La lutte contre l’antisémitisme, une toujours ardente obligation

La lutte contre l’antisémitisme, une toujours ardente obligation

Le 6 mai 2024, à l’initiative de la ministre pour l’Egalité hommes-femmes et la lutte contre les discriminations ont été organisées des Assises de lutte contre l’antisémitisme. Sur un sujet aussi grave que complexe à analyser et aussi difficile à combattre, nous devions prendre le temps plus long de la réflexion et d’une consultation élargie afin de rendre un rapport pour 2025, capable de clarifier le diagnostic et d’innover dans les remèdes. La dissolution de l’Assemblée nationale et la situation de réserve qu’impose une période préélectorale conduisent à suspendre le processus alors engagé. Ne voulant pas nous résoudre à passer et penser à autre chose, nous avons rédigé cette tribune que nous avons voulue équilibrée mais sans concession à ce qui nous paraît être de l’ordre de la vérité des faits. Dans un contexte de bouleversement des équilibres politiques, l’affichage d’un projet de lutte contre l’antisémitisme apparaît pourtant plus que jamais nécessaire. Il devrait même constituer un axe transversal revendiqué par toutes les sensibilités politiques et convictionnelles.

Lutter contre l’antisémitisme suppose d’abord de s’accorder sur un constat. Loin d’être résiduelles, les manifestations d’hostilité antijuive ont véritablement explosé depuis les massacres du 7 octobre. Cette hausse exponentielle s’inscrit aussi dans un processus de moyenne durée. Depuis plus de deux décennies se sont multipliés discours et slogans hostiles ainsi que des actes de violence de différente nature : profanation de tombes, agressions physiques et homicides de 11 personnes (dont 3 enfants) “simplement” parce que juives, sur fond de montée de l’islamisme radical. Le nombre de tels actes, en valeur absolue et plus encore en proportion au poids démographique de la population concernée, n’a pas d’équivalent s’agissant d’autres minorités. Des travaux irréprochables sur un plan scientifique livrent des éléments d’analyse que l’on ne saurait ignorer, qu’il s’agisse des enquêtes conduites par la CNCDH ou de la récente radiographie de l’antisémitisme (AJC, Fondapol et Ifop).

La permanence d’accusations très anciennes

Ainsi, force est de constater que si les préjugés ont diminué à l’échelle de plusieurs décennies, entre 25 à 30 % de la population continue de penser que les Juifs ont un rapport privilégié à la richesse ou au pouvoir. Ces préjugés sont en progression et surreprésentés dans certaines catégories de la population. L’enquête montre une adhésion importante aux représentations antisémites, en augmentation depuis 2022, à la fois auprès de la jeunesse et au sein de la population musulmane. Perception, précisons-le qui ne conduit pas un soutien à des actions violentes dans les mêmes proportions. Sous un angle politique, l’enquête de la CNCDH révèle la présence d’un antisémitisme plus développé aux deux extrêmes de l’échiquier politique, dans des proportions plus importantes à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche. Ajoutons que ces précieuses enquêtes délivrent aussi des informations quant à la corrélation entre un faible niveau d’éducation et l’antisémitisme ou le racisme, suggérant, s’il en était besoin, que la lutte contre les hostilités identitaires relève aussi d’enjeux de politique générale.

L’urgence d’un plan visant à combattre efficacement l’antisémitisme est d’autant plus indispensable que ses manifestations révèlent la permanence d’accusations très anciennes : préjugé associant les Juifs à la richesse à l’origine de la séquestration et du meurtre d’Ilan Halimi en 2006 et d’autres affaires obéissant à la même logique, moins médiatisées ; mythe du complot juif diffusé ad nauseam sur les réseaux sociaux, et affiché dans certains slogans des manifestations “Jour de colère” en 2014 ou du slogan “Qui” porté par des manifestants anti passe sanitaire ; négation ou minimisation de la Shoah ; essentialisation de la population juive particulièrement manifeste lorsque les Juifs de France sont tenus comptables ou responsables des événements du Moyen-Orient. Attaques dirigées contre l’État d’Israël en tant que tel et non pour critiquer légitimement la politique d’un gouvernement en place.

La prégnance et l’ancienneté des préjugés antijuifs -l’antisémitisme est la plus ancienne des formes de racisme- ne doivent pas conduire à se résigner à sa présence néfaste, mais à imaginer de nouvelles méthodes de lutte. À condition, au préalable de s’accorder sur quelques principes :

Le premier découle de la définition de l’antisémitisme soit “un ensemble d’idées et de pratiques fondées sur l’essentialisation des populations juives (ou considérées comme telles) selon une conception partiellement ou entièrement négative. L’antisémitisme est donc une forme de racisme dont les contenus sont spécifiques”.

La lutte contre l’antisémitisme suppose à la fois d’en identifier les spécificités tout en admettant qu’elle ne saurait être conduite indépendamment d’un combat contre toutes les formes de racisme. Cette démarche est d’ailleurs celle qui a été empruntée par les grandes associations antiracistes dites “universalistes”.

Ainsi, l’universalisme républicain doit être au centre de la stratégie qu’il convient de bâtir. Depuis deux décennies, les communautarismes ont favorisé les phénomènes de concurrence des mémoires et des victimes, contribuant à l’émergence de nouvelles manifestations de racisme et d’antisémitisme.

La nécessité d’une politique publique plus ambitieuse

La lutte contre l’antisémitisme suppose que les différents acteurs de la vie publique (religieux, politiques, sociaux) fassent les comptes avec leurs propres responsabilités au passé comme au présent. Rappelons que l’Église catholique avec le concile Vatican II et les déclarations des évêques de France a accompli, à cet égard, un chemin exemplaire. Un travail analogue, méthodique et historiquement contextualisé sur la présence d’une inimitié à l’égard des Juifs dans les sources islamiques reste à faire et assumer par les autorités religieuses musulmanes. L’histoire politique, sous cet angle, révèle un parcours différent selon les familles politiques. À gauche, à la fin du XIXe siècle, l’Affaire Dreyfus avait représenté un moment important de clarification contre un antisémitisme dit “social”. Force est de constater sa permanence ou son retour, en ce début de XXIe siècle, dans certains secteurs de la gauche et surtout de l’extrême gauche à la faveur du conflit israélo-palestinien et sous les habits de l’antisionisme. Quant à l’extrême droite, l’antisémitisme y est toujours présent et assumé chez certains groupes radicaux. Le Rassemblement national se présente aujourd’hui comme le meilleur défenseur des Juifs de France, mais force est de constater que le RN n’a jamais fait les comptes clairement avec son histoire, au-delà de la question personnelle de l’exclusion de Jean-Marie Le Pen du parti. Un hypernationalisme, par définition, est porteur d’un risque d’intolérance face aux minorités.

La lutte contre l’antisémitisme suppose enfin que les pouvoirs publics s’en donnent les moyens. Jusqu’ici, les missions d’éducation ont largement été déléguées à des associations et des institutions mémorielles, dont le travail, souvent remarquable, ne suffit pas à répondre comme il conviendrait à l’urgence de la situation. À défaut d’Assises, il importe que les intellectuels et les politiques admettent la gravité de la situation et s’accordent sur la nécessité d’une politique publique plus ambitieuse.

* Philippe Gaudin, Philosophe, Directeur de l’IREL Institut d’étude des Religions et de la Laïcité (IREL) au sein de l’EPHE et Marie-Anne Matard-Bonucci, Historienne, Responsable du CERA (Centre d’Enseignement et de recherche contre la racisme et l’antisémitisme) au sein de l’IFG-Lab, Paris 8.