Etats-Unis : ce célèbre politologue qui prédit un “changement de régime” si Trump l’emporte

Etats-Unis : ce célèbre politologue qui prédit un “changement de régime” si Trump l’emporte

5 novembre 2024. Retenez bien cette date, elle pourrait bouleverser l’histoire des Etats-Unis. C’est en tout cas ce que pense Robert Kagan, politologue au Brookings Institution et éditorialiste vedette du quotidien le Washington Post, pour qui la prochaine élection américaine pourrait bien être “la dernière élection tenue dans une Amérique unifiée”. Dans son nouveau livre tout juste paru en anglais, Rebellion : how antiliberalism is tearing America apart – again (WH Allen), cet ancien républicain et chef de file des néoconservateurs affirme que ce scrutin n’est pas moins qu’un référendum où les Américains seront amenés à se prononcer “pour” ou “contre” le modèle de démocratie libérale née au moment de la déclaration d’indépendance de 1776.

Depuis la victoire surprise de Donald Trump en 2016, le thème de “la démocratie en danger” est devenu un incontournable des débats sur la politique américaine ; l’assaut du Capitole par les partisans du président sortant, en janvier 2021, étant certainement l’exemple le plus marquant de la réalité de la crise démocratique américaine. Mais pour Kagan, l’obsession médiatique autour de la personnalité controversée de Trump ne permet pas d’analyser finement cette crise et détourne des véritables enjeux de l’élection à venir.

Le trumpisme avant Trump

Ce qui va se jouer dans les prochains mois pourrait être l’épilogue, assure-t-il, d’une opposition qui a structuré l’histoire politique des Etats-Unis. D’un côté, les libéraux progressistes qui adhèrent avec conviction à l’héritage des Pères fondateurs, et de l’autre, les conservateurs antilibéraux qui n’ont jamais accepté les valeurs et les institutions issues de la Révolution américaine. Trump n’aurait ainsi pas inventé le trumpisme, qui ne serait que la dernière manifestation de ce conservatisme antilibéral : “Il a toujours été parmi nous, prenant différentes formes selon les époques.”

Pour Robert Kagan, la naissance de la République américaine a été marquée par une contradiction originelle : les Etats du Sud ont exigé l’inclusion dans la Constitution de garanties empêchant le gouvernement fédéral de leur imposer l’abolition de l’esclavage. “La nouvelle Constitution fédérale rédigée en 1787 et entrée en vigueur en 1789, écrit le politologue, a été conçue pour créer un ordre politique libéral dans lequel les droits naturels universels peuvent être protégés de la manière la plus sûre. Pourtant, il prévoyait également des protections spéciales pour la pratique la plus antilibérale au monde : l’esclavage. De cette contradiction sont nées deux Amérique distinctes, l’une à prédominance libérale et l’autre nécessairement antilibérale.”

La tradition libérale et progressiste consacre la protection des droits fondamentaux des individus (vie, liberté, propriété) contre tous les pouvoirs. L’Etat fédéral s’est construit autour de l’idée d’un gouvernement minimal, dont la principale fonction se résumait à la sauvegarde des droits et libertés des citoyens. Pour garantir ces libertés, la nouvelle République devait se débarrasser de toute fondation et légitimation religieuse. Mais au même moment, insiste Kagan, est née une tradition antilibérale tout aussi puissante, qui prend racine dans les Etats esclavagistes du Sud, dont une partie très importante de la population a, dès le départ, refusé l’idée de l’universalité et de l’égalité des droits, qu’ils percevaient comme “une absurdité contredite par l’entièreté de l’histoire humaine”.

Alors que dans le Nord, les abolitionnistes Frederick Douglass et Theodore Parker faisaient la promotion du droit des femmes, dans le Sud, le théoricien et sénateur sudiste John C. Calhoun qualifiait de “doctrine erronée” l’idée de l’égalité des droits, “injustement insérée dans la Déclaration d’indépendance”.

Une contradiction insoluble

Cette contradiction a inévitablement mené à la guerre civile américaine (1861-1865), qui s’est soldée par la défaite militaire du Sud et l’occupation de ses territoires par l’armée de l’Union. L’esclavage a été aboli à l’occasion de la proclamation d’émancipation prononcée par le président Lincoln, le 1er janvier 1863, et six ans plus tard, le vote par le Congrès du XVe amendement consacrait que “le droit de vote des citoyens des Etats-Unis ne sera dénié ou limité par les Etats-Unis, ou par aucun Etat, pour des raisons de race, couleur, ou de condition antérieure de servitude”.

Une victoire par KO pour le Nord libéral ? Au contraire ! La guerre de Sécession n’a fait que renforcer l’hostilité du Sud à l’égard des principes libéraux de la Déclaration. L’esclavage était aboli dans les faits, mais les convictions des suprémacistes blancs n’en étaient que renforcées.

A la suite de la Première Guerre mondiale, les années 1920 ont représenté l’un des points culminants du conservatisme antilibéral aux Etats-Unis. L’évolution du Ku Klux Klan dans ces années est, selon Kagan, “le symbole ultime de la vitalité de la tradition antilibérale”. Sous la direction du “Grand sorcier impérial” Hiram Wesley Evans, le groupe comptait entre 3 et 6 millions d’adhérents et bénéficiait d’une influence non négligeable sur la vie politique du pays, comme en témoigne le vote de la loi Immigration Act de 1924, qui appelait explicitement à préserver la “prépondérance raciale” de “la souche de base de la population américaine”.

Malgré un recul des forces conservatrices et antilibérales dans les années 1930 et 1940, le mouvement était loin d’avoir disparu. “En réalité, en 1954, la grande majorité des Sudistes blancs n’avaient pas changé d’un iota leurs idées depuis l’époque de la guerre civile. La défense de la suprématie blanche était aussi importante pour eux que pour les Sudistes blancs de 1865”, affirme Robert Kagan. L’opposition du Sud aux “brown decisions”, qui ont joué un rôle crucial dans la lutte contre la ségrégation raciale dans les écoles publiques américaines, témoigne de la force de la résistance conservatrice et antilibérale. En 1956, le “Southern Manifesto”, un document signé par 101 membres du Congrès, appelait explicitement les Etats du Sud à ne pas obéir aux lois de déségrégation en utilisant tous les moyens légaux possibles.

C’est dans les années 1950, également, que les conservateurs antilibéraux ont mené une contre-offensive intellectuelle. Kagan cite ainsi un éditorial de William F. Buckley, fondateur de la National Review, bastion de la défense de la lutte sudiste contre la déségrégation, dans lequel le journaliste justifiait le droit des communautés blanches, qui seraient “la race avancée”, à discriminer les personnes noires.

De la marginalité au retour en force

Mais, malgré le succès rencontré par ces auteurs, le conservatisme antilibéral ne parvenait pas à obtenir des résultats sur le plan politique. De fait, entre 1988 et 2016, tous les candidats républicains nommés étaient des conservateurs libéraux et modérés. George W. Bush en est certainement l’incarnation la plus parfaite, lui qui déclarait, lors de sa campagne de 2000, que “l’Amérique a un credo national, mais de nombreux accents”. Les conservateurs les plus radicaux voyaient en Bush le produit même de ce qu’ils détestaient le plus : l’establishment libéral, progressiste et multiculturaliste.

Reléguée aux marges du paysage politique et culturel du pays, exclue des postes dirigeants au sein du Parti républicain, la droite ultraconservatrice rongeait son frein et attendait son heure. Pour Robert Kagan, l’élection de Barack Obama a créé les conditions de son retour en force. Entre 2008 et 2016, le Parti républicain est devenu le parti de Trump. Comment expliquer un tel revirement, alors que les candidats les plus conservateurs et antilibéraux avaient jusqu’à présent été relégués à jouer des rôles secondaires ?

Les explications le plus souvent apportées mettent en avant le rôle joué par la crise financière de 2008 et la récession qui a suivi. Mais pour Robert Kagan, si ces facteurs ont joué, la principale raison est la réaction à l’élection d’un président afro-américain. “Soudainement, explique-t-il, un racisme assumé a refait surface, alors qu’on ne l’avait plus vu s’exprimer si ouvertement depuis des décennies.”

Sur les réseaux sociaux, des comptes conservateurs postaient des montages de Barack Obama caricaturé en singe, et lors de manifestations, des membres du Tea Party (un mouvement ultraconservateur créé en 2009 au sein du Parti républicain) défilaient avec des pancartes “Obanomics : monkey see, monkey spending” (adaptation à connotation raciste du dicton “Monkey see, monkey do”, qui fait référence au fait de faire quelque chose sans savoir pourquoi).

Donald Trump est arrivé dans un contexte ultra-favorable pour porter les revendications d’un mouvement qui, depuis des décennies, n’avait pas perdu de sa force, mais attendait simplement le moment opportun pour refaire surface. Dans son livre, Robert Kagan montre très bien que toutes les thématiques aujourd’hui mobilisées par le candidat Trump ont été constamment présentes dans l’histoire politique des Etats-Unis : suprémacisme blanc, dénonciation de l’immigration au nom de la défense de l’identité blanche, anti-élitisme, défense des ruraux face aux citadins… Mais surtout, une opposition fondamentale aux principes portés par la révolution libérale de 1776.

L’Amérique au bord de la rébellion

Pour Kagan, le trumpisme n’est que le simple support d’une revendication vieille de plus de deux siècles : “C’est au système libéral de gouvernement légué par les fondateurs qu’ils s’opposent réellement. Ce qu’ils recherchent, c’est le renversement des fondements libéraux de la société américaine. Ce qu’ils veulent vraiment, c’est un ‘changement de régime’.” Certes, Donald Trump a échoué lors de son premier mandat et n’a pas été le héros du renversement antilibéral.

Mais ce second mandat pourrait être différent, avertit Kagan : “Ce à quoi nous assistons n’est pas une bataille politique, mais une rébellion.” Une analyse pessimiste, mais que les derniers épisodes de la campagne américaine tendent à valider. La récente condamnation de Trump au pénal a renforcé, chez ses supporters, le sentiment que leur héros mène pour eux une guerre civilisationnelle contre un système prêt à tout pour le faire tomber.

Trump ne s’y trompe pas. Depuis le verdict, il ne cesse de dénoncer une décision digne “d’un régime fasciste” en rappelant que “les gens de ce pays sont très intelligents, ils savent que tout cela est un canular”. Et ça fonctionne. Son équipe de campagne a annoncé avoir récolté un peu plus de 50 millions de dollars dans les vingt-quatre heures qui ont suivi sa condamnation.

En tant que figure du courant néoconservateur, Robert Kagan juge avec sévérité l’évolution de son camp politique, et estime que le Parti républicain est le premier responsable du succès de Trump et des conservateurs antilibéraux : “La prise de contrôle par les conservateurs antilibéraux du Parti républicain depuis 2016 menace la démocratie libérale américaine.” Un avertissement que Joe Biden prend au sérieux. Le président américain a jugé “inconsidéré”, “dangereux” et “irresponsable” de “mettre en doute notre système judiciaire”, et a accusé son adversaire de “menacer la démocratie”. Voilà qui promet une campagne agitée.