L’Agence de l’innovation en santé (AIS) s’est ainsi dotée d’une “direction de l’accélération”. Elle organise à la fin du mois un colloque consacré aux nouvelles méthodologies d’essais cliniques. Une autre façon d’aller plus vite, en remplaçant les “vrais” patients des groupes témoins par des “bras synthétiques”, constitués à partir de données de vie réelle (issues de précédents essais ou du suivi de malades enregistrés dans les bases hospitalières). Ou, plus futuriste encore, par des patients virtuels, générés par intelligence artificielle (IA). Prometteur – et très débattu. “Nous mettons ces sujets sur la table pour aider les autorités à faire évoluer leur doctrine, et les industriels à comprendre à quelles conditions utiliser ces outils”, résume Lise Alter, de l’AIS. La revue indépendante Prescrire dénonce « un mode d’évaluation dégradé”, tandis que le Leem y voit la possibilité “de débloquer des dossiers suspendus faute de données jugées suffisantes”.

A la HAS, le Pr Pierre Cochat temporise. Pour la première fois, il a reçu début juin un dossier constitué d’un bras contrôle généré par IA, en complément de données classiques. “Il y a une mode autour de ces technologies, constate-t-il. Notre rôle est de prendre du recul : nous aurons sans doute besoin d’une centaine de dossiers de ce type pour avoir une idée claire de la valeur de ces informations pour l’évaluation.” Ses experts s’inquiètent notamment de la qualité des données de base utilisées pour construire ces cohortes artificielles et autres patients virtuels. Jugées encore trop parcellaires aujourd’hui, notamment en France où l’informatisation des hôpitaux n’est pas toujours au rendez-vous de ces défis, elles font justement l’objet, en cancérologie au moins, d’un projet porté par le Paris Saclay cancer cluster visant à aider les hôpitaux à enrichir leurs bases. A terme toutefois, l’espoir est là que ces technologies permettent de continuer à accélérer tout en réduisant l’incertitude. A condition de ne pas se précipiter.

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