La longue histoire du champagne rosé (et comment les distinguer)

La longue histoire du champagne rosé (et comment les distinguer)

Malgré le formidable élan de l’agriculture biologique, la filière vin souffre. Six millions d’hectolitres sont partis en distillation l’année dernière et une centaine de milliers d’hectares vont être arrachés, soit près de 15 % de la surface totale. La faute au désamour qui frappe le sang de la vigne en France : moins 70 % en soixante ans – les rouges étant plus à la peine que les autres. Pour conjurer l’inexorable tendance, les initiatives se multiplient. Comme, pour recouvrer la faveur des palais féminins et des milléniaux ou encore casser les codes de la consommation. Le champagne non plus ne fait pas exception avec la vogue du champagne rosé. De quoi redonner des couleurs à notre viticulture ? Notre guide.

Le champagne prend des couleurs, celles d’un camaïeu rose que les amateurs de bulles apprécient de plus en plus. Et cet engouement ne date pas de la récente vague de vins pâles de Provence qui submerge les linéaires et les agapes estivales. “La progression des ventes est régulière depuis une vingtaine d’années, pour atteindre 10 % des volumes en 2022”, précise Jean-Christophe Delavenne, vice-président du Syndicat général des vignerons de la Champagne. Les Etats-Unis se sont montrés les plus friands en la matière, avec 5,9 millions de bouteilles, détrônant pour la première fois la Grande-Bretagne (3,6 millions) comme premier marché des expéditions de bulles roses. Au total, l’année dernière, une vingtaine de millions de flacons colorés se sont écoulés à l’exportation. Auxquels il faut ajouter bien sûr les achats en France, estimés autour de 15 millions – à la différence des livraisons dans le monde, le marché tricolore ne dispose pas de statistiques détaillées. Des volumes à rapporter au petit million de bouteilles de cette catégorie qui trouvait palais à son goût à la fin des années 1980, mais aussi au total des ventes de champagne de l’année 2022 : 325,5 millions de bouteilles, un record historique, tant en volumes qu’en valeur (6,25 milliards d’euros).

L’histoire du champagne à la couleur chair n’a pas commencé au début de ce siècle. Durant celui des Lumières, l’abbé Pluche écrit : “Les Champenois sont experts à bien faire le vin, effervescent ou non, [qu’] ils sont capables de rendre à volonté couleur de cerise, œil-de-perdrix, de la dernière blancheur ou parfaitement rouge.” En 1764, première trace de leur commerce, un extrait du livre de comptes de la maison Ruinart, à Reims, recense “un panier de 120 bouteilles, dont 60 œils-de-perdrix mousseux 1762” adressé à M. le baron de Welzel, grand échanson de SAS le duc de Mecklembourg-Strelitz (Allemagne).

La recherche d’une alchimie

Reste que si ces flacons partageaient la couleur de nos champagnes contemporains, ils n’en avaient assurément pas le goût. “A l’époque, les cépages ainsi que les méthodes de production étaient différents”, indique Frédéric Panaïotis, chef de cave de Ruinart. Nul chardonnay ne peuplait les rangs de vignes, dans lesquels pinot noir et meunier cohabitaient avec des variétés quasi disparues – arbane, fromenteau, petit meslier… Ce Ruinart œil-de-perdrix se produisait probablement par macération. Celle-ci donne sa couleur au jus lors d’une courte infusion de la peau des raisins noirs, de 24 à 72 heures selon la teinte et le style du vin recherché. Les anthocyanes contenues dans la pellicule des grains imprègnent ainsi le moût. Plus cette macération se prolonge, plus les champagnes rosés seront marqués en couleur et charpentés en arômes.

Au début du XIXe siècle, toutefois, “la principale méthode d’élaboration du champagne rosé consiste à colorer le vin avec des baies de sureau”, précise Isabelle Pierre, responsable patrimoine des maisons champenoises du groupe Moët Hennessy, qui dénicha le fameux registre Ruinart. Un procédé qui ne satisfait pas la grande dame de la Champagne, Barbe-Nicole Ponsardin, plus connue comme Mme Clicquot. Veuve à 27 ans, en 1805, elle prend les rênes de la maison familiale avec assurance. Fidèle à sa devise “Une seule qualité, la toute première !”, l’entreprenante jeune femme entend élaborer des vins différents des autres. “Non seulement par leur couleur, mais aussi par leur saveur”, explique Isabelle Pierre.

La Veuve Clicquot est l’inventrice du champagne rosé produit par le mélange de jus blanc et de vin rouge.

Intrépide et visionnaire, elle se glisse au cellier, à l’heure où les ouvriers prennent leurs repas, pour réaliser des expériences en cachette. Elle invente ainsi, en 1818, le rosé d’assemblage. Cette méthode, dite traditionnelle, consiste à ajouter au jus blanc, avant la prise de mousse, une faible proportion de pinot noir vinifié en rouge (de 5 à 20 %). Aux vignerons bourguignons qui la livrent, la Veuve Clicquot réclame “un vin fort en couleur, mais qui ne sente pas trop le bourgogne” ! Insatisfaite des résultats, elle décide d’utiliser les ressources du vignoble local : “Il existe en Champagne un coteau qu’on appelle Bouzy qui a fourni dans tous les temps des vins rouges non mousseux d’une excellente qualité et d’un goût très délicat”, observe-t-elle.

La région rémoise, la seule autorisée à mélanger du vin blanc et du vin rouge

Le rosé d’assemblage demeure l’apanage de la maison rémoise jusqu’au milieu du XIXe siècle, puis de nombreuses autres l’imitèrent. De nos jours, plus de 90 % des champagnes rosés sont produits selon cette méthode, qui constitue une exception dans l’Union européenne : la région reste la seule autorisée à mélanger du vin blanc et du vin rouge. L’originalité va donc consister, plus tard, à revenir à la macération : le rosé de saignée. C’est ce qu’entreprend le génial Bernard de Nonancourt, autre immense figure de la Champagne, président de Laurent-Perrier durant plus de soixante ans, en jetant un pavé dans la mare de la France de 1968 : sa Cuvée Rosé se révèle une réussite, technique et commerciale, jamais démentie. Il donne alors ses lettres de noblesse à cette catégorie de champagne, qui en manquait. Jusque-là, le vin des sacres rosé était assez rare, cher et, surtout, millésimé pour échapper à la mauvaise réputation de ses quilles “sans année” depuis la Belle Epoque. Celles-ci coulaient alors à flots dans les lupanars et les cabarets parisiens, où la Goulue, pétillante reine du french cancan, s’en régalait avec des écrevisses à la nage. Un vrai vin “couleur chair” !

Cette mauvaise image était telle que Lily Bollinger, l’élégante veuve qui dirigea l’iconique maison d’Aÿ après la Seconde Guerre mondiale, s’opposait à la production d’un champagne de couleur, “trop frivole” à son goût. Elle se laissa cependant convaincre, dans les années 1960, par l’élaboration de la Grande Année Rosé, fruit de la rencontre entre un champagne millésimé et un vin rouge issu d’une parcelle unique, la célèbre Côte aux Enfants. Quant au Bollinger Rosé “sans année”, lui ne vit le jour qu’en 2008… De même, presque un siècle (!) sépare la création de l’emblématique Cristal de Roederer de celle de sa version rosé, en 1974.

Aujourd’hui, toutes les maisons et tous les vignerons de la Champagne proposent des rosés. Au fil des ans, les lancements d’autres flacons de prestige se sont succédé : outre ceux déjà cités, Dom Pérignon (1959), Dom Ruinart (1964), Comtes de Champagne de Taittinger (1974), Belle Epoque de Perrier-Jouët (1975), Alexandra de Laurent-Perrier (1982), Krug (1983), Louise de Pommery (1984) comptent parmi les plus grands effervescents du monde. Sans oublier bien sûr la Grande Dame de Veuve Clicquot (1995). Un hommage bien mérité.

Six nuances de rose

Il existe différentes teintes de rosés qui constituent de précieux indicateurs de la méthode d’élaboration de ce breuvage et de ses accords.

Rose pâle : cette couleur subtile résulte d’un pressurage direct ou d’un assemblage de chardonnay et d’une faible proportion de vin rouge. Apéritif et poissons crus.

Saumon : plus soutenue, cette teinte traduit un plus grand pourcentage de vin rouge dans l’assemblage. Avec un dessert acidulé, comme une tarte à la rhubarbe.

Orangé : les deux méthodes d’élaboration peuvent entraîner ces chaleureux reflets cuivrés. Sa fine vinosité l’emmène sur les viandes blanches grillées (veau, volailles).

Fraise : fruit d’une courte macération ou de l’ajout d’une part substantielle de vin rouge, il développe un palais plutôt rond et structuré. Fromages à pâte molle ou pressé.

Framboise : cette robe marquée découle d’une saignée. Equilibre subtil entre fraîcheur, gourmandise et vinosité. Crustacés, cuisine du Sud, voire asiatique.

Cerise : sa teinte prononcée, issue d’une macération assez longue, donne un avant-goût de l’intensité de ses arômes. Une côte de bœuf ne lui fera pas peur.