Intelligence artificielle : “Les musiques générées par IA ne cannibaliseront pas les créations humaines”

Intelligence artificielle : “Les musiques générées par IA ne cannibaliseront pas les créations humaines”

Il est célèbre chez les stars de la musique. Moins connu du public qui écoute ces artistes. En pariant avant tout le monde sur le numérique, le Français Believe est devenu un géant mondial de la musique en ligne, qui distribue et produit des créateurs aussi connus que Jul ou Vianney. Si elle a surfé avec adresse la vague du streaming, la société en est certaine : la transition numérique de l’industrie musicale n’en est qu’au milieu du gué. De nombreux marchés, notamment en Asie, n’ont pas encore montré tout leur potentiel. Et l’intelligence artificielle générative promet de bouleverser la création musicale. Entretien avec le cofondateur de Believe, Denis Ladegaillerie et Nicolas Rose, managing partner du fonds XAnge, ancien actionnaire historique de l’entreprise.

L’Express : Mélodies générées automatiquement, voix d’artistes que l’on peut cloner à l’envi… Avec l’IA générative, le monde de la musique va-t-il être à nouveau chahuté par la technologie ?

Denis Ladegaillerie : Toutes les grandes plateformes, de YouTube à TikTok transforment grâce à l’IA la manière dont elles recommandent de la musique. Les titres sont regroupés dans des “clusters” en fonction de caractéristiques variées (tempo, tonalité…). Les réactions des audiences aussi. Tout cela perfectionne la recommandation algorithmique. Cependant, l’impact majeur de l’IA générative dans la musique, selon nous, c’est qu’elle sera une aide à la créativité, un copilote. Elle va analyser de vastes corpus de morceaux, développer une expertise de ce qui constitue un morceau de qualité, conseiller les artistes. Comme si vous aviez Quincy Jones derrière votre épaule vous aidant à améliorer votre mélodie. Il est probable que les créations à moindre valeur ajoutée – un fond sonore pour une pub de 10 secondes – soient en revanche entièrement confiées à l’IA générative à l’avenir.

Les plateformes numériques permettent à tout le monde de diffuser de la musique. L’IA va aider tous ceux qui le souhaitent à en créer. C’est enthousiasmant, mais le volume de titres de musique ne risque-t-il pas d’exploser ? Et les artistes de se trouver noyés dans une effarante nuée de contenus, invisibles tant sera grand le nombre de productions, plus ou moins humaines, plus ou moins générées automatiquement ?

DL : C’est une crainte du secteur car il y aura, c’est vrai, un plus grand nombre de contenus. Mais j’ai une vision différente du sujet. Il y a quinze ans, le public n’avait pas à sa disposition la profusion de titres dont il jouit aujourd’hui. 200 artistes en France capturaient alors 90 % du marché et les autres n’existaient pour ainsi dire pas. La dématérialisation a transformé cela. Le top 200 des artistes ne représente plus qu’un tiers des écoutes. En parallèle, a émergé une frange de quelque 7000 artistes qui arrivent dans l’ensemble désormais à vivre de leur musique. Pourquoi ? Car les algorithmes de recommandation des plateformes leur permettent d’aller trouver des audiences très ciblées. Nous sommes passés d’un marché de masse à un marché bien plus segmenté, faisant vivre plus d’artistes et de types de musique.

Nicolas Rose : On l’a oublié aujourd’hui, mais en 2007, lorsque nous avons investi dans Believe, c’était l’époque où Jacques Attali prédisait que la musique deviendrait gratuite. Cela ne s’est pas vérifié. Pourquoi ? Car un morceau ne touche pas les auditeurs si, en parallèle, quelqu’un ne fait pas le travail d’aller présenter cette musique aux bonnes audiences. C’est la valeur ajoutée d’une maison de disques.

Denis Ladegaillerie, le fondateur de Believe et Nicolas Rose, managing partner du fonds XAnge, ex-actionnaire historique.

DL : Les ressources humaines, techniques, marketing que nous investissons dans nos artistes se chiffrent en dizaines de millions d’euros. Demain, des internautes utiliseront peut-être l’IA pour générer automatiquement des millions de musiques mais cela ne servira à rien, ces contenus ne seront pas écoutés. Faire de la musique de qualité avec de l’IA générative coûte cher en réalité. Passer 100 millions de titres à la moulinette du deep learning, cela coûte une fortune en puissance de calcul. N’oublions pas non plus que le stockage et la mise à disposition des titres coûtent aussi de l’argent. Un label qui ferait le pari saugrenu d’utiliser l’IA générative pour produire un demi-million de titres bas de gamme et toucher ensuite des royalties dessus perdrait sans doute plus d’argent qu’il n’en gagnerait. Que les musiques générées par IA cannibalisent les créations humaines, je n’y crois pas une seconde.

Avant l’IA, l’industrie musicale a déjà connu une transformation numérique radicale. Comment la technologie a-t-elle profondément reconfiguré ce secteur ?

DL : En Europe, nous ne sommes qu’à la moitié de ce cycle de transformation, et dans d’autres pays du monde, le streaming n’en est qu’à ses prémices. La transformation va se poursuivre pendant encore au moins une quinzaine d’années. Qui dit consommation de musique digitale dit développement d’artistes digitaux. Jul incarne bien cette nouvelle génération d’artistes qui produit de manière régulière, connaît très bien son audience et utilise intelligemment des leviers comme YouTube.

Believe a parié que la musique allait passer de l’ère analogique à l’ère numérique, dès 2005, à une période où Spotify n’existait pas encore. En pratique, quels nouveaux outils technologiques avez-vous bâti pour vous ancrer dans ce nouveau monde ?

DL : Nous avons trois briques fondamentales. La première, c’est la gestion des contenus. Être capable de collecter auprès de nos artistes leurs musiques et leurs vidéos, de les encoder dans les formats adaptés et de les envoyer à l’ensemble des plateformes – Apple Music, Spotify, YouTube etc. Notre ancrage dans le monde hip-hop nous a stimulé, car c’est une scène où les artistes font souvent des créations spontanées. Ils passent en studio faire un titre ou un featuring qui ne s’inscrit pas dans le cadre balisé d’une sortie d’album ou d’EP. Et s’ils sortent du studio un vendredi à 20 heures, ils attendent de nous que leur titre soit disponible sur toutes les plateformes à minuit. C’était un challenge ! Nous avons construit les technologies adéquates pour répondre à ces demandes.

La deuxième brique de Believe, c’est la collecte de revenus, bien plus complexe aujourd’hui. Auparavant, lorsque vous vendiez des CD en France ou en Europe, vous aviez 4 ou 5 sources de revenus. Désormais, avec les plateformes de streaming, nous collectons des milliards de micro revenus dans le monde entier, en yuans, en euros, en roupies indiennes. Il faut savoir agréger cela et donner aux artistes des outils de suivi de leurs revenus compréhensibles. La dernière brique, ce sont nos outils de développement d’audience. Il y a bien sûr toujours une partie de travail humain, d’échanges avec les plateformes de diffusion. Mais la technologie joue désormais un rôle essentiel. Nos outils permettent de voir quelle action effectuer à quel moment pour avoir l’impact optimal sur l’audience. Quel titre pousser à l’algorithme à quel moment précis, quand le faire entrer sur une playlist et quand l’en faire sortir, à quel moment mettre en ligne une courte vidéo TikTok ou acheter des espaces publicitaires en ligne. Une myriade d’actions techniques qui peuvent améliorer significativement la visibilité d’un titre de musique.

Quels sont les marchés mondiaux les plus importants pour Believe ?

DL : Aujourd’hui, nous sommes leader du marché en Asie et en Europe. Au sein de l’UE, nous sommes numéro un en France pour les artistes locaux et numéro trois en Allemagne. Notre but est de consolider nos positions sur ces marchés et de commencer à poser des bases aux Etats-Unis.

Pourquoi ne pas avoir attaqué le marché américain plus tôt ?

DL : Le marché américain est le plus gros marché mondial mais aussi le plus coûteux à développer. Il était plus stratégique de démarrer par l’Europe, notre région natale, et par les marchés asiatiques qui vont devenir les plus gros marchés mondiaux dans les années à venir. Développer les Etats-Unis maintenant que nous avons une taille critique et une expertise multi-pays nous coûtera moins cher aujourd’hui que si nous nous y étions lancés dès le début.

NR : Believe a toujours eu cette capacité à se projeter à l’international. Bâtir une plateforme centralisée qui permet des économies d’échelle tout en s’adaptant aux particularismes locaux car la musique reste un produit hautement culturel. L’entreprise a aussi cette originalité de grandir par acquisition. C’est plus courant de nos jours en Europe car la disponibilité de capitaux y est désormais meilleure. Mais à l’époque, Believe était précurseur.

L’AMF a autorisé le 30 mai l’offre de rachat de Believe par le consortium que vous avez formé, Denis Ladegaillerie, avec les fonds EQT et TCV. Pourquoi ce rachat vous apparaissait nécessaire ?

DL : La transformation numérique du secteur musical va se poursuivre pendant quinze ans. Et dans ce contexte, Believe a vocation à jouer un rôle de consolidateur, en menant des acquisitions importantes et transformatrices. L’objectif était de positionner la société avec un nouveau tour d’actionnaires en mesure de l’accompagner pendant les cinq prochaines années de croissance du groupe.

Believe a été introduite en Bourse au prix de 19,50 euros par action. Malgré les bonnes performances de l’entreprise, son cours a ensuite longtemps végété autour des 10 euros. Un signal inquiétant pour les entreprises françaises de la tech qui rêveraient d’IPO ?

DL : Je pense que les volumes de capitaux disponibles sur le marché sont à peine de l’ordre de 10 % de ce qu’il devrait être. Le gouvernement a bien compris le problème et travaille dessus. La question du financement des premiers cycles des entreprises tech a été bien traitée. Sur les cycles suivants, il y a en effet encore du travail à mener

NR : Cette tendance n’est pas un phénomène récent. La question désormais est celle de la montée en charge des bourses européennes et de l’unification des marchés de capitaux. Nous avons aujourd’hui une belle couche de start-up ayant atteint une masse critique et qui méritent plus de financement.