Jordan Bardella, l’épée de Damoclès au-dessus de la tech française

Jordan Bardella, l’épée de Damoclès au-dessus de la tech française

Enfin, les portes du club s’ouvraient. Avec sa politique en faveur des start-up et ses talents de l’IA, Paris commençait à se faire une place à la table de ceux qui comptent dans la tech mondiale. Depuis deux ans, les pépites tricolores lèvent plus de fonds que leurs voisines allemandes. Et des cerveaux partis aux Etats-Unis commencent à revenir au bercail. “Paris est devenue une des capitales mondiales de l’IA. La France a enfin ce qu’il faut pour se faire une très belle place dans la tech. Et ce magnifique potentiel risque d’être gâché. C’est aussi triste qu’inquiétant”, observe Maya Noël, DG de l’association de start-up France Digitale.

Les scénarios post-législatifs ont en effet de quoi faire peur aux entrepreneurs de la tech, en particulier celui d’un Rassemblement national au pouvoir. A peine dans la cour des grands, Paris va-t-il aussi sec être renvoyé en deuxième division ?

Jordan Bardella a beau jouer les geeks de l’IA, sous les encouragements de l’essayiste Laurent Alexandre, les connaissances du président du RN sont en réalité assez maigres. Et les orientations de son parti, pas du tout favorables à ce secteur. “Le RN ne parle presque pas d’innovation”, pointe Ben Marrel, PDG et cofondateur de Breega, un fonds de capital-risque français. Certes, le Rassemblement National ne s’entête plus à prôner les scénarios les plus fous, tels qu’un Frexit ou une sortie de l’euro – constatant sans doute que les Français y sont dans l’ensemble réticents. Mais le parti demeure fondamentalement hostile à l’Europe. Or, c’est là que réside la clef du succès dans ce secteur.

Car le numérique permet des économies d’échelles inédites : une fois le produit virtuel conçu, il ne coûte généralement pas beaucoup plus cher de le proposer à un grand nombre de clients qu’à un petit. Ce qui ouvre la possibilité de grandir à toute vitesse, “scaler” dans le jargon. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les Etats-Unis, avec un marché intérieur riche de 335 millions d’habitants et la Chine, 1,4 milliard, sont si puissants en la matière.

“Toute l’économie numérique repose sur la taille du marché. Individuellement, les pays européens sont trop petits. Seule l’échelle de l’UE permet de rivaliser avec les Etats-Unis et la Chine”, martèle le PDG du fonds Breega. Unis, les Européens avec leurs 448 millions d’habitants peuvent même en remontrer à l’Oncle Sam. Alors que Washington et Pékin investissent massivement dans la tech dont ils ont bien compris la nature stratégique, le moment ne pourrait être plus mal choisi pour freiner la coopération européenne.

Les start-up craignent le protectionnisme sauce RN

L’urgence, comme le soulignait le récent rapport d’Enrico Letta, est au contraire de la renforcer pour que les champions tech de l’UE rencontrent le moins de frictions possible lorsqu’ils s’étendent dans cette cour. “Un marché unique des capitaux dans l’UE peut également donner à la tech européenne beaucoup de puissance. Mais ce n’est pas le RN qui va œuvrer à cela”, se désole Olivier Martret, directeur investissement dans la société de capital-risque Serena Capital.

“Le RN a une méfiance de l’étranger maladive” observe Philippe Corrot, cofondateur et PDG de la licorne Mirakl qui s’exprime à titre personnel. Et pour la tech, c’est une dangereuse potion à avaler. “Le RN va entraver la capacité des start-up françaises à attirer les meilleurs talents étrangers”, souligne Olivier Martret. Un problème de taille dans cette typologie d’entreprise où la présence d’un spécialiste fait parfois toute la différence face à la concurrence.

Certains partisans de la “souveraineté numérique” regardent le RN avec un intérêt grandissant, d’autant que le parti a récemment annoncé des mesures concernant la tech notamment un fonds souverain français “orienté vers les secteurs stratégiques, l’industrie et l’innovation” et des exonérations d’impôts pour les entreprises créées par des moins de 30 ans. Une partie des startupers se garde du reste de prendre position publiquement. En coulisses ou publiquement, beaucoup jugent toutefois le repli nationaliste du parti de Jordan Bardella à côté de la plaque. “Le protectionnisme n’a aucun sens. Nous faisons 80 % de notre chiffre d’affaires à l’étranger. Un Français comme Mistral a la capacité de devenir un leader mondial. Mais si nous mettons des barrières, les autres le feront aussi. Ce qui protège les entreprises, ce n’est pas le protectionnisme, c’est le fait d’être les meilleures d’un marché”, affirme Philippe Corrot.

Olivier Martret de Serena Capital confirme : “De manière plus ou moins directe, le RN risque de compliquer la tâche des start-up françaises souhaitant exporter leurs produits à l’étranger ou même de pouvoir se développer à l’international.” Le peu de cas que le Rassemblement national fait de la transition verte ne rassure pas davantage. Car avec le numérique, le climat est la deuxième jambe sur laquelle se développera l’économie du futur. “France 2030 est un programme qui finance des secteurs stratégiques pour l’avenir de la France. Avec le RN le seraient-ils encore ? Rien n’est moins sûr”, s’alarme Olivier Martret. Plusieurs entrepreneurs du secteur redoutent de voir le parti de Jordan Bardella réorienter sur ses vieilles marottes les cagnottes qui ont permis aux entreprises innovantes françaises de naître et se développer ces dernières années.

“Leur vision de l’entreprise n’a pas évolué depuis Germinal”

En face, le programme du Nouveau Front populaire (NFP) ne les enthousiasme cependant guère plus. “La gauche met en avant certains points intéressants comme l’accès pour tous et l’éducation au numérique”, pointe l’entrepreneur et coprésident du Conseil national du numérique Gilles Babinet. Mais le NFP ne fait pas non plus une place de choix à l’innovation. “La gauche a perdu sa boussole du progrès. Les positions sur le sujet sont extrêmement hétérogènes, notamment sur le nucléaire où l’on trouve aussi bien des partisans que de fervents opposants”, poursuit ce spécialiste de l’écosystème numérique français.

Le scepticisme que certains courants du NFP affichent à l’égard de l’Europe n’est pas fait pour les rassurer. Pas plus que leur politique fiscale. “Leur vision de l’entreprise n’a pas évolué depuis Germinal. Le Front populaire, c’était dans les années 1930. Le monde a changé depuis”, grince un entrepreneur du numérique bien implanté. Un autre s’inquiète : “Ils ne connaissent visiblement rien des spécificités des start-up. S’ils ne les prennent pas en compte, on pourrait se retrouver à vendre des actions de nos sociétés pour payer l’ISF.”

Pour le cabinet d’études économiques Asterès, un relèvement de la fiscalité risque bel et bien de “freiner la tech qui dépend des business angels et des fonds de capital-risque”. D’un côté comme de l’autre, déplore Sylvain Bersinger, chef économiste du cabinet, “la tech n’est pas un sujet qui leur tient à cœur. Le RN est focalisé sur les immigrés. Le NFP sur les riches. Les deux ont des programmes économiques assez frustes : de l’argent pour tout le monde et on fait payer nos boucs émissaires respectifs.”

La start-up nation française résistera-t-elle si de violents vents contraires se mettent à souffler ? Certains facteurs protégeraient l’écosystème, note Gilles Babinet, “par exemple, des acteurs comme Xavier Niel, Rodolphe Saadé ou Bernard Arnault, qui investissent significativement dedans.” L’Europe pourrait, elle aussi, jouer les paratonnerres : “La nouvelle Commission qui s’élabore est, c’est heureux, pro-business avec un agenda très technologique”, précise ce spécialiste du secteur. RN, NFP… Quelle que soit l’issue des législatives, “espérons que ces partis auront le pragmatisme de ne pas casser ce qui fonctionne”, soupire le chef économiste du cabinet Asterès.

Dans les cercles proches de la majorité, on tente de se rassurer : “la majorité des lois sur l’attractivité sont déjà passées.” La tech française a cependant encore du chemin à parcourir. Une fois qu’elles ont atteint une certaine taille, les pépites françaises se heurtent à un mur : celui de l’exit. Que cette sortie prenne la forme d’une cotation boursière ou d’un rachat, elle continue d’être nettement plus ardue à mener en Europe qu’Outre-Atlantique. “La start-up nation française n’a que très récemment commencé à mettre en avant des start-up très techniques comme celles du logiciel, regrette par ailleurs Tariq Krim, fondateur du think tank Cybernetica. En dix ans, elle n’est toujours pas en mesure d’impacter positivement notre déficit du commerce extérieur. Au contraire, elle l’aggrave avec un usage immodéré des grandes plateformes américaines.”

Ne pas gâcher l’opportunité du siècle

Même si elle a de formidables atouts dans l’intelligence artificielle, la France a enfin une bataille serrée à jouer pour bien s’y placer. Triplement des places dans les filières IA, investissements, réforme de tout le système éducatif… cette course disputée par toutes les grandes puissances ne se gagnera pas sans mouiller le maillot.

Et pour que le soufflé monte, l’Etat a un rôle crucial à jouer. “Les fonds d’investissement étaient rassurés de voir le gouvernement soutenir les start-up françaises”, souligne Gilles Babinet. La France n’ayant pas de système de retraite par capitalisation, “il est indispensable que l’Etat aide les entreprises innovantes”, ajoute Ben Marrel du fonds Breega, soulignant le caractère vital de maillons tels que Bpifrance, France 2030 ou encore l’initiative Tibi qui incite les investisseurs institutionnels – assureurs, etc.- à financer des start-up. “Si les politiques publiques de soutien à l’innovation sont amoindries, ce sera catastrophique pour l’avenir du pays. Les décisions prises aujourd’hui auront un impact à 10 ou 20 ans”, met en garde la DG de l’association France Digitale, Maya Noël.

Le secteur n’a que trop à l’esprit les déboires que s’est attirés le Royaume-Uni après son virage radical en 2016. “La tech britannique qui avait une dynamique spectaculaire a pas mal ralenti depuis le Brexit”, pointe Gilles Babinet. De l’art de se tirer une balle dans le pied.