Lahouari Addi : “Sur l’Algérie, le RN agite beaucoup de fantômes mais…”

Lahouari Addi : “Sur l’Algérie, le RN agite beaucoup de fantômes mais…”

La politique d’immigration de la France va-t-elle être totalement chamboulée après le 7 juillet ? C’est en tout cas la promesse de Jordan Bardella, le chef de file du Rassemblement national aux élections législatives et potentiel Premier ministre, qui a promis une nouvelle loi “d’urgence” dans ce secteur dès cette année. Ses propositions : suppression du droit du sol, durcissement des critères du regroupement familial, délit de séjour irrégulier avec une amende et transformation de l’Aide médicale d’Etat pour les étrangers en situation irrégulière en “aide d’urgence vitale”, interdiction des “emplois stratégiques” aux binationaux…

Des réformes qui inquiètent plus particulièrement les 887 000 ressortissants algériens qui vivent en France, selon les chiffres de l’Insee en 2021. Après l’ex-Premier ministre Edouard Philippe, qui avait exprimé dans les colonnes de L’Express sa volonté de remettre à plat l’accord franco-algérien de 1968, c’est au tour de Sébastien Chenu, porte-parole du RN, de vouloir l'”abroger”.

Ce texte, qui organise l’entrée, le séjour et l’emploi des Algériens en France selon des règles dérogatoires plus favorables au droit commun, fait figure de symbole pour le RN. Pour Lahouari Addi*, professeur émérite à Sciences Po Lyon et chercheur au laboratoire Triangle, spécialiste de l’Algérie, le parti d’extrême droite “agite des fantômes” sur les questions d’immigration et souffle sur les braises de questions mémorielles toujours non résolues. Entretien.

En Algérie, la population craint-elle l’arrivée du Rassemblement national au pouvoir en France ?

Lahouari Addi Oui, car il y aurait probablement une politique plus restrictive de visas. Il y a des milliers d’Algériens qui sont établis légalement en France. Les membres de leurs familles en Algérie leur rendent visite au moins une fois tous les deux ou trois ans. Ce sont ces visites qui seraient menacées par une arrivée au pouvoir du RN. La deuxième inquiétude concernerait l’expulsion massive des Algériens clandestins qui sont sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français [OQTF]. En outre, la population garde aussi en mémoire la guerre de libération. Ils savent que le Front national, le parti fondé par Jean-Marie Le Pen, était partisan de l’Algérie française. Pour des raisons historiques, il y a donc un rejet du Rassemblement national. Cela s’est vu à travers les résultats des élections européennes chez les Franco-Algériens qui votent dans les consulats en Algérie.

Le gouvernement algérien, lui, n’a pas officiellement réagi sur cette possible arrivée du RN au pouvoir alors que son porte-parole, Sébastien Chenu, a confirmé que son gouvernement comptait abroger l’accord de 1968…

Il y a la position officielle : la France est un pays souverain. Les Français votent pour qui ils veulent. Mais le gouvernement d’Abdelmadjid Tebboune n’est pas inquiet de l’arrivée du Rassemblement national. Les rapports entre gouvernements algérien et français n’ont jamais été bons, donc cela ne sera pas une nouveauté.

Cependant, je pense que le RN aura bien du mal à changer radicalement la politique de la France vis-à-vis de l’Algérie. Alger a des atouts en main -le pétrole ou le gaz- et la France compte aussi de nombreuses entreprises sur place. Le RN agite beaucoup de fantômes mais y réfléchirait à deux fois.

Le gouvernement algérien va-t-il privilégier une forme de Realpolitik ?

Oui, le régime n’est plus dans l’idéologie, comme dans les années 1960-1970. Que ce soit le Rassemblement national ou l’extrême gauche, il n’en a cure. Il ne verra pas le RN comme un parti d’extrême droite. Il le verra comme un gouvernement avec qui il aura des relations d’Etat à Etat, dans le cadre de leurs intérêts mutuels. Il n’y aura pas de discours hostile, de rupture des relations diplomatiques pour des raisons idéologiques. Preuve en est : le président Tebboune a été reçu récemment en grande pompe par la Première ministre italienne, Giorgia Meloni, qui est d’extrême droite.

Aujourd’hui, le gouvernement algérien est transactionnel, dans le donnant-donnant. En revanche, un gouvernement du RN pourrait -et c’est la crainte de certains Algériens qui ont participé à l’Hirak [NDLR : le mouvement en 2019 contre le président Abdelaziz Bouteflika]- par exemple accéder à la demande d’Alger d’expulser certains opposants se trouvant en France et que le régime algérien a tenté de faire taire brutalement. Mais là encore, le RN pourrait se heurter à la réalité car ces Algériens sont protégés par le droit d’asile dans le cadre de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides [Ofpra].

Dans la presse, on note que de nombreux Français d’origine algérienne font déjà une demande de passeport algérien. Peut-on craindre un flux de départs de France en cas d’arrivée du RN au pouvoir ?

Non je n’y crois pas. Qu’on le veuille ou non, la France a des garde-fous. Pour démanteler une partie de l’Etat de droit, il faudrait au moins cinq à dix ans. Et encore, il faudra compter avec la société civile qui est assez forte en France. Par ailleurs, les Franco-Algériens n’iront pas en Algérie où la situation économique et sociale est extrêmement mauvaise. Le chômage des jeunes est très élevé. Il est au-delà de 20 %. Le niveau de vie est très bas. Le pouvoir d’achat est très faible. La bureaucratie décourage toute initiative d’investissement privé. Le smic algérien est de l’ordre de 40 euros. L’Algérie ne va attirer personne. Du moins pour le moment.

Si le Rassemblement national s’établit à plus long terme en France, la réalité pourrait évoluer car les quartiers populaires, où les Franco-Maghrébins sont nombreux, sortiront de l’abstention et deviendront des forces de frappe électorales. Ils seront alors courtisés même par le RN.

Si le pouvoir n’a rien dit officiellement sur les élections législatives, faut-il y voir quand même l’ombre de l’Algérie lorsque la Grande mosquée de Paris appelle à faire barrage au Rassemblement national ?

Il y a l’influence des fidèles sur la direction de la Grande mosquée de Paris. On ne voit pas comment elle pourrait rester neutre dans ces élections quand on sait le discours antimusulman du Rassemblement national. L’Algérie contrôle de manière non officielle sa direction. Si celle-ci n’avait pas appelé à voter contre le RN, le gouvernement français aurait compris que le régime algérien voudrait que le Rassemblement national gagne les élections… Or il faut encore donner des gages à la majorité actuelle.

Les élites dirigeantes maghrébines ne sont pas sorties du paradigme colonial ou néocolonial. Peut-être qu’avec le RN, ces élites vont se réveiller.

Le premier quinquennat du président Macron a été marqué par la “crise des visas”. En 2021, Paris a restreint leur délivrance pour plusieurs pays, dont l’Algérie, pour un manque de coopération dans l’application des OQTF et dans la délivrance des laissez-passer consulaires. Les questions migratoires sont-elles perpétuellement un enjeu de chantage politique ?

La Tunisie, le Maroc et surtout l’Algérie ne veulent pas réellement coopérer dans la réception de leurs citoyens clandestins en France parce que ça impliquerait mécaniquement, chez eux, une augmentation du chômage. Même si, officiellement, ils disent qu’ils combattent l’émigration clandestine vers l’Europe, ils ont tout intérêt à ce qu’il y ait un maximum de jeunes qui partent.

Tous les pays du Maghreb ont clairement un double discours en la matière. Ça révèle l’incapacité des gouvernements algérien, marocain et tunisien à développer leurs pays respectifs. Ça révèle leur échec. Plus globalement, les élites dirigeantes maghrébines ne sont pas sorties du paradigme colonial ou néocolonial. Peut-être qu’avec le RN, ces élites vont se réveiller.

Le territoire du Sahara occidental, ex-colonie espagnole, est contrôlé en très grande partie par le Maroc mais revendiqué par les indépendantistes sahraouis du Front Polisario, soutenus par l’Algérie. L’Algérie a rompu en 2021 ses relations diplomatiques avec son grand rival régional, notamment à cause de ce dossier. Une arrivée du RN au pouvoir peut-elle avoir une influence ?

Il est très probable que le RN adopte une position en faveur du Maroc beaucoup plus forte que celle des gouvernements successifs français. Qu’ils soient de droite ou de gauche, ces derniers ont toujours été pour la marocanité du Sahara sans l’assumer publiquement. Jusqu’ici, pour ne pas trop gêner leurs relations avec l’Algérie, les gouvernements ne le criaient pas trop fort. Il est possible qu’un ministre d’un gouvernement RN dise clairement que la France reconnaît la marocanité du Sahara occidental. Sur cette question, les régimes post-indépendance au Maroc et en Algérie ont échoué puisque, depuis qu’ils ont accédé à l’indépendance, ils sont en conflit et demeurent dans une posture de néocolonisés.

Les questions migratoires sont également indissociables des enjeux mémoriels entre la France et l’Algérie. En 2017, Emmanuel Macron parlait de la colonisation comme d’un “crime contre l’humanité”. En 2021, il suscite les foudres d’Alger lorsqu’il s’interroge sur l’existence d’une “nation algérienne” avant la colonisation française. Comment interprétez-vous ces changements de pied ?

Sur le quinquennat et demi, Emmanuel Macron n’a pas été cohérent. Il ne s’est pas placé dans une perspective historique pour établir des relations solides entre la France et l’Algérie. Et le gouvernement algérien joue avec cela. Il sait que la gauche comme la droite de l’arc républicain français nourrissent depuis longtemps un sentiment de culpabilité par rapport à la colonisation. Un exemple : dans les années 1980, le président François Mitterrand avait accepté de payer le gaz algérien à un prix supérieur à celui du marché international en raison de l’histoire commune des deux pays. Tout cela pourrait évoluer avec le Rassemblement national qui est le parti qui n’a pas ce sentiment de culpabilité.

Pourtant, Emmanuel Macron a tenté de réchauffer les relations avec Alger. L’Elysée a commandé un rapport à l’historien Benjamin Stora. Une commission d’historiens planche en ce moment sur le dossier mémoriel et une liste de biens à restituer par la France a été transmise par Alger. Tout ce travail risque-t-il de tomber à l’eau avec l’arrivée du RN ?

Il devait y avoir un rapport similaire du côté algérien à celui écrit par Benjamin Stora. Il n’a jamais vu le jour… Le régime algérien n’a donc pas une politique de la mémoire qui est cohérente. La mémoire est une variable d’ajustement dans les tractations avec la France. Beaucoup de questions restent en suspens et on maintient perpétuellement la pression sur la France. Avec le Rassemblement national, ce moyen de pression sera inefficace puisque le RN ne considère pas que la France a une dette morale envers l’Algérie.

Du côté français, on veut apurer cette question de la mémoire, non seulement parce qu’il faut parler à cette population qui vit sur le territoire français, mais aussi et surtout parce qu’il y a des arrière-pensées d’accès au marché algérien, sur fond de forte concurrence de la Chine. Les Chinois sont en train d’expulser, sur le plan économique, les entreprises françaises du marché algérien.

Avec l’éventualité de l’arrivée du RN au pouvoir, le scrutin présidentiel algérien, avancé au mois de septembre, la visite annoncée du président Tebboune à l’automne pourrait-elle être maintenue ?

Tous les observateurs ont du mal à comprendre pourquoi la présidentielle en Algérie a été avancée de trois mois alors que le mandat du président prend normalement fin en décembre… L’une des hypothèses qui circulaient le plus à Alger était que Abdelmadjid Tebboune ne voulait pas aller à Paris en candidat mais en président. Si cette hypothèse est vraie, et que Jordan Bardella est à Matignon, je ne vois pas comment le président algérien pourrait faire le déplacement à Paris. Même si la politique étrangère relève des prérogatives du chef de l’Etat en France, se faire photographier officiellement avec un Premier ministre d’extrême droite pour un président algérien qui est issu d’un mouvement de libération nationale coloniale ne passerait pas auprès d’une grande partie de l’opinion algérienne.

*La crise du discours religieux musulman. Le nécessaire passage de Platon à Kant, Presses universitaires de Louvain, 2022