Etienne Ollion : “Bardella au pouvoir pourrait avoir un impact bien plus fort que Meloni en Italie”

Etienne Ollion : “Bardella au pouvoir pourrait avoir un impact bien plus fort que Meloni en Italie”

L’expérience de Giorgia Meloni en Italie prouverait-elle que des partis d’extrême droite se modèrent une fois arrivés au pouvoir ? Directeur de recherche en sociologie au CNRS, professeur à l’école Polytechnique et auteur des Candidats (PUF), Etienne Ollion travaille en Italie sur l’exercice du pouvoir de la cheffe de Fratelli d’Italia, présidente du Conseil depuis octobre 2022. Selon le sociologue, si Meloni a effectivement tout fait pour modérer son image en arrivant aux manettes après une campagne très radicale, elle a aussi remplacé les responsables à la tête des administrations, de l’audiovisuel public ou des institutions culturelles, tout en poursuivant des opposants devant les tribunaux. Surtout, elle ambitionne aujourd’hui de réformer la Constitution pour renforcer l’exécutif.

Mais pour Etienne Ollion, du fait de la faiblesse des contre-pouvoirs en France, un Jordan Bardella à Matignon, même en situation de cohabitation, disposerait de bien plus de moyens que son homologue italienne afin d’imposer une politique radicale, “avec peu de limites” institutionnelles. Enfin, le chercheur rappelle qu’en cas d’absence de majorité à l’Assemblée nationale, un “gouvernement technique”, comme ce fut le cas en Italie avec Mario Draghi, n’a rien d’une solution idéale…

L’Express : A quoi pourraient ressembler les premiers jours d’un gouvernement RN, si on se fie à l’expérience Meloni en Italie ?

Etienne Ollion : C’est difficile à dire, car les dynamiques ne sont pas les mêmes. Giorgia Meloni avait mené une campagne particulièrement radicale sur ses thématiques fétiches, en liant immigration et insécurité. En août 2022, elle avait même diffusé sur son compte Twitter la vidéo insoutenable d’un demandeur d’asile qui violait une femme à Plaisance. A l’inverse, en France, le RN a tout fait pour polir son image et élargir sa base, pour donner le sentiment qu’il est devenu un parti généraliste.

Les contextes historiques sont aussi très différents. En Italie, les partis qui se réclament d’une certaine filiation avec le fascisme existent depuis 1946. Là-bas, on a très vite tourné la page de la Seconde Guerre mondiale et de Mussolini, puisque le Mouvement social italien (MSI), néofasciste, a été fondé cette année-là. Depuis 1994, des partis d’extrême droite participent à différents gouvernements et coalitions. Meloni elle-même avait été plusieurs fois ministre depuis 2008.

N’y a-t-il cependant pas des enseignements à tirer, pour la France, de l’arrivée au pouvoir de Meloni ?

Ce qu’on peut apprendre de l’Italie, c’est que même après cette campagne dure, Meloni a commencé par une politique d’accommodements. Dans les premiers mois, elle a tout fait pour modérer son image. Elle s’est rapidement rendue à Bruxelles pour rencontrer Ursula von der Leyen. Elle est revenue progressivement sur des engagements de campagne, notamment en octroyant des centaines de milliers de visas à des étrangers, confrontée qu’elle était à la réalité du marché du travail italien marqué par un fort besoin en main-d’œuvre, mais aussi à la faible natalité. Face à ces réalités, Meloni s’est adaptée. Elle a aussi réinvesti ses positions anti-immigration en faisant de la politique principalement symbolique, en mettant à l’index et en criminalisant des ONG ou en évoquant la création de centres de rétention en Albanie. A l’international, le sentiment majoritaire s’est transformé, on a cru que l’extrême droite pouvait être domestiquée par les institutions…

Serait-ce une vision trop optimiste ?

Meloni mène une politique des petits pas. Dès les premiers jours, elle a pris un décret anti-rave party, ce qui permet ensuite de s’en prendre à toutes formes de manifestations et de rassemblements non déclarés. Il y a aussi eu une répression spectaculaire d’une manifestation d’étudiants à Bologne, alors que la gestion des manifestations est bien plus apaisée en Italie qu’en France. Mais Meloni a surtout pratiqué un changement important du personnel dans les grandes administrations et à la tête des institutions culturelles, elle a pratiqué une politique des fauteuils. Elle a remplacé de manière systématique les responsables en place à la Rai [NDLR : l’audiovisuel public] comme dans les festivals, à la Biennale de Venise ou la Mostra, afin d’y mettre des proches. Il y avait chez elle cette idée de reconquérir les lieux de production culturelle afin de “changer la narration” sur l’histoire du pays. Ce que Meloni a aussi tenté de faire à travers des entreprises mémorielles, comme celle sur le massacre des partisans de Mussolini par les partisans yougoslaves, qui a redonné une visibilité aux fascistes.

Progressivement, on a vu qu’elle prenait des mesures attentatoires contre la liberté d’expression. Meloni a intenté un procès à Domani, un journal récent qui se situe à gauche et fait beaucoup d’investigation, afin de connaître leurs sources. Dans les interactions du quotidien, elle peut être dure avec les journalistes. Elle a aussi initié personnellement des procès en diffamation contre des opposants politiques, comme contre l’historien Luciano Canfora, 82 ans, qui dans une réunion politique a comparé son régime à l’Allemagne nazie. Meloni utilise le droit comme une arme, à revers d’une tradition qui veut que quand on est président du Conseil, on garantit la liberté d’opinion.

Et le véritable tour de vis est ainsi en train d’arriver. D’autant plus que Meloni a introduit son grand projet de changement de la Constitution afin de réformer les institutions. La mesure principale, c’est l’élection du président du Conseil au suffrage universel direct, ce qui lui octroierait à la fois plus de pouvoirs, et surtout la légitimité de l’élection au suffrage direct. Car dans les faits, le président du Conseil italien dispose d’un pouvoir relativement faible, du fait de la régionalisation du pays, mais aussi de deux chambres particulièrement fortes, aux pouvoirs égaux. L’exécutif fait face à des contraintes importantes. Si un partenaire de la coalition se retire, le dirigeant n’a pas les mêmes outils du parlementarisme rationalisé que son homologue français, ni il ne peut s’appuyer sur le scrutin à deux tours qui permet d’assurer des majorités plus stables.

Le terrain a été préparé pour le RN pour une pratique autoritaire des institutions

Si l’on vous suit, une extrême droite au pouvoir en France aurait donc bien plus de leviers qu’en Italie ?

Par rapport à d’autres pays européens, et même aux Etats-Unis, les contre-pouvoirs sont bien plus faibles en France. Je dis souvent que les institutions sont une forteresse pour ceux qui l’ont conquise. En France, un parti peut appliquer sa politique avec peu de limites. Le gouvernement dispose en effet des outils du parlementarisme rationalisé – à commencer par le célèbre 49.3 – qui permettent de faire adopter des lois – à commencer par le budget, qui détermine fortement la politique de la nation.

De surcroît, il y a en France une centralisation forte, qui fait que les régions et départements sont particulièrement dépendants des financements et décisions nationaux. Le Conseil constitutionnel n’est pas une chambre constitutionnelle aussi puissante que celle de Karlsruhe, en Allemagne. En France, une partie de la magistrature est encore organiquement liée au gouvernement via la tutelle du ministère de la Justice. Sur ce sujet, Macron n’a jamais réussi à mener à bien une réforme pourtant promise. Et puis, le gouvernement peut dissoudre administrativement des associations, comme l’a par exemple tenté Gérald Darmanin contre les Soulèvements de la Terre, mais aussi contre des groupes d’extrême droite. Demain, si un gouvernement autoritaire décidait d’utiliser tous ces moyens mis à sa disposition, il pourrait le faire d’autant plus facilement qu’un gouvernement se revendiquant du libéralisme politique les a largement utilisés avant lui. Le terrain a été préparé pour le RN pour une pratique autoritaire des institutions.

Dans tous les cas, un Jordan Bardella au pouvoir en France, s’il le souhaite, pourrait avoir un impact beaucoup plus fort, et bien plus rapide, que Giorgia Meloni en Italie.

La cohabitation ne limiterait-elle pas la marge de manœuvre du RN ?

En cas de cohabitation, les pouvoirs du président sont quand même très limités. Il lui reste le fameux domaine réservé, mais cela relève bien plus de la coutume que des règles de droit. Le président signe, ou peut ne pas signer, des ordonnances, mais un gouvernement peut facilement se passer d’ordonnances. On est loin du droit de veto dont dispose le président américain. Il y a toujours les pouvoirs étendus évoqués par l’article 16 en cas de crise, mais dans le cas présent, cela relève de la politique-fiction.

N’oublions pas que le glissement de la démocratie vers l’autoritarisme peut se faire très rapidement, bien plus vite qu’on ne l’imagine. En Hongrie, il n’a pas fallu beaucoup de temps pour passer d’un gouvernement centriste et libéral à un régime capturé par Viktor Orban et son parti, avec une remise en cause des libertés dans ce pays. Et ce n’est pas parce qu’un parti comme le RN arrive au pouvoir en avançant doucement qu’à la fin, il ne change pas le récit national.

Du point de vue des idées, Meloni n’a pas mené à ses débuts une politique très marquée à l’extrême droite, sauf un peu sur la question de l’avortement. C’est seulement une fois installée qu’elle a tenté de changer les idées, afin d’asseoir son pouvoir. Elle a fait le contraire de ce que théorisaient les militants d’extrême droite des années 1970 qui estimaient qu’il fallait d’abord gagner la bataille des idées pour gagner celle des institutions. Les expériences récentes nous prouvent que c’est l’inverse qui se passe. Des partis autoritaires accèdent au pouvoir, investissent les institutions, et tentent enfin de rester au pouvoir en changeant les idées.

On ne peut pas dire que l’Italie post-Draghi ait connu des lendemains démocratiques particulièrement heureux…

Certains évoquent aussi la possibilité d’un gouvernement technique, comme en Italie…

En cas d’absence de majorité claire, Macron pourrait décider de composer un gouvernement technique. C’est-à-dire un gouvernement avec des personnalités politiques, mais aussi des hauts fonctionnaires, afin de gérer les affaires du pays en attendant des nouvelles élections législatives dans un an. En Italie, le gouvernement Draghi entre 2011 et 2012 était principalement un gouvernement gestionnaire sans légitimité politique. Ces gouvernements ne peuvent être que temporaires – même si la Belgique a montré que le temporaire pouvait durer longtemps. Car gouverner, c’est aussi prévoir. Et d’un point de vue démocratique, un gouvernement technique ne crée que de la frustration, étant souvent perçu comme un déni de démocratie. On ne peut pas dire que l’Italie post-Draghi ait connu des lendemains démocratiques particulièrement heureux…

L’autre possibilité, c’est une coalition parlementaire. Est-ce réaliste quand on connaît le manque de culture du compromis en France ?

Précisons que les institutions jouent un rôle très important là-dedans. Si en France, on passait à la proportionnelle, la culture du compromis se développerait très rapidement, comme en Allemagne…

Dans la situation actuelle, il y a en tout cas deux coalitions envisageables. La première vise à rassembler de la gauche à la droite, et selon les résultats de dimanche pourrait ressembler soit à une grande coalition, soit presque à un gouvernement technique puisqu’il y aurait des positions très différentes dans une telle coalition. On ne voit pas comment Fabien Roussel et Bruno Le Maire pourraient s’aligner, notamment sur la question de la retraite… Un tel scénario redonnerait en tout cas du pouvoir à Emmanuel Macron. Mais l’autre possibilité, c’est celle d’une coalition entre le RN et une partie des Républicains. Ces derniers bénéficient pour l’heure du désistement républicain, mais demain ils pourraient soutenir un gouvernement d’extrême droite, que ce soit un “soutien sans participation”, ou autour d’une “coalition de projet”. Les résultats de dimanche seront donc cruciaux dans la conduite de la nation.

Dans Les Candidats, vous évoquiez l’arrivée de nombreux novices à l’Assemblée nationale, dans le sillage de la victoire d’Emmanuel Macron en 2017. Aujourd’hui, la déception doit être grande chez les macronistes de la première heure…

Nous avons assisté à la dissolution du macronisme. Les élus de la première année ont été désarçonnés par cette décision. Macron a vraiment semé le trouble absolu au sein de ses troupes.

Aujourd’hui, le RN s’apprête lui aussi à s’appuyer sur des novices à l’Assemblée, même si contrairement à Macron à l’époque, le parti évite de communiquer sur l’absence d’expérience de ses candidats. Mais le RN va également être confronté à des difficultés. A l’Assemblée, une demi-douzaine de députés frontistes étaient habilités à prendre la parole. Si ces élus rejoignaient le gouvernement, il n’y aura plus personne d’expérimenté à l’Assemblée au sein du futur groupe. Quelle politique peut mener un gouvernement RN s’il repose sur des députés qui ne connaissent pas le fonctionnement précis des institutions, ni même les codes de la politique ? Là encore, c’est une inconnue…