Désinformation : cette étrange obsession des complotistes pour l’OMS

Désinformation : cette étrange obsession des complotistes pour l’OMS

Un convoi des complotistes de tous les pays, avec pour but un grand rassemblement à Genève le samedi 1er juin. Depuis quelques semaines, les sphères connues pour la diffusion de fake news se déchaînent sur les réseaux sociaux, autour du hashtag #GenevaProject. Leur objectif : perturber la 77e Assemblée mondiale de la santé qui a démarré ce lundi 27 mai et se déroule toute la semaine au siège de l’OMS, sur les bords du lac Léman. Un événement où doivent être discutés le projet d’accord mondial sur la prévention, la préparation et la riposte face aux pandémies, ainsi qu’une révision du règlement sanitaire international.

“Il n’est pas très étonnant que cette réunion suscite ce type de réaction, car il y a là tous les ingrédients des théories conspirationnistes : une organisation internationale et des discussions au plus haut niveau, sur un sujet autour duquel les acteurs se sont déjà structurés depuis la pandémie”, constate Laurent Cordonier, sociologue et directeur de la recherche de la Fondation Descartes. De fait, derrière ce “Projet Genève”, on retrouve avant tout des groupes trumpistes et de l’extrême droite américaine, dont beaucoup ont émergé pendant la crise sanitaire.

Un des organisateurs du mouvement est ainsi le “Brownstone institute”, présidé par un certain Jeffrey Tucker, également éditorialiste pour Epoch times, un média alternatif lié à la galaxie Trump et très écouté des covido-sceptiques européens. Parmi les têtes d’affiche annoncées, on retrouve Katarina Lindley, médecin et ostéopathe qui a relayé les appels à l’assaut contre le Capitol du 6 janvier 2021, Dan Astin-Grégory, influenceur et auteur du podcast complotiste The Pandemic podcast ou encore Aseem Malhotra, cardiologue britannique et antivax notoire, très mobilisé contre les vaccins Pfizer.

Des théories à l’évidence farfelues, et ultra-minoritaires

Comme toujours, leurs discours (“dire non à l’OMS”, “défendre nos libertés et le futur de l’humanité”…) sont largement relayés par la complosphère française. Avec par exemple une vidéo de Christian Perronne, qui circule beaucoup sur les réseaux sociaux. L’infectiologue jadis respecté mais qui multiplie depuis quelques années les désinformations flagrantes y appelle à la résistance face aux “pouvoirs exorbitants que les Etats s’apprêtent à donner au directeur général de l’OMS”. Des thèses qui circulent jusque sur les marchés dans notre pays, comme l’illustre un tract distribué il y a quelques semaines dans les rues de Morlaix (Bretagne), reprenant une fois encore les mêmes menaces de perte de souveraineté et d’instauration d’un “passe sanitaire mondial”…

Des théories à l’évidence farfelues, et ultra-minoritaires. “Nous ne sommes pas du tout dans des phénomènes de masse, même si leur écho sur les réseaux sociaux donne l’impression que c’est le cas, confirme Laurent Cordonier. Mais l’aspect inquiétant de cette minorité très vocale, c’est sa capacité à introduire le doute auprès d’une frange plus large de la population, comme cela a pu être le cas pendant la pandémie”. A cette période, le bien-fondé de la vaccination ou d’autres mesures sanitaires a ainsi pu être remis en cause sur la base d’arguments fallacieux. Et ces oppositions ont même débordé dans la vie réelle, avec des menaces à l’encontre de chercheurs ou des passages à l’acte violents, comme la destruction de centres de vaccination qui ont pu dans certains endroits perturber l’accès aux injections.

Les discussions en cours à l’OMS sont pourtant bien éloignées des épouvantails agités par la complosphère. Deux négociations étaient menées en parallèle ces derniers mois, qui doivent trouver leur dénouement dans les prochains jours. D’abord, la révision du Règlement sanitaire international (RSI). Ce texte, mis en place peu après la création de l’OMS, visait initialement à obliger les Etats-membres à déclarer les cas d’un nombre restreint de maladies infectieuses (peste, typhus…). Mais avec l’émergence de nouveaux pathogènes à partir des années 1980 (Sida, prion de l’encéphalite spongiforme bovine, SRAS en 2003), il a fini par se révéler inadapté, et a fait l’objet d’une profonde révision en 2005. “La discussion, qui avait duré une dizaine d’années, a débouché sur l’idée de ne plus se fixer sur une liste d’agents pathogènes préétablie. C’est ainsi qu’est né le concept d’urgence de santé publique de portée internationale (USPPI)”, rappelle le Pr Didier Houssin, ancien directeur général de la santé en France, qui a présidé le comité d’urgence sanitaire Covid-19 à l’OMS pendant toute la crise sanitaire.

Très loin d’une quelconque perte de souveraineté

Ce RSI nouvelle version avait permis de gérer des épidémies comme Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014, ou encore Zika au Brésil en 2016. La pandémie de Covid-19 a toutefois montré qu’il était nécessaire de l’adapter à nouveau. “Aujourd’hui nous sommes dans un système binaire : il y a une USPPI ou il n’y en a pas. Or au début de la crise, nous aurions eu besoin d’un niveau intermédiaire”, indique le Pr Houssin. Ce point est aujourd’hui au cœur des discussions, tout comme l’idée de déléguer à l’OMS un pouvoir d’inspection en cas d’émergence d’une nouvelle épidémie. “Si des représentants de l’OMS avaient pu se rendre très vite à Wuhan, ils auraient probablement pu donner l’alerte plus vite sur la transmission interhumaine”, se rappelle le Pr Antoine Flahault, épidémiologiste et directeur de l’Institut de santé globale à l’Université de Genève.

En parallèle, les Etats-membres ont tenté d’élaborer un “accord mondial sur la prévention, la préparation et la riposte face aux pandémies”, en complément du RSI. “Un des éléments les plus discutés de ce projet d’accord concerne la question d’une éventuelle levée des brevets sur les vaccins, les tests et les médicaments pendant une période d’urgence épidémique, dans l’objectif de faciliter l’accès de toutes les populations, y compris dans les pays du Sud, à ces technologies”, décrypte le Pr Flahault. La question des pouvoirs de contrôle et de police de l’OMS, dont l’institution est aujourd’hui dépourvue, pourrait aussi être débattue dans ce cadre. A condition que les discussions se poursuivent : à ce stade, les négociateurs n’ont pas réussi à se mettre d’accord, et il revient désormais à l’Assemblée de trancher sur l’opportunité, ou non, de poursuivre les discussions.

Dans tous les cas, on reste très loin d’une quelconque perte de souveraineté dictée par une institution internationale, puisque les pouvoirs dont dispose l’OMS sont ceux que les Etats-membres veulent bien lui déléguer. “Et en l’occurrence, ils restent très limités car la santé est un sujet très sensible, sur lequel les gouvernements veulent largement garder la main”, rappelle le Pr Flahault. Au point que certains craignent même que les négociations en cours n’aboutissent plutôt à des reculs.

Dans ces conditions, serait-il possible de limiter la propagation de ce genre de fake news ? Si le débunkage est utile, il n’apparaît en réalité pas le plus efficace. “L’OMS aurait beaucoup à gagner à faire du ‘pré-bunking’, en anticipant les contre-vérités qui vont immanquablement accompagner les événements comme l’Assemblée mondiale de la santé”, souligne Laurent Cordonier. Il s’agit de décrypter en amont les fausses informations, et d’apporter des explications factuelles aux événements à venir. Des messages qui peuvent alors être repris sur les réseaux sociaux par tous ceux qui luttent contre la désinformation. “Il est tout à fait démontré dans les études expérimentales qu’en l’absence d’informations préalables sur un sujet donné, on va avoir tendance à défendre le premier point de vue rencontré”, indique le sociologue. Une méthode qui pourrait limiter les capacités de nuisance de la complosphère. A condition que les institutions visées, à l’instar de l’OMS, sachent s’en saisir…