Jean-Eric Schoettl : “Les démons qu’Emmanuel Macron prétendait exorciser reviennent au galop”

Jean-Eric Schoettl : “Les démons qu’Emmanuel Macron prétendait exorciser reviennent au galop”

L’extrémisation du paysage politique traduit à la fois un désarroi de nos compatriotes devant le futur, leur perte de confiance dans les institutions, une montée des ressentiments et l’éclatement de la société française. Facteurs qui se manifestent au travers d’autres symptômes que le vote aux extrêmes : abstention, incivilités, repli individualiste ou séparatisme communautaire.

Nous nous trouvons, comme jamais auparavant, exposés à un affrontement manichéen, enfantant un paysage politique réduit à deux pôles radicaux écrasant un bloc central. La République peut tomber entre les mains de leaders sans culture (ni vocation) gouvernementale et sans expérience de la gestion des affaires publiques… Le “en même temps” macronien entendait substituer le juste milieu à l’affrontement, et la raison gestionnaire à la passion politique : les démons qu’il prétendait exorciser reviennent au galop.

Pouvoirs d’empêcher

Notre système démocratique n’est cependant pas dépourvu d’immunités contre un pouvoir abusif. Un changement de paradigme comme ceux que se proposent d’accomplir les extrêmes suppose de reconfigurer notre système constitutionnel. Mais tout projet de loi constitutionnelle se heurterait à l’opposition d’Emmanuel Macron. La voie du référendum législatif serait également fermée à un gouvernement Rassemblement national (RN) ou Nouveau Front populaire (NFP), car l’article 11 en confie l’initiative au président de la République et non au Premier ministre. Emmanuel Macron pourrait également refuser de signer les ordonnances, comme Mitterand l’avait fait sous la première cohabitation avec Chirac. Les décrets réglementaires ou individuels dépendent également du bon vouloir du chef de l’Etat lorsqu’ils prennent la forme de décrets présidentiels simples ou de décrets en Conseil des ministres.

Un gouvernement RN ne pourrait pas non plus dénoncer un accord international, tel que l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968 sur la circulation et le séjour des ressortissants algériens, contre la volonté du président de la République. Autres pouvoirs d’empêcher du président : maître de l’ordre du jour du Conseil des ministres, il peut retarder l’examen d’une question (texte ou nomination) par ledit Conseil ; en matière législative, il peut saisir le Conseil constitutionnel (article 61 de la Constitution) ou demander une nouvelle délibération au Parlement (article 10) ; il peut aussi refuser de convoquer le Parlement en session extraordinaire. Ces armes ont été utilisées lors des trois cohabitations passées (1986-1988, 1993-1995 et 1997-2002).

Les juridictions pourraient fortement entraver la politique gouvernementale. Les lois votées par une majorité RN ou NFP feraient l’objet d’un contrôle sourcilleux du Conseil constitutionnel. Le président de ce dernier nous en a avertis, s’il en était besoin. La difficulté de gouverner par la voie réglementaire ou au travers des actes individuels serait non moins grande. Le juge administratif censurerait tout empiètement du décret sur la loi et enjoindrait (notamment par la voie du référé liberté) à l’autorité gouvernementale de respecter les libertés fondamentales. Le juge judiciaire monterait la garde sur le plan pénal. Quand on voit avec quelle sévérité le juge administratif contrôle aujourd’hui les mesures de réquisition ou avec quelle retenue le juge pénal sanctionne aujourd’hui les casseurs et auteurs de refus d’obtempérer, on imagine sans peine quels obstacles le pouvoir juridictionnel dresserait contre un Etat devenu autoritaire. Le Syndicat de la magistrature a déjà prévenu qu’il entrerait en guerre contre un gouvernement RN. Enfin, la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme sanctionneraient la France si elle prenait ses aises avec le droit européen.

De puissants garde-fous existent

De façon générale, le pouvoir juridictionnel comme la plupart des autres organes de l’Etat (autorités administratives indépendantes en tête) veilleraient au grain en cas d’arrivée des extrêmes au pouvoir. Leur vigilance serait cependant plus ou moins aiguë selon les cas de figure. Compte tenu de la répartition statistique des sensibilités politiques et idéologiques parmi les différentes catégories de juges et de responsables administratifs, on peut penser qu’ils monteraient une garde plus implacable face à un pouvoir populiste de droite que face à une union des gauches dominée par ses radicaux.

Nos institutions sont beaucoup mieux armées contre l’autorité légitime que contre les pouvoirs occultes qui font la loi dans les territoires perdus de la République.

Un gouvernement RN serait déclaré infréquentable sur le plan diplomatique, sauf à se “méloniser” rapidement. Pressions de l’étranger et sanctions européennes le tiendraient en laisse, comme ce fut le cas pour la Grèce. Outre le mauvais vouloir du président, les censures juridictionnelles et les oukases de l’Union européenne, un gouvernement RN se heurterait à l’opposition déchaînée des députés de gauche, à la gronde syndicale, à l’inertie de l’Etat profond, à l’hostilité des médias et à la fureur de la rue. Cela ferait beaucoup pour un jeune chef de gouvernement n’ayant jamais exercé de fonctions ministérielles.

De puissants garde-fous existent donc, dans notre démocratie, contre un pouvoir officiel qui prendrait trop de libertés avec nos libertés. Il y a d’ailleurs là un formidable paradoxe : s’il y a aujourd’hui une demande populaire de pouvoir fort et qu’on se demande s’il y aura assez de barrages institutionnels pour contenir ses tentations autoritaires, c’est, au moins en partie, parce que les contre-pouvoirs qui incarnent ces barrages ont trop fortement corseté jusqu’ici le pouvoir démocratique. Nos institutions sont beaucoup mieux armées contre l’autorité légitime que contre les pouvoirs occultes qui font la loi dans les territoires perdus de la République. C’est au demeurant parce que les repères républicains s’effacent, parce que nos compatriotes se sentent livrés à l’insécurité (économique, culturelle et physique) par les partis de gouvernement, parce qu’ils ont le sentiment de ne plus pouvoir compter sur les pouvoirs publics pour les protéger qu’ils se tournent, dans les urnes, vers ceux qu’ils n’ont jamais essayés.