François Lecointre : “Un chef qui ne s’expose pas à la contradiction risque l’indiscipline de ses subordonnés”

François Lecointre : “Un chef qui ne s’expose pas à la contradiction risque l’indiscipline de ses subordonnés”

“Il fallait désormais […] que par un travail quotidien, minutieux et adapté à chaque être, à chaque situation, je parvienne à maîtriser l’alchimie qui permettrait de sublimer cet ensemble en instrument de guerre. Et en cohorte fraternelle.” L’art du commandement ainsi résumé par François Lecointre dans son joli livre Entre guerres* (Gallimard) pourrait, devrait, inspirer tous les managers et autres chefs désabusés devant leurs équipes que n’unit plus le sentiment d’appartenance à une aventure commune. Favoriser l’initiative, responsabiliser, permettre et accompagner la contradiction, autant de principes que l’armée applique consciencieusement car la question de la légitimité du geste – celui de donner la mort – ne peut aller de pair avec une autorité abusive ou chancelante.

L’Express : Comment concilie-t-on dans l’armée le principe hiérarchique et cette fraternité que vous décrivez si bien dans votre livre ?

François Lecointre : Tout passe par la responsabilisation. Dans le guide que j’avais écrit en 2004 sur l’exercice du commandement dans l’armée de Terre, je décrivais la façon dont le bon fonctionnement de cette dernière repose sur une force morale qui ne peut être atteinte que par le sentiment d’appartenance aigu à une communauté humaine. Ce sentiment dépend de la conscience que chacun a du fait qu’il prend part au destin de cette communauté. Et qu’il en est, en partie, responsable.

Cette force morale que je décris dans le livre existe parce qu’il ne s’agit pas d’un ensemble de sujets subordonnés mais bien d’un ensemble de personnes qui participent à une aventure commune et à une destinée collective : celle du groupe, le groupe étant le groupe de combat, allant, par étage successif, jusqu’à l’institution tout entière. Voilà le principe général.

Pourquoi ce sentiment d’appartenance à la destinée collective, que tant de chefs d’entreprise rêvent aujourd’hui de faire naître chez leurs salariés, semble presque aller de soi dans les armées ?

Les armées sont un modèle dont on doit s’inspirer mais ce n’est pas forcément un conservatoire des vertus humaines. Cela fonctionne car la fonction militaire conduit à une action exorbitante, qui transgresse le tabou absolu : le fait de devoir donner la mort, au risque de sa propre vie.

L’autorité doit permettre la responsabilisation et le fait que chacun, à son niveau, parce qu’il est responsable, soit capable de prendre des initiatives

La relation à sa mort et aussi, surtout, à la mort que l’on doit donner, pousse à interroger en permanence la légitimité de l’action que l’on doit conduire car on ne se résout jamais à devoir donner la mort sans explication. Cette question éthique et morale donne lieu à un exercice très particulier de l’autorité au sein de cet ensemble militaire. L’autorité doit permettre la responsabilisation et le fait que chacun, à son niveau, parce qu’il est responsable, soit capable de prendre des initiatives. Le général Lagarde, ancien chef d’état-major de l’armée de Terre, nous avait livré cette formule quand j’étais élève officier : “Aujourd’hui, l’initiative au combat est la forme la plus élaborée de la discipline.” C’est tout à fait vrai et extraordinaire.

Pourquoi cette place laissée à l’initiative est-elle absolument nécessaire ?

Pour une raison éthique : la transgression du tabou absolu, si elle n’est pas comprise, admise, et conçue comme légitime par celui qui doit la mettre en œuvre, conduira au refus d’obéir. Il est donc nécessaire d’obtenir l’assentiment de celui qui va au combat et de lui laisser cette marge d’initiative.

Pour une raison tactique également : l’ennemi utilise son intelligence et réagit à nos propres actions. Le combat est un jeu de confrontation intellectuelle autant que physique qui ne peut être gagné si l’on fige d’emblée toute manœuvre et si on ne laisse pas aux différents échelons de l’exécution l’initiative qui va leur permettre de s’adapter en fonction de l’ennemi qui se trouvera en face d’eux. Cette initiative est une des conditions impératives de la réussite du combat.

Mais comment crée-t-on concrètement ce dialogue entre ceux qui donnent les ordres et ceux qui les reçoivent ?

Il existe une technique d’élaboration des ordres qui impose à chaque chef d’exposer les motifs qui conduisent à la décision qu’il va prendre et, par conséquent, de s’exposer à la contradiction.

Un ordre militaire est découpé en chapitre. Le premier donne des indications sur la situation générale amie, de façon à comprendre dans quel cadre on agit. Un deuxième chapitre présente l’ennemi, en indiquant dans l’espace et dans le temps comment on va le rencontrer, ses possibles objectifs, ses possibles manœuvres. Puis, on rappelle la mission et l’objectif – qui sont deux choses différentes – dictés par l’échelon supérieur.

Ensuite, en fonction de tout ce qui vient d’être dit, on présente l’objectif que l’on se fixe et la mission à remplir à notre niveau. Tout cela fait l’objet d’un brouillon d’ordre que l’on appelle “conception”. Plus vous avez de responsabilités, plus la conception d’un ordre de cette nature prend du temps et nécessite de réunir des expertises complexes.

Quand le brouillon d’ordre est écrit, on le transmet à son subordonné qui effectue le même travail et le transmet à son tour à son subordonné. Lequel, à chaque fois, peut faire valoir des incohérences à l’échelon supérieur. S’établit une phase de contradiction, permise par le fait que l’ordre soit d’abord un exposé des motifs. Il associe les échelons subordonnés à l’échelon supérieur, il les rend responsables, leur confère des initiatives. Et, il évite parfois de grosses conneries ! Surtout, cela garantit que l’ordre, une fois compris et admis, sera exécuté. Ce moment de contradiction, appelé pudiquement le dialogue de commandement, est absolument essentiel.

Jusqu’où peut aller la contradiction ?

Elle peut aller de quelques remarques du type “la limite que vous avez fixée entre le régiment d’à côté et le mien ne me paraît pas bonne” à des contradictions beaucoup plus fortes, “Je ne comprends pas pourquoi vous me demandez de faire cela, ça n’a pas de sens, vous allez m’envoyer au carton”. Vous mêlez des questions tactiques et éthiques, et des questions concernant la mort de vos hommes, le danger que vous allez courir.

Ce dialogue de commandement est nourri et peut amener le chef à modifier son ordre. Mais il peut aussi le conduire à maintenir la mission qu’il a confiée. Après que vous avez effectué ce dialogue, vous avez le devoir d’exécuter l’ordre même s’il vous paraît idiot, même si vous l’avez contredit et qu’il n’a pas été modifié. Vous devez l’exécuter avec autant de dynamisme et d’intelligence que si vous l’aviez considéré comme un ordre remarquable. C’est ce qu’on appelle la discipline intellectuelle. C’est la plus difficile à pratiquer. Mais si vous n’avez pas eu ce dialogue préalable, vous ne pouvez pas l’exiger de vos subordonnés et vous vous exposez au risque de l’indiscipline, du refus d’obéissance.

Leur efficacité au combat ce n’est pas seulement leurs compétences tactiques, leur niveau physique, c’est aussi le fait qu’ils aient une vie heureuse

Diriez-vous que ce commandement est un paternalisme ?

Je n’aime pas ce terme de “paternalisme”. Il est, selon moi, contradictoire avec la fraternité. Même si tout ce qui nous a inspirés dans ce qu’écrivait Lyautey sur le rôle social de l’officier est très vrai : quand vous êtes un jeune officier, vous avez le devoir de vous occuper de tout ce qui fait l’ordinaire de la vie de vos hommes. Parce que vous savez que ce qui fera leur efficacité au combat ce n’est pas seulement leurs compétences tactiques, leur niveau physique, c’est aussi le fait qu’ils aient une vie heureuse. Pour cela, vous devez contribuer à résoudre leurs soucis de familles, leurs soucis de voiture…

Dans les armées, parce que la vie en opération est une vie extrêmement étroite qui doit être préparée en amont, vous avez à la fois cette forte fraternité mais aussi cette forme d’obligation du chef hiérarchique de s’occuper de tout ce qui peut paraître plus prosaïque : que vos hommes soient bien vêtus, bien nourris…

Comment cette fraternité s’articule-t-elle avec les évolutions de notre société, notamment l’aspiration à une vie privée sur laquelle la vie professionnelle n’empiète pas ?

C’est une difficulté en effet car la vie moderne a tendance à distendre ce lien fraternel. L’individualisme pousse chacun à revendiquer un espace privé étanche. Quand on est un jeune soldat, on vit dans le régiment, donc cette vie commune est plus facile à créer. Quand on a deux ou trois ans de service, on va loger en ville, s’établir en ménage. Souvent, à partir de ce moment-là, le conjoint dit : “Je ne tolérerai plus ce que je considère comme un entrisme dans ta vie personnelle !”

Ces nouvelles exigences de préservation de la sphère privée s’imposent à tous, et nous avons du mal à établir ce qui existait avant assez naturellement, une sorte de vie de famille régimentaire en temps de paix qui, en temps de guerre, pourtant, devient indispensable. Quand les choses se passent mal et que vous êtes loin, les épouses s’inquiètent, elles ont besoin d’informations. La première fois que je suis parti en opération comme capitaine au Gabon puis au Rwanda, j’avais demandé la liste des coordonnées de toutes les épouses afin que mon épouse puisse organiser des rencontres. Au début, les échanges étaient méfiants, puis des liens se sont créés et quand la situation se complexifiait, elles pouvaient se retrouver et partager. C’est essentiel. Mais cette modernité s’impose et distend les liens, il faut s’interdire de ne pas la respecter.

Quand le groupe part en opération, que peut faire le commandement pour empêcher que l’individu se dissolve dans le collectif ?

La question de l’espace privé, intime est aussi un sujet que vous devez prendre en compte dans le commandement. Quand j’étais colonel, nous étions engagés avec mon régiment en Côte d’Ivoire. Au bout de quelques semaines, un de mes commandants de compagnie me demande de punir un soldat. Il est très rare que l’on sanctionne un soldat en opération. Il faut un motif très grave qui, la plupart du temps justifie que l’on renvoie l’intéressé en France. Je demande la raison. En entrant dans la chambre collective d’une école désaffectée dans laquelle ce soldat vivait, son chef de groupe l’avait surpris en train de se masturber. “C’est inacceptable”, me dit ce sous-officier.

J’ai pris conscience très tôt dans ma carrière d’officier que priver un homme de cette possibilité de l’intimité, de se retrouver seul face à lui-même, est d’une grande brutalité

Le soir, lors du briefing des capitaines, je leur soumets ce sujet et l’impossibilité morale dans laquelle je me trouve de sanctionner. Il y a parmi nous un officier de liaison irlandais, des Marines britanniques. “Chez nous, dans la Marine royale, raconte-t-il, quand nous sommes sur le bateau en mer, chacun a une demi-heure dans la semaine, où il sera seul, absolument seul, dans la chambre collective. Il fait ce qu’il veut, il se masturbe, il prie, il rêve.” Nous avons donc organisé cela.

J’ai pris conscience très tôt dans ma carrière d’officier que priver un homme de cette possibilité de l’intimité, de se retrouver seul face à lui-même, est d’une grande brutalité. Prendre cela en compte ce n’est pas du paternalisme, c’est simplement du souci de la dignité, de l’attention, de la vraie fraternité.

Comment gère-t-on l’ambition dans l’armée ?

On doit reconnaître que chacun ne peut adhérer au projet collectif que s’il se sait reconnu et valorisé dans son talent propre. Le commandement implique qu’on réfléchisse avec chacun de façon très fine pour définir l’endroit, le métier, le déroulement de carrière qui lui permettra d’exprimer le mieux ses talents individuels pour son profit et au profit de l’intérêt collectif. Si on loupe, si on ne prend pas en considération l’individu, les gens s’en vont.

L’armée est précisément le lieu où l’on progresse, par rapport à la fonction publique civile, l’armée est un “escalier social”. Dans l’armée de Terre aujourd’hui, 70 % des sous-officiers sont issus du corps des soldats. Cela n’existe dans aucune entreprise ! C’est comme cela que sont formées les élites militaires, quand vous sortez de l’école navale, de Saint-Cyr ou de l’école de l’air, que vous avez fait avant hypokhâgne, khâgne, ou Math sup et Math Spé on vous donne des responsabilités de sous-officier, qui sont certes des responsabilités importantes mais des responsabilités de sous-officier. Vous êtes un jeune lieutenant et vous commandez une section comme l’adjudant qui est à côté de vous.

D’abord, ça incite à l’humilité, ça vous met au défi de prouver vos compétences, ça vous oblige à acquérir l’expérience en acceptant de profiter de celle des autres, moins gradés mais plus aguerris que vous. Et cela vous enseigne le concret et le réel. Ce n’est qu’au bout d’une dizaine d’années que vous passez le concours de l’école de Guerre et ce n’est qu’à partir de là, si vous êtes reçu, que vous accédez à des niveaux de conception et que vous rejoignez l’administration centrale, dans des états-majors.

Quand l’Ena a été créée par Michel Debré, on a demandé aux armées si elles étaient prêtes à recruter des officiers à l’Ena. Elles ont refusé, attachées à ce système grâce auquel on ne devient pas directement officier supérieur. C’est très exigeant mais cela garantit la légitimité de celui qui va commander car chacun sait qu’il aura été comme eux. Or quand vous sortez de l’Ena vous êtes directement haut fonctionnaire. Le président de la République Emmanuel Macron et le Premier ministre Edouard Philippe se sont inspirés de l’école de guerre quand ils ont voulu réformer l’Ena. L’idée était de faire en sorte que jamais un fonctionnaire n’accède au niveau de conception de la haute fonction publique sans qu’il soit passé par un niveau d’exécution. Je ne suis pas certain que la réforme actuelle atteigne cet objectif….

De quels principes managériaux militaires devrait s’inspirer le monde de l’entreprise ?

Tous ! Je pense qu’il y a une réticence à le faire qui vient de la méconnaissance de ce que sont les mécanismes de commandement dans les armées.

Une entreprise qui se poserait la question de la responsabilisation, de la latitude laissée à ses salariés, même s’ils ne sont pas confrontés à la mort trouvera des procédés pour bâtir une œuvre commune. Les entreprises qui fonctionnent bien sont celles dans lesquelles les gens sentent que leur destin et celui de l’entreprise sont liés. Une fois qu’on a posé ce principe, il faut essayer de le décliner. A chaque chef d’entreprise de trouver sa voie et les procédés singuliers qui la jalonneront.

*Entre guerres, Gallimard, 17 €