Economie, immigration, Russie… Le vrai bilan des extrêmes droites en Europe

Economie, immigration, Russie… Le vrai bilan des extrêmes droites en Europe

Au soir du “big bang” de la dissolution de l’Assemblée nationale, le 9 juin, l’hypothèse circulait déjà : Emmanuel Macron ferait-il le pari fou d’une cohabitation avec le Rassemblement national pour neutraliser le clan de Marine le Pen à la présidentielle de 2027 ? D’ici trois ans, le parti qui séduit de plus en plus de Français aura montré, penserait le président, toutes ses insuffisances. De quoi s’aliéner une partie de son électorat ? Rien n’est moins sûr.

“Les gouvernements populistes nuisent à la croissance, constate l’économiste Manuel Funke, coauteur d’une étude pour le Kiel Institute for the World Economy, qui a examiné les conséquences de gouvernements populistes de droite comme de gauche entre 1900 et 2020. Mais il faut au moins trois ans et souvent plus d’une décennie pour prendre la mesure des dégâts.”

Secteur privé vassalisé, justice aux ordres, chauvinisme social… Quel est le bilan des extrêmes droites à l’épreuve du pouvoir ? L’Express passe au crible une série d’exemples européens, de la Hongrie, aux mains de Viktor Orban depuis 2010, à la Pologne sous l’emprise du PiS jusqu’en octobre 2023, en passant par l’Italie de Giorgia Meloni.

Economie : le cas Orban, “pire scénario pour le business”

Ils ont choisi d’officialiser leur idylle devant le patronat : Jordan Bardella et Eric Ciotti sont apparus pour la première fois en public ce jeudi 20 juin, assis côte à côte face à un parterre de patrons français. “J’ai compris en venant ici devant vous qu’il fallait que je rassure les milieux économiques” lance le candidat Rassemblement national (RN) en prélude de son grand oral devant le Medef. C’est peu dire que la perspective d’un gouvernement RN inquiète, en France et au-delà de nos frontières. “A Bruxelles, beaucoup redoutent qu’un tel scénario coule l’économie française”, souffle une source bien informée. Le RN ne cache pas son admiration pour Viktor Orban, le Premier ministre hongrois, qui a mis l’économie sous sa coupe et fait la chasse aux entreprises jugées indésirables.

“La Hongrie est probablement le pire scénario imaginable pour les affaires”, estime Rachel Kleinfeld dans une étude fouillée pour la Fondation Carnegie pour la paix internationale. La chercheuse y décrit la gouvernance d’Orban comme un cas d’école de népotisme. “Entre 2011 et 2021, les entreprises alliées à Orban ont eu six fois plus de chances de remporter les appels d’offres publics que dans un marché réellement concurrentiel […] En quelques années seulement, les amis d’enfance et les voisins de village d’Orban sont devenus les personnes les plus riches de Hongrie.”

Au pouvoir depuis 2010, Orban a fait de son pays un laboratoire pour les droites radicales. Sur le plan économique, il mêle une rhétorique nationaliste anti-mondialisation à une politique libérale en interne… Du moins sur le papier. Car selon Rachel Kleinfeld, ces orientations “pro-marché” cachent une tout autre réalité : un modèle de centralisation extrême dans lequel le pouvoir exécutif a vampirisé le secteur privé. “Le Fidesz a aidé certaines entreprises à prendre de l’avance sur leurs concurrents grâce à un financement public bon marché, à l’accès à des programmes publics spéciaux et à une réglementation ou une déréglementation spécifiquement conçue pour les aider tout en freinant ses concurrents.” Résultat, une incertitude et des risques croissants, ce qui n’est jamais bon pour les investisseurs. Sans compter la corruption, endémique. En 2023, la Hongrie était classée comme le pays le plus corrompu de l’UE selon Transparency International, une dégradation sans précédent en dix ans, selon l’ONG.

“Le copinage et la corruption sont caractéristiques des régimes populistes d’extrême droite : ces dirigeants placent leur cercle d’amis riches aux postes stratégiques et leur attribuent les marchés publics, notamment pour les grands projets d’infrastructure. Orban l’a fait, comme le PiS en Pologne, mais aussi Berlusconi par le passé en Italie”, constate l’économiste Manuel Funke.

Autre caractéristique du système Orban, une politique redistributive opportuniste : hausse de 30 % du salaire minimum, 13e mois de retraite, exonération d’impôts pour les moins de 25 ans… Le Premier ministre multiplie les cadeaux, distribués à l’approche des élections. “A l’image des populistes d’extrême gauche en Amérique latine, on observe chez les populistes d’extrême droite une tendance à dépenser sans compter, poursuit Manuel Funke. “Cela aboutit souvent à un scénario d’endettement et d’inflation élevés. Ces régimes tablent sur une croissance à court terme et se fichent des conséquences sur le long terme.”

Pour l’heure, les économies hongroises et polonaises ne semblent toutefois pas plombées par les années Fidesz (Hongrie) et PiS (le parti Droit et Justice au pouvoir en Pologne de 2015 à octobre 2023). “La corruption n’a pas porté atteinte de manière significative à l’économie hongroise car pendant de nombreuses années, les mécanismes financiers de l’UE ont continué à apporter un soutien économique important au pays”, explique la chercheuse Rachel Kleinfeld.

Social : l’Etat-providence “chauviniste”

“C’est la grande distribution, le guichet ouvert… les Français adoreraient ça !”, plaisante le politologue et expert de l’Europe centrale et orientale Jacques Rupnik au moment d’évoquer la politique sociale du PiS en Pologne. L’attachement des Français pour leur Etat providence n’est un secret pour personne, et le Rassemblement national en fait volontiers son miel.

Ailleurs en Europe, les partis d’extrême droite ont très largement investi, depuis le début du XXIe siècle, la question sociale. C’est même, à en croire la chercheuse en science politique Maria Snegovaya, la principale explication de leurs succès électoraux. Pour récupérer l’électorat déçu venant des partis de gauche traditionnelle, “ces partis ont su adopter des positions économiques protectionnistes et ‘pro-redistribution’, tout en gardant le même discours sur l’immigration ou la défense de la souveraineté nationale. Viktor Orban et le Polonais Jaroslaw Kaczynski sont deux excellents exemples de ce phénomène”, explique-t-elle.

Au pouvoir de 2015 à 2023, le PiS a abaissé l’âge de départ à la retraite, augmenté le budget pour la santé, et instauré un programme nommé “500 + “, consistant en l’octroi d’une allocation de 500 zlotys (115 euros) pour chaque nouvel enfant dans les familles polonaises. Mais c’est sûrement en Hongrie que les liens entre politique sociale et défense de l’identité nationale – ce que Maria Snegovaya appelle le “chauvinisme social” – sont les plus évidents. Pour “sauver” l’Europe blanche et catholique des effets du métissage, Viktor Orban a sorti la planche à billets et financé des mesures natalistes : exonération d’impôts pour les mères de quatre enfants, cantine et matériel scolaire gratuits pour les familles nombreuses, subventions pour les transports, prêt à taux réduits pour les jeunes mariés.

Un “chauvinisme social” qui inspire là aussi le RN en France, sous le nom de “préférence nationale”. S’il prône une extension du champ d’action de l’Etat providence, celui-ci doit être réservé aux nationaux. Ainsi, parmi ses “22 mesures pour 2022”, beaucoup s’adressaient avant tout aux Français (“soutenir les familles françaises”, “favoriser l’accès à la propriété et au logement des Français”). Pour financer cette hausse des dépenses sociales, le RN mise sur la réduction des aides aux étrangers, par exemple en supprimant l’Aide médicale d’Etat pour la remplacer par une “aide d’urgence vitale”.

Etat de droit : “Faire Budapest à Paris” ?

C’est une invention des plus cyniques, un oxymore qui fait florès en Europe. Il est signé Viktor Orban, chantre d’une démocratie “illibérale”. En quelques années, le Premier ministre hongrois a mis la main sur l’ensemble des institutions du pays. “Entre 2010 et 2013, Orban a pris un ensemble de mesures qui ont transformé la Hongrie en un régime autoritaire”, indique Kim Lane Scheppele, professeure de droit et de science politique à Princeton (New Jersey). Dès son arrivée au pouvoir, son parti adopte une nouvelle Constitution appelée “Loi fondamentale”. Le pouvoir de l’exécutif est renforcé, la Cour constitutionnelle perd son regard sur les lois budgétaires et fiscales et un nouvel organe judiciaire est créé pour chapeauter toutes les nominations et promotions.

Une “dictature douce” selon Kim Lane Scheppele – qui n’a plus le droit de se rendre en Hongrie : “Si vous ne critiquez pas le gouvernement, on vous laisse tranquille. Mais si vous avez le malheur de dire quoi que ce soit qui s’assimile à de l’opposition, alors vous aurez des problèmes.”

Cet “illibéralisme” made in Budapest a servi de modèle à l’action du PiS en Pologne, nous dit le politologue Jacques Rupnik : “Pendant la campagne qui a précédé son arrivée au pouvoir, le slogan électoral du PiS était ‘Faire Budapest à Varsovie’.” Dès 2015, le PiS a par exemple mis en place des réformes judiciaires qui ont inévitablement conduit à une érosion de l’indépendance de la justice. Parmi elles, une mesure copiée sur son voisin hongrois : l’abaissement de l’âge de la retraite des juges de la Cour suprême pour forcer le départ de nombreux juges et les remplacer par les hommes du pouvoir.

Marine Le Pen, qui apparaissait tout sourire aux côtés du Premier ministre hongrois à l’occasion d’une rencontre en septembre 2023, pourrait-elle être tentée de “faire Budapest à Paris” ? En janvier 2024, après la censure d’une partie de la loi immigration par le Conseil constitutionnel (notamment le durcissement du regroupement familial ou la déchéance de nationalité), Jordan Bardella dénonçait un “coup de force des juges”.

Sur l’Etat de droit, le RN souffle le chaud et le froid. Tantôt le parti se veut rassurant et adopte une posture républicaine de responsabilité, tantôt il oppose dans ses discours la volonté souveraine du “peuple” aux institutions contrôlées par une élite déconnectée. Mais pour le constitutionnaliste Dominique Rousseau, pas de place pour l’ambiguïté : le régime issu du programme du RN “tournerait le dos à toute notre tradition constitutionnelle démocratique des pouvoirs et s’inspirerait de ce qu’on retrouve en Hongrie”. L’historien Marc Lazar se montre plus prudent : “la France n’a pas la même histoire démocratique que la Pologne et la Hongrie, les institutions sont plus solides.”

Des médias sous emprise

Si de l’autre côté des Alpes, la droite nationaliste ne s’est pas attaquée à l’Etat de droit, le bilan est plus contrasté sur l’indépendance des médias. “Certains signaux faibles sont inquiétants, notamment la mainmise du pouvoir sur les médias publics pour contester ‘l’hégémonie gauchiste'”, prévient Marc Lazar. Sitôt investie présidente du Conseil en octobre 2022, Giorgia Meloni a placé à la tête de l’audiovisuel public (la Rai) son ami Giampaolo Rossi, complotiste notoire, admirateur de Viktor Orban et de Vladimir Poutine. Plusieurs cas de censure ont depuis fait scandale en Italie.

Rien de comparable encore à la Hongrie du Fidesz ou à la Pologne des années PiS. En quatorze ans de pouvoir, le Premier ministre hongrois a sapé l’indépendance des médias. Dès 2010, il crée un nouvel organe pour réguler les contenus et retirer des licences de diffusion aux médias privés jugés problématiques : l’Autorité nationale des médias et des communications. Les médias publiant des articles négatifs sur le Fidesz subissent des coupes dans la publicité gouvernementale.

L’année suivante, le Parlement adopte une nouvelle loi permettant au gouvernement d’approuver toute acquisition de médias. Puis, la plupart des grands médias sont rachetés par des hommes d’affaires proches du Fidesz. Viktor Orban va plus loin en 2018 : la KESMA – Fondation de la presse et des médias d’Europe centrale – est créée : elle regroupe près de 500 médias nationaux et locaux au service du gouvernement.

Là encore, le PiS polonais a marché dans les pas d’Orban. “Au cours de sa première année au pouvoir, le PiS a viré 260 journalistes dans l’audiovisuel public, une purge conséquente, constate Jacques Rupnik. Et cela n’a fait qu’empirer jusqu’à l’été 2023, où la campagne électorale relevait carrément de la propagande. Beaucoup de Polonais disaient que c’était même pire qu’à l’époque communiste d’avant 1989 !” Un bourrage de crâne qui s’est révélé inefficace, puisque le PiS a perdu sa majorité parlementaire lors des élections législatives d’octobre 2023.

Immigration : un bilan en demi-teinte

Contre les migrants, Viktor Orban croyait avoir trouvé la parade : barricader son pays derrière des murs de barbelés. En pleine crise migratoire, en 2015, le Premier ministre fait ériger une clôture longue de 175 km à la frontière entre la Hongrie et la Serbie. Objectif : empêcher le passage de milliers de personnes, venues pour la plupart du Moyen-Orient, empruntant la “route des Balkans”.

Derrière le symbole, l’efficacité de ce dispositif est toutefois contestable : en 2022, par exemple, le nombre de passages illégaux a explosé. Surtout, le Fidesz, qui scandait sur ses affiches de campagne le slogan “si tu viens en Hongrie, tu ne peux pas prendre le travail des Hongrois”, est rattrapé par les réalités démographiques. Le pays manque de main-d’œuvre car de nombreux actifs émigrent en Europe de l’Ouest pour trouver des salaires plus attractifs. Le Parlement hongrois a dû adopter en juin 2023 une loi introduisant un nouveau type de permis de travail et de résidence pour les travailleurs étrangers venant de pays situés en dehors de l’UE.

En Italie, le “blocus maritime” promis par Giorgia Meloni pour empêcher l’arrivée de bateaux de migrants est lui aussi difficilement applicable. “Il n’y a jamais eu autant d’arrivées de migrants qu’en 2023, lors de la première année au pouvoir de Meloni, pose l’historien Marc Lazar, spécialiste de l’Italie. Toutefois, les premiers chiffres de 2024 semblent montrer une inflexion du nombre de traversées.” Et pour cause, Giorgia Meloni fait tout pour sous-traiter la question migratoire à des pays tiers : elle a signé des accords avec la Tunisie et l’Egypte pour que ces Etats retiennent au maximum les passages de migrants. Mais aussi avec l’Albanie, où des camps vont traiter les demandes d’asile des personnes secourues par les autorités italiennes. “Si les chiffres de 2024 se confirment, Meloni pourra afficher son ’succès’, reprend Marc Lazar. En revanche, elle a passé sous silence l’arrivée de plus de 450 000 immigrés pour répondre à la demande du patronat italien (la Confindustria, l’équivalent du Medef italien), qui a besoin de cette main-d’œuvre.”

Politique étrangère : la fracture ukrainienne

“Il n’y a pas de profil commun aux populistes d’extrême droite en matière de politique étrangère, explique Angelos Chryssogelos, professeur à la London Metropolitan University. Si l’on s’en tient aux opinions sur l’immigration, l’extrême droite apparaît souvent comme une seule et même entité, mais la politique étrangère permet d’identifier deux grandes écoles très différentes sur ce que signifie être européen d’une part ; et être européen dans le monde d’autre part.” A cet égard, la guerre en Ukraine a joué un rôle de révélateur. Elle est devenue une ligne de démarcation majeure et reste aujourd’hui l’un des obstacles majeurs pour construire un groupe commun au sein du Parlement européen.

D’un côté, la Pologne, cheffe de file d’une extrême droite atlantiste pro-occidentale, pro-Otan et anti-russe. Cet Etat postcommuniste voisin de l’Ukraine est l’un des principaux soutiens européens de Kiev depuis l’invasion russe à grande échelle. Varsovie a fourni 3 milliards d’euros d’aide militaire (armes, matériel, équipements) à Kiev, en sixième position selon le décompte de l’Institut d’économie mondiale de Kiel.

De l’autre côté, la Hongrie d’Orban, qui n’a pas versé un centime à l’Ukraine. Et pour cause : le Premier ministre autoritaire est un fidèle allié de Vladimir Poutine, le seul chef de gouvernement européen à avoir félicité le président russe pour sa “réélection” en mars dernier. Pis, Viktor Orban a systématiquement freiné la mise en œuvre des sanctions occidentales contre Moscou, entravé les accords d’aide à l’Ukraine, mais aussi retardé l’ouverture des négociations d’adhésion de l’Ukraine à l’Union. “La Hongrie n’a jamais cherché la confrontation avec la Russie”, déclarait le 17 octobre 2023 son Premier ministre. Du pain bénit pour le Kremlin.

“Le Rassemblement national se situe à la frontière entre ces deux pôles, reprend Angelos Chryssogelos. Habituellement, les partis d’extrême droite passent d’une vision du monde multipolaire à un européisme assumé lorsqu’ils veulent gagner en respectabilité. On le voit aujourd’hui avec Giorgia Meloni, passée de l’extrême droite italienne traditionnelle, très prorusse, au soutien à l’Ukraine.”