Gaza : le décompte des morts au coeur d’une bataille des récits entre Israël et le Hamas

Gaza : le décompte des morts au coeur d’une bataille des récits entre Israël et le Hamas

“La mort d’un homme est une tragédie. La mort d’un million d’hommes est une statistique.” L’auteur de cette citation, Joseph Staline, connaissait bien le sujet, à la tête d’une URSS habituée aux guerres, aux famines et aux purges. Si le conflit israélo-palestinien reste loin de ces ordres de grandeur, son quotidien déborde de tragédies individuelles depuis le 7 octobre, menant à des statistiques déchirantes.

Après l’effroyable massacre commis par le Hamas en Israël, qui a tué quelque 1200 personnes en une journée et capturé plus de 250 otages, la réponse armée israélienne fait chaque jour plus de morts, provoquant un débat à la fois morbide et crucial. Dans une bande de Gaza coupée du monde, seul le ministère de la Santé, un organe gouvernemental du Hamas, peut donner une estimation locale du nombre de décès causés par cette guerre. A ce jour, les autorités palestiniennes, l’ONU et diverses ONG évaluent ce bilan humain à environ 35 000 morts.

Côté israélien, le Premier ministre Benyamin Netanyahou évoquait, lui, 30 000 morts lors d’une interview donnée le 12 mai. “Quoi qu’il arrive, il s’agit d’un chiffre énorme, tranche Peter Lintl, spécialiste du conflit israélo-palestinien au German Institute for International and Security Affairs. Mais selon la manière dont vous le regardez, vous pouvez changer le récit de la guerre. Il y a un aspect moral mais aussi juridique au coût de cette opération militaire, qui peut être justifiée en fonction de son objectif – se débarrasser du Hamas – et des moyens mis en œuvre pour l’atteindre.”

Le vrai enjeu : le pourcentage de civils tués

Le nombre de morts palestiniens en lui-même fait peu débat, malgré des tentatives de désinformation sur le sujet. Dernier exemple en date le 10 mai, lorsqu’une rumeur s’est répandue comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux et dans certains médias israéliens : l’ONU aurait revu à la baisse ses estimations du nombre de Palestiniens tués.

En réalité, le bureau des Affaires humanitaires de l’ONU a uniquement précisé dans ses statistiques le nombre de morts identifiés par les autorités gazaouies, qui s’élève à 24 686, et continue d’estimer que 10 000 personnes sont décédées sans que leur identité n’ait pu être confirmée pour l’instant. Les Nations unies continuent donc d’estimer à 35 000 le nombre de morts causés par cette guerre.

L’autre polémique – et le véritable enjeu derrière cette bataille de chiffres – concerne le ratio entre le nombre de combattants du Hamas et le nombre de civils tués. D’après Netanyahou, l’armée israélienne aurait éliminé 14 000 membres de l’organisation terroristes et tué 16 000 civils. “Ce ratio, presque un combattant tué pour un civil, serait vraiment bas comparé à d’autres conflits urbains, comme Raqqa ou Mossoul, souligne Peter Lintl. Si Israël apportait des preuves de la réalité de ce ratio – et ce n’est pas le cas aujourd’hui -, alors clairement les accusations de génocide ne tiendraient pas. Dans un procès devant la Cour pénale internationale, ce pourrait être un élément central car pour prouver un génocide, il est nécessaire de prouver l’intention de le commettre. Avec un tel ratio de combattants tués, ce serait difficile à établir.”

Depuis quelques jours, le gouvernement israélien s’appuie sur le nouveau décompte de l’ONU, qui précise que parmi les morts identifiés à Gaza, le pourcentage de femmes et d’enfants s’élève à 52 %. Un pourcentage bien inférieur à l’estimation précédente, qui atteignait 70 % de femmes et d’enfants tués à Gaza.

Selon Leslie Roberts, professeur à l’Université de Columbia, ce nouveau chiffre de 52 % ne dit toutefois absolument rien du pourcentage réel de victimes civiles. “Évidemment, les individus blessés par balles sont amenés à l’hôpital et, s’ils meurent, ils peuvent être identifiés et comptabilisés facilement. Et ceux-là sont en grande majorité des hommes adultes”, nous explique ce spécialiste du décompte des morts dans les crises, qui a travaillé, entre autres, sur les conflits au Rwanda, en Irak et en Sierra Leone. “La plupart des femmes et des enfants sont tués par des bombes, poursuit-il. Et sont donc bien plus souvent enterrés sans même passer par un hôpital ou une morgue, donc non identifiés. Mais les chiffres des premiers mois étaient très clairs et indiquaient que plus de 13 000 femmes et enfants avaient été tués dès la fin du mois de décembre !”

Le brouillard de la guerre et les récits de chaque camp

Comme les journalistes étrangers et les instances indépendantes restent interdits d’entrer dans la bande de Gaza, chaque camp profite du brouillard de la guerre pour avancer son propre récit : le Hamas en dénonçant un génocide contre les Palestiniens, l’armée israélienne en assurant protéger au maximum les civils dans sa lutte contre le terrorisme. “Israël tente de sauver la face alors qu’il doit affronter des accusations de génocide, mais aussi prouver qu’il n’agit pas de manière disproportionnée, qu’il ne viole pas les lois de la guerre, qu’il ne doit pas devenir un Etat paria, qu’il n’est pas la force déstabilisatrice du Moyen-Orient, pointe Tahani Mustafa, spécialiste du conflit israélo-palestinien à l’International Crisis Group de Londres. Lors des précédentes attaques, les statistiques sur le nombre de morts données par Israël étaient, à la fin, très proches de celles fournies par les autorités gazaouies. Avant le 7 octobre, même l’administration américaine se reposait sur les informations du ministère de la Santé de Gaza.”

Malgré les polémiques, l’ONU maintient sa confiance à cet organe gouvernemental de la bande de Gaza, donc en lien direct avec le Hamas. “Mais le ministère de la Santé de Gaza est géré par des médecins et par des technocrates, rappelle Tahani Mustafa. Ils travaillent en étroite collaboration avec l’Autorité palestinienne [NDLR : en Cisjordanie] pour établir les certificats de décès et de naissance, ainsi que tous les papiers d’identité qui sont édités à Ramallah et non à Gaza. Ces fonctionnaires gazaouis sont d’ailleurs payés par l’Autorité palestinienne et ne doivent donc pas être vus seulement comme les membres d’un organe du Hamas.”

Par ailleurs, les compétences des autorités médicales de Gaza et le maillage hospitalier extrêmement fiable du territoire sont reconnus à l’international, malgré le fort taux de pauvreté dans l’enclave palestinienne. En 2014 par exemple, 99 % des naissances à Gaza ont eu lieu en présence de personnel médical professionnel, contre 80 % en moyenne dans le monde.

Néanmoins, ce décompte de morts reste particulièrement complexe dans un environnement de guerre, où 62 % des logements ont été détruits d’après un rapport conjoint de la Banque mondiale et de l’Union européenne. “De très nombreux collègues me disent que le réseau médical de Gaza s’effondre, et donc que les données [sur le nombre de morts] doivent être de moins bonne qualité aujourd’hui que lors des trois ou quatre premiers mois de la guerre, indique Leslie Roberts. A cette époque-là, des évaluations externes montraient à quel point ces statistiques étaient solides.” Ces données moins fiables pourraient tout autant entraîner une sous-évaluation du nombre de morts qu’un gonflement des statistiques.

Chaque camp peut donc continuer d’avancer son récit. Sans oublier, comme le rappelle Peter Lintl, que “le nombre de morts n’est qu’une partie de cette guerre et de la catastrophe humanitaire en train de se jouer, notamment avec le risque de famine de plus en plus majeur”. Là aussi, le brouillard de la guerre ne doit pas faire oublier l’essentiel.

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