La France, une nation en colère : comment les émotions ont guidé le vote RN et NFP

La France, une nation en colère : comment les émotions ont guidé le vote RN et NFP

C’était il y a dix-sept ans. “Je suis une femme en colère”, avait tonné Ségolène Royal, candidate socialiste à la présidentielle. En 2007, le mot avait laissé un instant sans voix son adversaire, Nicolas Sarkozy. Dans le débat feutré de l’entre-deux-tours, l’expression de l’émotion, globalement absente de la communication politique d’alors, avait paru presque étrange, déroutante. Trois élections présidentielles plus tard, l’algarade de Ségolène Royal paraît bien dérisoire. Emergence des bonnets rouges, explosion des gilets jaunes, grogne des agriculteurs, déflagration du mouvement #MeToo et coups de sang politiques… Désormais, cette émotion est partout, tout le temps, omniprésente sur les écrans, fleurissant aux coins de nos rues.

Dans une étude intitulée “La France sous nos tweets”, Yann Algan, professeur d’économie à HEC, et Thomas Renault, maître de conférences à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, auscultent les passions qui nous traversent. De 2011 à 2024, les deux chercheurs ont passé au crible les messages écrits par 160 000 comptes sur le réseau social X (ex-Twitter). Leur objectif : déterminer les principales préoccupations des Français (en matière économique, sociétal ou politique) et examiner les émotions qui leur sont liées.

Colère et révolte

Au cours de la dernière décennie, les messages exprimant la colère ont progressé d’environ 66 %, avant que cette dernière n’éclate à gros bouillon au moment des gilets jaunes. Depuis cette poussée de fièvre, elle n’est que peu redescendue, augmentant à nouveau en 2022, et s’accompagnant d’une hausse des messages liés à la révolte (6 à 12 %). Sur l’ensemble des préoccupations des Français, 35 % des messages traduisent ce sentiment, secondés par l’inquiétude ou la peur (14 %) et la révolte (12 %). Les émotions positives sont les grandes perdantes de la période. La confiance, le bonheur, l’enthousiasme ou encore l’espoir ne représentent même pas 10 % des tweets envoyés par les Français.

Pour parvenir à cette conclusion, les auteurs ont construit une base originale de 784 300 messages, émis par des utilisateurs de comptes X géolocalisés. Pour déterminer l’appartenance politique de chacun, l’étude utilise 40 mots-clés qui reviennent le plus souvent dans les plateformes politiques des trois blocs de ces élections (Nouveau Front populaire, Ensemble-Renaissance, Rassemblement national), et observe les personnalités politiques suivies par chaque utilisateur. Aidés de l’intelligence artificielle, “nous avons analysé entre 5 000 et 10 000 messages de chaque utilisateur, en prenant bien garde à enlever les éventuels robots”, explique Yann Algan. La plateforme X est devenue selon lui un “lieu privilégié” pour “prendre le pouls de l’électeur émotionnel”. “En passant par X, nous avons pu mesurer les sentiments de la société française sur une multitude de sujets – transports, éducation, école… Les enquêtes traditionnelles ne peuvent pas avoir la même richesse, poursuit l’économiste. Notre étude est beaucoup plus proche des résultats électoraux.”

Une colère différente

La colère représente près d’un tiers des conversations (autour de 30 %) des électeurs des partis traditionnels (gauche, centre, droite), augmentant chez les personnes proches de la gauche radicale (34 %). Elle explose chez les individus associés à l’extrême droite, où les sentiments liés à la colère représentent près d’une conversation sur deux. A l’inverse des électeurs du centre – les seuls à être moins traversés par la colère -, ceux portés vers les extrêmes ont un niveau de satisfaction dans la vie “beaucoup plus faible”, ce qui les entraîne vers des sentiments négatifs. “Notamment le ressentiment, pointe Yann Algan. Ces deux groupes estiment que le gouvernement et les institutions n’ont pas été capables de les protéger contre les excès du capitalisme, ce qui explique que leurs messages évoquent beaucoup le chômage ou les questions de pouvoir d’achat.”

Ces quinze dernières années, deux thèmes concentrent la fureur française : d’abord, les sujets liés à la fiscalité et aux taxes (60 %), ensuite, ceux liés à l’immigration (55 %). Un léger changement a cependant eu lieu depuis 2018 : ce sont désormais les questions relatives à la délinquance (60 %) qui suscitent particulièrement la colère, ensuite le sujet des taxes (59 %) et de l’immigration (58 %). “Quand on parle de ressentiment chez les Français, on ne parle toutefois pas de la même colère, prévient Yann Algan. Là où les électeurs de la gauche radicale vont vous parler du salaire minimum, de réduction des inégalités, ceux du RN vont citer les impôts ou les taxes.”

Une “France qui souffre”

Les Français abonnés aux comptes des dirigeants du parti d’extrême droite sont beaucoup ainsi plus prompts à se plaindre des taxes mais aussi de la délinquance (70 %), de problèmes de logement (43 % contre 32 %), ou encore de l’Europe (48 % contre 32 %). Des préoccupations, observent Yann Algan et Thomas Renault, “très proches du mouvement des gilets jaunes”, dont le RN s’est saisi, notamment sur la question du pouvoir d’achat. “Marine Le Pen a su vite, ces dernières années, se départir de son positionnement initial de parti protestataire pour tenter d’incarner la ‘France qui souffre'”, observe Mathias Bernard, professeur des universités en histoire contemporaine et spécialiste de l’histoire politique de la France.

L’étude dessine une “géographie de la colère” qui se retrouve dans les urnes. A partir de 2018, elle explose dans le Sud-Est (les Alpes-Maritimes, le Var), et dans les Hauts-de-France (Pas-de-Calais, Aisne), bastions traditionnels du parti d’extrême droite. Mais elle progresse également en Bretagne, terre traditionnellement à gauche, dans laquelle la percée du Rassemblement national a été l’une des surprises des élections européennes. En Auvergne (Haute-Loire, Cantal), ou encore dans le Sud-Ouest (les Landes), la part du mécontentement dans les conversations (entre 35 % et 45 %) tutoie les mêmes ordres de grandeur que le score du parti à ces élections. “Beaucoup de zones où le vote RN progresse correspondent au tertiaire industriel. Des emplois d’aide-soignants, de chauffeurs routiers, des emplois dans la logistique, où l’individu est souvent isolé, en proie à la solitude… Ce qui entraîne la défiance face à autrui.”

Les émotions, moteur du choix politique

La prise en compte de ces émotions et leur répartition dans les trois blocs dominant aux législatives (NFP, Ensemble et RN) est ainsi capitale pour comprendre la polarisation des électeurs. En se référant à un modèle anglo-saxon de psychologie politique, Affective intelligence, les chercheurs ont attribué plusieurs caractéristiques à chacun d’entre eux. D’un côté, l’inquiétude ou la peur, qui entraîne une augmentation de la perception du risque. L’émotion, majoritaire pendant l’épidémie de Covid, avait poussé les Français à scrupuleusement respecter les règles du confinement. Cette dernière pousse à être plus conservateur – et donc à préférer le statu quo – et se retrouve avant tout dans les messages des sympathisants d’Ensemble. La colère incite, elle, à renverser l’ordre établi et à opter pour des candidats plus radicaux. Il s’agit de la logique du “plus rien à perdre”, de la table rase. “Les deux blocs de la gauche radicale et du RN parviennent à capter émotionnellement leur électorat, note Stewart Chau, directeur d’études chez Verian et auteur de L’Opinion des émotions (Fondation Jean-Jaurès/Ed. de l’Aube). Ils utilisent une rhétorique de rupture là où le parti présidentiel est dans la continuité.” Algan et Renault décrivent des Français atomisés, bien plus mus par une logique individuelle que par des idéologies. Les combats de classe – bien que toujours présents à gauche – ont été remplacés par des “communautés d’émotions”. “Quand on demande aux Français ce qui motive leurs choix politiques, ils parlent de leur quotidien, et ensuite de leurs émotions. C’est un facteur capital dans leurs orientations”, reprend Stewart Chau.

Ces dernières deviennent le moteur de l’engagement politique, mais aussi une manière d’appréhender le monde. Chez les personnes dominées par la colère, des études récentes démontrent qu’elle empêche le cerveau “d’enregistrer des informations nouvelles et contraires à ses croyances”. Quand l’électeur angoissé cherche à tout prix des éléments pour calmer ses peurs, celui noyé par la fureur ne parvient plus à s’informer – ou, en tout cas, ne parvient plus à intégrer des données qui vont à l’encontre de ses certitudes. “Les personnes en colère n’entendent plus la moindre information contradictoire”, reprend Yann Algan. Le climatosceptisme ou encore le mouvement antivaccin en sont un exemple. “Attention, toutefois, à ne pas utiliser les émotions comme seules explications du vote. La dimension idéologique reste très importante : le vote Macron reste en partie un vote libéral ou le vote RN un vote nationaliste”, nuance Mathias Bernard. Leur prise en compte permet néanmoins d’éclairer davantage les dynamiques électorales actuelles. “Il est désormais crucial de prendre en compte les émotions en politique. Elles ne sont plus seulement des affects subjectifs, mais un fait social total”, conclut Yann Algan.