Dominique Schnapper : “Nous ne pouvons pas être doux contre Poutine”

Dominique Schnapper : “Nous ne pouvons pas être doux contre Poutine”

Alors que les démocraties libérales sont menacées par des régimes autoritaires comme la Russie ou la Chine, ont-elles tout simplement encore les forces pour se défendre ? Dans Les Désillusions de la démocratie, Dominique Schnapper analyse les contradictions et les fragilités de nos sociétés démocratiques : revendications sans limites, remise en cause des institutions, wokisme… La sociologue, présidente du Conseil des sages de la laïcité, ne cache pas ses inquiétudes.

L’Express : Vous semblez de plus en inquiète pour l’avenir des démocraties libérales, à la fois pour des raisons internes et externes…

Dominique Schnapper : Effectivement. Il existe des menaces extérieures, de l’Ukraine au Moyen-Orient en passant par l’Afrique. Et, en même temps, nous assistons à un délitement interne des démocraties. La conjugaison des deux me paraît inquiétante. Mon père [NDLR : Raymond Aron] croyait à la victoire des démocraties, mais à condition qu’elles le veuillent. Aujourd’hui, je ne suis pas certaine que les sociétés occidentales aient conscience de la situation ni que leurs membres soient disposés à renoncer à leurs avantages – souvent relatifs, mais incontestables – pour défendre la démocratie.

Selon vous, “l’Homo democraticus” se distingue par des revendications sans limites…

L’Homo democraticus contemporain accepte de moins en moins les insuffisances et les faiblesses de la démocratie, alors même que l’évolution va dans le sens de ses revendications. C’est le paradoxe formulé par Tocqueville : quand les inégalités diminuent objectivement, celles qui demeurent deviennent insupportables. C’est vrai aussi pour les discriminations, qui deviennent d’autant plus scandaleuses qu’elles tendent à s’affaiblir. Pensez à la situation passée des Afro-Américains aux Etats-Unis… Notre société est objectivement de plus en plus accueillante – et plus accueillante que les autres sociétés connues – aux différences de condition sociale, d’origine et de genre. Mais dans les démocraties “extrêmes”, le ressenti prime sur les faits. Cette insatisfaction profonde, et la critique qu’elle fait naître, est inhérente à l’idée même de la démocratie dont les promesses, par définition, ne peuvent être entièrement tenues. L’autocritique fait partie de la pratique démocratique, alors qu’il est impossible de répondre totalement aux exigences de liberté et d’égalité.

Vous soulignez que la sociale-démocratie est “victime de son succès”. Comment concilier les attentes croissantes envers l’Etat providence avec une dette publique qui explose ?

Les demandes sont sans limites, alors que les ressources de l’Etat providence, par définition, ne le sont pas. On peut toujours souhaiter être plus riche, plus libre, mieux protégé, mieux soigné. Du reste, les progrès de la médecine la rendent de plus en plus coûteuse et nous vivons de plus en plus vieux. Nous sommes face à un problème structurel, que les démocrates admettent difficilement : les besoins s’accroissent et les ressources ne permettent pas de les satisfaire.

L’Etat providence répond à l’exigence et à la passion de l’égalité qui caractérisent la démocratie. Mais cela implique plus de redistribution, donc plus d’intervention étatique. Cela ne concerne pas seulement la santé, mais aussi l’éducation, le sport, la culture… La démocratie providentielle vise à assurer l’égalité – ou, au moins, une moindre inégalité – entre tous les membres de la société. Mais il va de soi qu’on ne peut redistribuer que ce qu’on a produit. La démocratie providentielle finit ainsi par nourrir les frustrations et les humiliations.

Que l’on déraisonne dans les universités, c’est grave

Les démocraties font aussi aujourd’hui face à un dilemme : comment créer du commun tout en respectant de plus en plus les singularités individuelles ?

Il ne faut pas opposer l’universel et le particulier. C’est au contraire l’universalisme qui est la condition du respect des singularités. Nous avons des histoires, des croyances et des aspirations différentes. Aucune société démocratique ne peut viser à les supprimer, elles sont l’expression même de la liberté. Mais c’est seulement à l’intérieur d’un cadre universel que peut exister la reconnaissance réciproque de ces singularités. Ce n’est pas un problème aussi longtemps qu’elles ne sont pas contradictoires avec les principes de la liberté et de l’égalité de tous les citoyens. L’universalisme est un principe, une idée, un horizon, alors que la réalité est particulière, singulière, différenciée… L’idée démocratique repose sur la reconnaissance réciproque de ces singularités à l’intérieur d’un projet universaliste. La nation démocratique ne nie pas les différences entre ses membres, mais elle assure que, par-delà ces différences, ils sont tous des citoyens libres et égaux. L’égalité devant la loi n’implique pas l’identité des citoyens. L’égalité n’est pas l’identité.

Comment expliquer la haine qui se concentre sur la personne d’Emmanuel Macron ?

Dans le monde de la passion de l’égalité, le président de la République, qui détient apparemment tous les pouvoirs, concentre toujours sur sa personne les critiques et les ressentiments. Mais il y a une haine particulière dans le cas d’Emmanuel Macron, qui rappelle celle de la fin du septennat de Valéry Giscard d’Estaing. Macron est plus jeune, plus brillant que les autres, comme VGE était plus aristocratique, plus grand et plus brillant que les autres. Les dons et la supériorité, au moins apparents, de cet homme jeune, arrivé au pouvoir de manière très rapide, alimentent une haine particulière. En plus, Macron intervient trop fréquemment sur tout, en donnant l’impression de mépriser les autres. On a beau être intelligent, si on parle sur tout, on finit par dire des bêtises ou avoir des formules blessantes ou maladroites.

Mais la remise en cause des institutions dépasse de loin la personne de président. Le principe de la démocratie représentative, c’est qu’à partir du moment où l’on est élu même avec 50,00001 % des voix, on est légitime. En 2000, aux Etats-Unis, le candidat Al Gore, au nom du respect des institutions, a accepté la décision de la Cour suprême, en dépit des conditions de vote plus que discutables en Floride. En 2020, en revanche, Donald Trump a été battu de manière évidente légalement par Joe Biden, mais n’a pas accepté le résultat. Cette comparaison montre à quel point le respect des institutions s’est dégradé. En France, Gérard Larcher, président du Sénat, s’est interrogé sur une chaîne publique sur la légitimité d’Emmanuel Macron élu pour empêcher la victoire de Marine Le Pen. Mais il n’y a rien de nouveau à cela ! En 1981, si des chiraquiens ont voté pour Mitterrand, ça n’était pas pour appliquer un programme socialiste, mais pour empêcher la victoire de Giscard. On assiste à une remise en cause grandissante des règles de l’Etat de droit, y compris quand on invoque une supposée volonté du “peuple”, alors qu’il ne s’agit souvent que des gens qui défilent dans la rue ou des résultats des sondages.

Vous évoquez également le wokisme. A vous lire, cette mouvance militante représente une “critique radicale de l’ordre démocratique”, mais pas une nouvelle idéologie. Pourquoi ?

Elle me paraît assez pauvre intellectuellement. Un certain nombre des idées avancées apparaissent comme révolutionnaires, alors qu’elles font partie du bagage des sciences humaines. Les enquêtes sociologiques ont toujours pris en compte le sexe ou le genre. Les sociologues savent depuis longtemps qu’en fonction de la classe sociale ou de la “race” présumée, les individus connaissent des conditions de vie et des aspirations différentes. Les militants extrémistes poussent ces idées jusqu’à l’absurde et dévoient l’idée démocratique de l’égalité et de la liberté.

De même, nous avons toujours su qu’une invention scientifique se faisait dans des conditions sociales particulières, mais de là à affirmer que, de fait, il n’y aurait pas de vérité scientifique… Ce n’est pas parce que Galilée était italien que la Terre ne tourne que pour les Italiens ! La relativisation sociologique poussée à ce point devient dangereuse, car elle amène inévitablement à une remise en question de l’idée même de la Raison. Or, si les applications de la raison scientifique et technique ont permis la domination du monde par les pays européens, elle a été aussi l’instrument du progrès de la condition humaine et a nourri l’idée démocratique.

Ce qui me frappe le plus, c’est que le wokisme s’est développé au sein des universités, qui sont le lieu par excellence de l’élaboration et de la transmission du savoir rationnel. Que des individus déraisonnent, cela a toujours existé, mais que l’on déraisonne dans les universités, c’est grave, car elles occupent une place centrale dans les démocraties.

Mais le wokisme n’est-il pas qu’une mode intellectuelle promue par une minorité ?

Les optimistes estiment que le mouvement ne peut que disparaître de lui-même. Je ne suis pas convaincue. L’histoire a montré que ce sont les minorités actives qui font les grandes révolutions. La majorité silencieuse laisse passer sans lutter. Dans les sciences sociales, les idées inspirées par le wokisme sont aujourd’hui majoritaires, en tout cas pour la majorité des universitaires qui s’expriment…

La force du wokisme, c’est d’être étroitement lié aux dévoiements internes de la démocratie, en sorte que son avenir est lié à celui de nos sociétés. Les Chinois, les Russes ou les habitants du Sud Global se délectent de voir les Occidentaux se déchirer sur le sujet de l’existence des hommes et des femmes, et pensent que c’est un signe évident de la décadence de l’Occident.

La force de l’Amérique, c’était aussi la nôtre

Venons-en aux menaces extérieures contre les démocraties libérales. La Chine ou la Russie représentent-elles réellement des modèles concurrents ?

Personne ne croit plus en la Russie en tant que modèle souhaitable de société. Même si elle réussit à annexer l’Ukraine, la Russie ne représente pas une véritable alternative. L’URSS était soutenue par une idéologie, le communisme. Aujourd’hui, il n’y a pas d’idéologie derrière Poutine. Il n’en reste pas moins qu’elle menace les démocraties. Les réactions occidentales arrivent toujours trop tard face à la réalité du terrain militaire en Ukraine. Les Russes n’ont pas besoin d’être appréciés par les Occidentaux pour terrifier la Pologne ou les Pays baltes qui ont été instruits par leur histoire…

En ce qui concerne la Chine, elle ne cherche avant tout qu’à contrôler économiquement différentes régions du monde. En revanche, à Taïwan et en mer de Chine, les États voisins ont aujourd’hui le même sentiment que les pays baltes ou la Pologne vis-à-vis de la Russie…

Et que pensez-vous de la notion en vogue de “Sud global” ?

La seule chose que ces pays ont en commun – différents les uns des autres, parfois en conflits les uns contre les autres -, c’est leur détestation de “l’Occident”, c’est-à-dire des démocraties libérales. Tant que l’empire américain était puissant, on le respectait. Mais à la suite de la guerre en Irak et depuis que Barack Obama n’a pas réagi au moment où Bachar el-Assad a franchi la ligne rouge que l’ancien président américain avait lui-même tracée, beaucoup de pays ont compris que les États-Unis ne pourraient plus assurer leur protection comme c’était le cas autrefois. On oublie un peu vite que depuis 1945, la prospérité de l’Europe a reposé sur le fait que la puissance des Américains nous protégeait ! La force de l’Amérique, c’était aussi la nôtre.

Que doit faire l’Europe ?

Plutôt que d’étendre toujours plus l’État-providence, l’Europe doit comprendre que l’histoire l’oblige à se réarmer. Emmanuel Macron l’a bien compris. Seulement, il s’est quelque peu décrédibilisé devant les autres pays européens, à la fois sur le plan intérieur avec les manifestations contre la réforme des retraites et l’augmentation de la dette publique, et sur le plan extérieur, lorsqu’il a tenté de négocier avec Poutine au moment du déclenchement de la guerre contre l’Ukraine. Il a compris un peu tard qu’on ne pouvait pas négocier avec Poutine, et que l’Europe doit apprendre à se défendre par elle-même. Nous avons compté sur les Américains pendant près d’un demi-siècle, aujourd’hui ça n’est plus le cas. Si Trump est réélu, étant donné que Biden est handicapé auprès de la jeunesse par ses positions favorables à Israël, ce sera encore plus vrai. Pour l’instant, seuls les pays baltes, la Pologne et les pays scandinaves commencent à tirer pleinement les conclusions de cette situation.

Les étudiants qui ont occupé Sciences Po ou Columbia sont-ils les idiots utiles des régimes autoritaires ?

Sans le savoir et sans le vouloir, ils sont les alliés objectifs de l’Iran, du Hamas et de tous les ennemis des démocraties libérales. Ils se concentrent sur les défauts des démocraties – qui sont bien réels -, mais ils semblent incapables d’en apprécier les avantages. De plus, ils ont une conscience et une culture historiques faibles. De nombreux militants propalestiniens de Columbia ne savent pas que l’expression “du fleuve à la mer” (NDLR : de l’anglais “from the river to the sea”, slogan phare du mouvement propalestinien) signifie la disparition de l’État d’Israël, seule démocratie du Proche-Orient…

Quelles solutions voyez-vous à cette crise de la démocratie ?

Avant d’agir, il faut essayer de penser juste et de voir le monde tel qu’il est, il faut connaître et comprendre l’adversaire. Il faudrait que les responsables politiques aient le courage de tenir des discours de vérité, en expliquant aux citoyens la réalité de la situation. Les Français doivent comprendre que l’Etat-providence n’est pas extensible à l’infini, et qu’il va falloir faire des choix responsables dans l’utilisation de l’argent public. Nous sommes dans un moment historique où il serait irresponsable de ne pas augmenter la part des budgets de l’armée alors que Poutine a fait entrer la Russie dans une économie de guerre.

Tout cela est bien pessimiste…

Je ne sais pas si je suis pessimiste, mais il me semble qu’il faut être lucide. Jamais dans l’Histoire nous n’avons connu une société aussi riche et aussi libre que la nôtre. On devrait dire : vive la démocratie ! Ça n’est pas un hasard si les migrants veulent se rendre en Europe plutôt qu’en Chine ou en Russie. De la même manière, nous avons bien mieux géré la pandémie du Covid-19 que les pays non démocratiques. Seulement, nous devons accepter qu’il faille se préparer à nous défendre. Et pour l’instant, nous n’y sommes pas prêts ! Tocqueville, en son temps, expliquait que les démocrates sont “doux”. Pouvons-nous permettre d’être “doux” face aux délitements intérieurs de nos démocraties et aux dangers extérieurs qui nous menacent ?

Il faut défendre notre modèle démocratique fondé sur la raison. C’est grâce à ses principes que nous sommes parvenus à créer les sociétés qui, avec toutes leurs insuffisances et les faiblesses qu’il ne s’agit pas de nier, n’en sont pas moins les plus libres, les moins inégales et les plus prospères de l’histoire.

Les Désillusions de la démocratie, par Dominique Schnapper. Gallimard, 289 p., 22 €.