Géorgie, Hongrie, Serbie… Les autres fronts de Poutine, par Marion van Renterghem

Géorgie, Hongrie, Serbie… Les autres fronts de Poutine, par Marion van Renterghem

Dans la guerre qui ne dit pas son nom entre la Russie et l’Union européenne, un nouveau front s’est ouvert aux confins orientaux de la zone Otan, à l’est de la mer Noire. En Géorgie, les députés du Parlement à majorité prorusse qui ont mis au vote leur loi sur “l’influence étrangère” pour la deuxième fois en un an, après avoir reculé une première fois face à la contestation populaire, l’ont fait en connaissance de cause. Ils savaient que son adoption mettrait le feu aux poudres : calquée sur celle en vigueur à Moscou, cette “loi russe” est utilisée comme un moyen d’élimination de l’opposition en obligeant à déclarer comme “organisation servant les intérêts d’une puissance étrangère” toute association ou tout organe de presse dont 20 % du financement ou plus proviennent de l’étranger. En Géorgie, une même loi pourrait servir à réprimer les opposants au gouvernement, notamment avant les élections législatives prévues en octobre.

Face à ceux qu’ils avaient élus sur des promesses d’anticorruption, des dizaines de milliers de Géorgiens envahissent tous les soirs les rues de Tbilissi en brandissant le drapeau européen pour contester leur vote. Ils n’ignorent plus la stratégie du parti Rêve géorgien, fondé par un oligarque au service du Kremlin, qui soutient le gouvernement. Ils savent que la “loi russe” ne revient maintenant au Parlement que parce qu’elle s’inscrit dans le contexte précis où l’Union européenne, en décembre 2024, a accordé à la Géorgie le statut de candidat. Son adoption définitive entraverait le processus d’adhésion de la Géorgie à l’Union européenne. Le veto qu’opposera la présidente Salomé Zourabichvili n’y changera rien, puisque le Parlement disposera aisément de la majorité des deux tiers pour passer outre.

En attendant, les manifestations incessantes placent la Géorgie au point de bascule, entre révolution et répression, selon un scénario en tout point similaire au mouvement de protestation Euromaïdan en Ukraine, qui, au début de 2014, a conduit à la fuite du président prorusse Viktor Ianoukovytch, puis à l’annexion de la Crimée, à l’agression du Donbass et à la guerre totale en Ukraine.

Guerre hybride

Ce nouveau front oriental fait partie du dispositif de la guerre hybride menée par Vladimir Poutine. Il place les dirigeants européens et les institutions de Bruxelles face à leurs contradictions, au moment même où la guerre en Ukraine met à l’épreuve leurs principes et leur modèle de valeurs autant que leur capacité à se mobiliser. Si cette loi susceptible d’être liberticide est adoptée, l’UE doit-elle se montrer flexible sur ses critères d’adhésion au risque de nuire à sa crédibilité ? Doit-elle à l’inverse renoncer à intégrer la Géorgie au nom de ses principes, au risque de punir une population estimée proeuropéenne à 80 % ainsi que sa présidente Zourabichvili, de s’opposer à un gouvernement démocratiquement élu et de jeter ainsi dans les bras de Poutine, en trophée, le reste du pays qu’il occupe déjà en partie depuis 2008 ?

Comment, enfin, l’Union européenne pourrait-elle bloquer le processus d’adhésion de la Géorgie quand elle accepte que la Serbie d’Aleksandar Vucic, elle aussi candidate à l’UE, soutienne ouvertement Moscou, se fasse livrer des batteries de missiles sol-air par la Chine, et signe avec elle un accord de libre-échange ? Comment les Européens peuvent-ils prétendre faire valoir leurs principes en laissant le Premier ministre hongrois Viktor Orban, membre de l’UE et de l’Otan, narguer et l’UE et l’Otan en clamant son soutien à Poutine et à Xi Jinping ? Pourquoi l’Union européenne refuserait-elle à Tbilissi ce qu’elle tolère de Belgrade et accorde à Budapest ?

C’est un casse-tête, et c’est là toute la faiblesse de l’Europe. Il n’est guère étonnant que les chefs d’Etat ou de gouvernement ne parviennent même pas à s’entendre sur une déclaration commune condamnant la loi sur l’influence étrangère comme étant contraire à leurs valeurs. Comme prévu, la Hongrie, soutenue par la Slovaquie, s’y est opposée : l’UE, avance-t-elle, n’a pas à s’immiscer dans la politique intérieure d’un pays tiers. La détestable tentative d’assassinat du Premier ministre slovaque, Robert Fico, ajoute à la confusion d’une Europe polarisée et chauffée à blanc où les deux camps regardent, atterrés ou réjouis, chaque nouveau départ de feu.

Marion van Renterghem est grand reporter, lauréate du prix Albert-Londres et auteure du “Piège Nord Stream” (Arènes)