La disparition des services publics, carburant électoral du RN dans l’Indre

La disparition des services publics, carburant électoral du RN dans l’Indre

Dans l’Indre, l’un des départements les moins densément peuplés de France, les terres agricoles s’étendent sur des kilomètres. Lors des élections européennes, l’extrême droite avait tout emporté sur son passage, totalisant 45 % des voix exprimées. Dans toutes les communes – sauf une où le parti Reconquête s’est imposé – la liste menée par Jordan Bardella est arrivée en tête. Même succès au premier tour des élections législatives, le 30 juin : les deux candidats RN des deux circonscriptions du département ont fini en première position avec plus de 40 % des suffrages. Un triomphe inédit dans un territoire autrefois partagé entre centre-gauche et centre-droit.

“Le RN a voulu tabler sur la ruralité, explique Claire Lemercier, historienne et directrice de recherche au CNRS, co-autrice de La valeur du service public (La Découverte, 2021). Pour les convaincre, leur discours a été le suivant : ‘Vous êtes abandonnés, il n’y a plus de services publics’.” Dans son ouvrage La France d’après (Seuil, 2023), le politologue Jérôme Fourquet parle de la disparition des services publics comme d’un carburant électoral du RN dans les petites villes et les villages, “douloureusement vécue par les populations locales et leurs élus”. Et l’Indre ne fait pas exception à ce phénomène, entre la fermeture de certains bureaux de poste, le déclin des transports publics et un difficile accès aux soins.

Un des pires déserts médicaux

“Le Blanc voit rouge”. En cette mi-septembre 2018, le slogan résonne sur la place de la commune du Blanc, 6 500 habitants. Ils sont près de 4 000 à battre le pavé, vêtus de rouge, pour manifester contre la fermeture d’une des deux dernières maternités du département. La menace planait depuis plusieurs années. Perdue à l’ouest de l’Indre, la sous-préfecture est devenue le symbole de la lutte contre la désertification médicale.

Occupation des locaux par une centaine de personnes plusieurs jours durant, simulation d’accouchements sur l’autoroute… Malgré la forte mobilisation locale, portée par le collectif C’est pas demain la veille, la maternité cesse de fonctionner au mois d’octobre. La ministre de la Santé, Agnès Buzyn, évoque alors de “très mauvaises pratiques” mises au jour dans un “audit”, additionnées au manque de personnel qui avait abouti à la fermeture provisoire de la maternité depuis le mois de juin.

Depuis, les femmes enceintes doivent conduire pendant une heure vers Châteauroux, ou traverser la Vienne pour rallier Poitiers ou Châtellerault, afin d’accoucher. Au Blanc, depuis l’absorption de l’hôpital en 2017 et la fermeture de la maternité l’année suivante, le vote RN a bondi de plus de cinq points au-delà de la moyenne nationale. “Le sentiment d’abandon des habitants, qui nourrit le vote d’extrême droite, est d’autant plus fort quand ça touche à la santé”, note Claire Lemercier.

D’autant que l’Indre est l’un des pires déserts médicaux de France. En 2022, le département comptait moins de 120 spécialistes en activité régulière pour 100 000 habitants. Qu’en est-il de l’hôpital ? Face à des dysfonctionnements préoccupants et des temps d’attente s’élevant parfois à plusieurs dizaines d’heures, le maire de Châteauroux, Gil Avérous, a demandé à ses agents fin mars de “déconseiller fortement” aux habitants de se rendre aux urgences.

Maillage ferroviaire à l’abandon

A première vue, l’Indre est bien desservie en transports en commun. La ligne ferroviaire des Aubrais-Orléans (Loiret) à Montauban (Tarn-et-Garonne) – qui appartient au grand axe Paris-Toulouse – traverse le cœur du département. Issoudun, Châteauroux, Argenton-sur-Creuse… Il y a une cinquantaine d’années, elle était à la pointe de la modernité, une des plus rapides de France. Plus maintenant. “Aujourd’hui, nous sommes probablement avec Clermont-Ferrand la ligne la plus lente de France”, regrette André Laignel, maire d’Issoudun et vice-président de l’Association des maires de France (AMF).

“Autour de 1900, il y avait de nombreuses petites lignes de train qui s’arrêtaient partout, rappelle l’historienne Claire Lemercier. Mais depuis 1970, on observe une fermeture progressive de ces lignes ou, de manière plus pernicieuse, la diminution du nombre de petites gares desservies.” Du maillage ferroviaire de l’Indre, il ne reste que douze points de desserte voyageurs – seulement 5 % des communes – contre 75 à son apogée au début du XXème siècle. “Voir un train ne plus s’arrêter dans votre ville favorise aussi le sentiment d’abandon”, analyse-t-elle.

Dans un département qui s’étale sur près de 6 800 km2, où 67 % des terres sont destinées à un usage agricole, la voiture apparaît alors comme la seule alternative. En 2020, 82,5 % des habitants de l’Indre la plébiscitent pour aller au travail, contre 77 % en 2009. Tandis que le RN s’est placé en défenseur du “tout voiture”, promettant d’abaisser le taux de TVA de 20 % à 5,5 % sur le prix à la pompe, “les pouvoirs publics placent les automobilistes dans des injonctions contradictoires, explique Luc Rouban, politologue au Cevipof. D’un côté, vous devez être mobiles pour votre travail, mais de l’autre, ils imposent des normes environnementales qui ne correspondent pas au quotidien de ces habitants.”

Sentiment d’insécurité

Et puis il y a cette série noire, qui a frappé Châteauroux entre avril et juin 2024 : quatre homicides en 40 jours. Bagarres, trafic de drogue, consommation d’alcool… Les motifs sont variés. La situation a inquiété les autorités, tout comme les habitants. “Cette série d’événements a fortement impacté l’opinion à Châteauroux, et dans l’ensemble du département”, reconnaît André Laignel.

“La médiatisation de la délinquance dans les campagnes a progressé, rappelle Claire Lemercier. Le RN en a fait son fonds de commerce.” La mort de Matisse, adolescent de 15 ans tué à l’arme blanche par un autre mineur fin avril à Châteauroux, a été particulièrement relayée. Dans une vidéo publiée sur X (ex-Twitter), Jordan Bardella en a fait “la nouvelle victime d’une politique migratoire insensée”.

Dans les territoires ruraux, l’insécurité grandit. C’est une petite musique qui monte depuis quelques années. “L’abandon de la police de proximité en est la cause”, grince le vice-président de l’AMF. Fin décembre 2023, près de 70 manifestants protestaient devant le commissariat de police de Châteauroux. Objectif de la mobilisation : demander le renfort de 25 personnels supplémentaires. Cela fait plusieurs années que le syndicat de police Alliance de l’Indre alerte sur la dégradation de la situation. Entre 2003 et 2019, les effectifs du commissariat ont diminué de moitié. Face à ce manque de moyens, la délinquance, elle, a augmenté de 14 % entre les cinq premiers mois de 2023 et de 2024 à Châteauroux.

“Ils ne méritent pas un guichet”

Vêtu d’un ensemble bleu et jaune, sillonnant villages et clochers, le facteur est lui l’unique visite quotidienne pour bon nombre d’habitants. Dans ces territoires ruraux, il conserve un rôle social. Les bureaux de La Poste, eux, font office de derniers lieux de rencontre et restent appréciés par une majorité de Français.

Mais l’Indre n’a pas échappé aux fermetures consécutives des antennes locales de La Poste. Entre 2016 et 2021, treize bureaux ont fermé. Sur le territoire, il n’en reste plus qu’une trentaine. “Un abandon symbolique et pratique, notamment pour ceux qui en ont le plus besoin (personnes âgées, non véhiculées)”, estime Claire Lemercier. Remplacement par des relais commerçants, par des locaux France services… “Les habitants des petits villages perçoivent qu’ils ne méritent même pas un guichet, précise-t-elle. A travers la fermeture de ces bureaux, ils ont le sentiment que la République s’éloigne d’eux.”

“L’Etat est en rupture avec les territoires, il n’a plus de relais physiques sur le terrain”, indique Luc Rouban. Car les bureaux de La Poste ne sont pas les seuls concernés par ces fermetures dans le Berry : il en est de même de tribunaux, de permanences de Pôle emploi ou des assurances-maladie, de centres des impôts… Autant d’espaces qui participaient – à petite échelle – à la création de liens sociaux. “Le taux de lieux de rencontre est très corrélé avec le vote RN, signale Claire Lemercier. Il est surtout prospère dans les communes où les habitants n’ont plus l’occasion de croiser.”

L’école rurale et les”oubliés de la République”

“L’absence de cohésion sociale se retrouve aussi dans la gestion de l’école, pas seulement de manière quantitative, mais aussi qualitative”, estime Luc Rouban. “Nous nous sentons comme des oubliés de la République” : dans une lettre adressée au ministère de l’Education nationale en février 2024, le maire de Niherne, petite commune de 1 525 âmes, alerte quant à la fermeture d’une nouvelle classe. Une première avait déjà eu lieu en 2021.

Malgré une baisse des effectifs, le maire tient à rappeler que “la politique strictement comptable, appliquée pour la carte scolaire, aboutit à sacrifier l’avenir pédagogique de notre école rurale.” A Niherne, le vote RN s’est envolé après la fermeture d’une classe, déjà, en 2014. Depuis, le parti d’extrême droite culmine en moyenne huit points au-dessus de l’échelle nationale. Au second tour de l’élection présidentielle en 2022, Marine Le Pen est arrivée en tête.

Ces trois dernières années, dix classes ont fermé dans l’Indre, auxquelles six supplémentaires viendront s’ajouter l’année prochaine. Et les commerces, à leur tour, désertent peu à peu les centres des petits villages. En cinq ans, treize boulangeries et autant de salons de coiffure ont disparu dans la région du Berry.